Un modèle pour l’▶Europe ? (1974)b
◀Les▶ Gaulois n’avaient peur de rien sauf du tonnerre. ◀Les▶ Helvètes d’aujourd’hui ne sont pas moins courageux, ils ne craignent même plus ◀la▶ foudre — éventuelle source d’énergie — mais seulement ◀les▶ idées générales. Crainte salutaire, ajouterai-je aussitôt, puisqu’elle ◀les▶ a si bien gardés jusqu’à ce jour, des utopies de type jacobin, bolchéviste, anarchiste, fasciste ou nazi. Mais il ne faudrait pas que cette modestie ◀les▶ empêche d’assumer leur vocation.
Lorsqu’il m’est arrivé de soutenir quelques idées sur ◀le▶ rôle de ◀la▶ Suisse dans ◀le▶ monde, ou du moins à ◀l’▶échelle de ◀l’▶Europe, je me suis fait répondre en haut lieu comme dans nos journaux : « Restons modestes ! ◀La▶ Suisse est un petit pays qui doit savoir se tenir à sa place. En proposant de grandes idées pour ◀l’▶avenir du continent, elle n’aurait aucune chance d’être écoutée, ou bien se couvrirait de ridicule. » Je persiste à penser, au contraire, qu’il n’y a pas ◀la▶ moindre proportion de ◀la▶ justesse d’une idée à ◀la▶ taille de celui qui ◀l’▶énonce ; et que ◀l’▶importance ou ◀la▶ grandeur d’une vocation communautaire n’est pas fonction du territoire occupé par ◀le▶ groupe humain qui en est ◀le▶ porteur.
◀Les▶ Suisses sont ◀les▶ dépositaires d’une grande idée, dont je crains qu’ils ◀la▶ comprennent mal, toujours plus mal, après ◀l’▶avoir si bien pratiquée pendant des siècles. Cette idée est leur histoire même. Bien avant d’être leur « message » (au moins virtuel), elle a été ◀le▶ principe de leur union, ◀la▶ formule de leur identité, ◀la▶ condition de leurs libertés. S’unir entre groupes autonomes à seule fin d’assurer à tous une défense tout juste assez forte pour permettre à chacun de vivre à sa façon, mais non pour dominer sur ◀les▶ voisins : voilà ◀le▶ fédéralisme suisse, dans sa réalité vécue, du xiiie au xixe siècle.
Mais ◀le▶ mot n’est jamais prononcé avant le deuxième quart du xixe siècle. C’est à croire, dit un historien10, que ◀les▶ Suisses se gardent soigneusement d’en faire un concept, un système, c’est-à-dire une recette exportable. C’est ◀le▶ secret de leur réussite. Il faut donc ◀le▶ garder jalousement. Et il ne doit à aucun prix devenir un isme, transportable, imitable au-delà de leurs frontières.
Sagesse paysanne et toute païenne : n’avoue pas, ne dis pas ton bonheur, cela pourrait porter malheur ! Mais à trop bien cacher ◀le▶ secret d’un peuple, on expose ◀le▶ peuple à oublier ◀le▶ secret.
D’où ◀les▶ malentendus multipliés à l’endroit de ◀l’▶attitude fédéraliste, non seulement en Europe et dans ◀le▶ monde, mais en Suisse même. C’est ce que je voudrais marquer d’abord.
Nous commettons généralement en Suisse, à ◀l’▶école, dans ◀la▶ presse, au Parlement, et même au sein de notre exécutif fédéral, trois erreurs à tour ◀le▶ moins gênantes au sujet du fédéralisme.
Première erreur. Ramener ◀le▶ fédéralisme à une alliance entre États souverains, nos cantons ; et ramener du même coup ◀la▶ vie fédérale à ◀la▶ lutte pour « ◀l’▶indépendance » des cantons contre ◀les▶ « empiètements » du pouvoir fédéral. (Être fédéraliste, pour tel Vaudois fameux, se réduisait à être « contre Berne ».)
Rien n’est moins fidèle à ◀l’▶esprit et à ◀la▶ genèse historique des institutions dont ◀la▶ Suisse est issue. Il est faux de répéter, comme ◀les▶ manuels de mon enfance, que ◀la▶ Confédération a été fondée par « ◀les▶ trois cantons primitifs », tandis que dix-neuf autres « cantons », au cours des siècles, seraient « entrés » successivement dans ◀le▶ pacte de 1291. De fait, personne n’est jamais « entré » dans ◀le▶ pacte et celui-ci n’a pas été conclu entre des « cantons », inexistants au xiiie siècle, mais entre trois communes (Gemeinden, Stätten, Orte, universitates dans ◀le▶ texte original) qui n’étaient nullement des États et ne se prétendaient nullement souveraines, mais voulaient rester autonomes, ce qui est tout à fait différent.
◀La▶ Suisse est née de ◀la▶ fédération tout empirique de communes forestières, de villes d’empire et de cités-États (comme Berne, Bâle, Zurich, Genève), de pays (comme Vaud, Argovie), de cités s’annexant des pays (comme Berne), de ligues régionales (comme ◀les▶ Grisons) et de principautés épiscopales ou monarchiques (comme ◀le▶ Valais, Bienne, Neuchâtel) sans compter ◀les▶ alliés de longue date et diversement intégrés, tels que Mulhouse et ◀la▶ Franche-Comté, ou encore ◀les▶ régions conquises (◀la▶ Léventine, ◀le▶ pays de Gex) — mélange mal descriptible en termes de politologie moderne de communes, de régions et de petits États, de démocraties directes et d’oligarchies, qui n’avaient guère en commun que ◀l’▶essentiel : ◀la▶ volonté de rester libres à leur manière — et seule ◀l’▶union confédérale ◀le▶ permettait. Il y a très loin de cette réalité merveilleusement complexe à ◀l’▶alignement schématique de vingt-cinq « cantons et demi-cantons souverains » en 1848. ◀La▶ formule créatrice de ◀la▶ Suisse a été : des communes à ◀la▶ fédération, et non pas : des États souverains à une alliance confédérale. (◀Le▶ terme de canton comme État souverain est relativement récent : inconnu avant ◀le▶ xiiie siècle et fortement contaminé au xixe par ◀le▶ concept d’État-nation.)
Pourtant, toute ◀la▶ complexité baroque de notre histoire fédérale se ramène en fin de compte à une loi des plus simples : ◀les▶ communautés de tous ordres qui ont peu à peu formé ◀la▶ fédération suisse ont été motivées par ◀la▶ double nécessité de protéger leur autonomie et de s’unir pour affronter des tâches excédant ◀les▶ forces de chacune d’elles isolément. Solution optimale de ces exigences contradictoires : distribuer ◀les▶ pouvoirs de décision aux différents niveaux de communautés (municipalité, région, fédération) correspondant aux dimensions des tâches à accomplir. (◀Les▶ chemins vicinaux à ◀la▶ commune, ◀les▶ routes au canton, ◀les▶ autoroutes à ◀la▶ Confédération…) Or c’est exactement cette solution qui serait susceptible de résoudre ◀les▶ principales difficultés de ◀la▶ société occidentale d’aujourd’hui. Mais avant de s’en faire ◀les▶ promoteurs, comme ils ◀le▶ peuvent et ◀le▶ doivent à mon avis, ◀les▶ Suisses feraient bien de ◀l’▶appliquer chez eux, et d’en finir avec cette espèce de blocage au niveau cantonal de ◀la▶ distribution fédéraliste des pouvoirs de décision. Blocage qui explique seul, sans ◀la▶ justifier, ◀la▶ plainte des politiciens et politologues qui annoncent régulièrement « ◀la▶ fin du fédéralisme » dès qu’une tâche nouvelle se voit attribuée, en vertu de ses dimensions, à ◀la▶ Confédération et non plus aux cantons — conformément au principe même du fédéralisme vivant !
Deuxième erreur. Mais s’il existe des tâches qui débordent ◀la▶ capacité communale et appellent ◀le▶ canton, puis dépassent ◀le▶ canton et appellent ◀la▶ Confédération, il en existe aussi, et de plus en plus, qui par leurs dimensions (économiques, financières, énergétiques, spatiales) dépassent ◀le▶ niveau de notre État national. ◀La▶ saine méthode fédéraliste veut alors que ces tâches soient attribuées à des communautés de niveau supérieur, continentales ◀le▶ plus souvent, parfois mondiale.
C’est ainsi que ◀le▶ CERN est né, parce que ◀les▶ dimensions de ◀la▶ tâche (conception, construction et financement du plus grand synchrocyclotron du monde) excédaient ◀les▶ capacités de chacun de nos États européens et demandaient ◀la▶ mise en commun de leurs ressources. Cet exemple mérite de demeurer classique, tant en vertu de ses motivations que de son succès.
◀Le▶ problème spécifique de ◀la▶ Suisse naît du fait qu’à ◀l’▶instar des nations qui ◀l’▶entourent, elle est de plus en plus tentée de se considérer comme un État fermé et limité par ses frontières, non seulement quant à ◀l’▶état civil de ses habitants, mais aussi quant à ◀l’▶économie, à ◀l’▶énergie, à ◀l’▶éducation et même à ◀l’▶écologie. Or, dans ◀la▶ mesure où ◀la▶ Suisse bloque à ses frontières ◀le▶ processus fédéraliste, c’est-à-dire ◀l’▶attribution des décisions aux communautés dont ◀la▶ taille correspond aux dimensions des tâches, elle se comporte à l’égard des pays voisins exactement comme un État-nation centralisé, et ne diffère des autres que par ses prétentions à représenter un « Sonderfall ». (Or son cas, justement, ne serait « exceptionnel » que si ◀la▶ Suisse se montrait insensible aux réflexes stato-nationalistes qui sont communs à ses voisins.) Pour tout dire en une phrase qui rappelle ◀la▶ thèse de Trotski contre Staline, ◀le▶ fédéralisme dans un seul pays est impraticable. Bloquer ◀le▶ processus fédéraliste aux frontières de notre État, c’est d’une part bloquer ◀la▶ vie même du fédéralisme à ◀l’▶intérieur, et d’autre part faire de notre pays, à l’égard de ses voisins, un État-nation centralisé comme ◀les▶ autres ; simplement plus petit.
◀Le▶ fédéralisme suisse, dans sa santé primitive — fondé sur ◀les▶ communes et non sur ◀les▶ cantons, sur des régions et non sur des États —, ne pourra devenir modèle européen que s’il accepte de ne pas arrêter son processus aux frontières nationales et va même jusqu’à revendiquer son extension à ◀l’▶échelle continentale.
Troisième erreur. Sur quoi ◀le▶ Suisse moyen se récrie : « Proposer notre fédéralisme à toute ◀l’▶Europe, en attendant ◀le▶ monde, ce serait de ◀l’▶orgueil, de ◀la▶ jactance, pire encore, de ◀la▶ vanité ! Soyons modestes ! » Nous nous trouvons ici devant une confusion morale, typiquement suisse, je ◀le▶ crains, au demeurant des plus respectables. Elle consiste à juger d’une situation politique ou économique en termes de morale courante, j’entends de modestie ou de vanité, de prudence bourgeoise ou d’orgueil. Or il s’agit ici de choisir une politique, il s’agit donc de rigueur : penser juste devient plus important que « bien penser ».
De ce qui précède, je déduirai maintenant deux séries de conséquences politiques.
A) Nous avons à réformer de toute urgence, en Suisse, nos conceptions prétendument fédéralistes. Et ceci d’une double manière. D’abord en renonçant à ◀la▶ fiction récente des cantons comme États souverains, seuls sujets juridiques de ◀la▶ fédération. Ensuite en renonçant à bloquer aux frontières de ◀la▶ Suisse de 1848 ◀le▶ processus fédéraliste fondamental, celui qui attribue ◀le▶ pouvoir de décision à ◀la▶ communauté dont ◀les▶ dimensions correspondent aux dimensions des tâches à entreprendre. Sur ces deux points, nous n’aurions à offrir à nos compatriotes européens d’autres leçons que celles de nos erreurs.
◀La▶ seule chance de durée de notre fédéralisme est dans son extension à toute ◀l’▶Europe — de proche en proche. (Et ◀l’▶on peut espérer que ◀le▶ reste du monde finira bien par ◀l’▶imiter.)
B) Nous avons à offrir et proposer à ◀l’▶ensemble des peuples de ◀l’▶Europe, non pas comme on ◀le▶ croit généralement ◀le▶ modèle 1848 d’une Confédération d’États « souverains »11 mais ◀le▶ modèle (beaucoup moins connu) d’un exécutif indépendant des États nationaux : notre Conseil fédéral.
Il est certain que ◀la▶ formule napoléonienne de ◀l’▶État-nation souverain, indivisible et centraliste, n’est plus adaptée au monde d’aujourd’hui et ◀le▶ sera moins encore au monde de demain. ◀Les▶ réalités économiques exigent d’une part des espaces beaucoup plus vastes que ceux de nos vingt-huit États européens12 et d’autre part des aménagements régionaux qui ne tiennent aucun compte des frontières politiques. Il en va de même pour ◀les▶ réalités écologiques : ◀la▶ pollution industrielle qui ◀les▶ met partout en danger ne connaît de frontières ni dans ◀les▶ airs, ni dans ◀les▶ mers, ni dans ◀les▶ fleuves. Toutes ◀les▶ réalités de ◀la▶ vie publique présentent aujourd’hui des aspects continentaux et régionaux qu’il est devenu pratiquement impossible de manipuler à ◀l’▶échelle nationale, et de faire coïncider, par décret, avec ◀les▶ territoires délimités par ◀les▶ cordons douaniers. Comment, dès lors, concevoir un exécutif européen qui ne s’appuie pas sur ◀le▶ relai stato-national, mais qui soit capable simultanément de gérer ◀les▶ intérêts communs à ◀l’▶échelle continentale et d’harmoniser ◀les▶ intérêts particuliers à ◀l’▶échelle des régions ?
◀La▶ solution ◀la▶ plus raisonnable et ◀la▶ plus rapidement réalisable paraît préfigurée par ces agences européennes d’un type nouveau que sont dans ◀le▶ domaine économique ◀la▶ CEE, et dans ◀le▶ domaine de ◀la▶ recherche scientifique ◀le▶ CERN. Des agences de formule comparable devront sans doute être créées, dans ◀les▶ années à venir, pour répondre aux besoins croissants de coordination continentale dans ◀les▶ domaines de ◀l’▶énergie, des transports, de ◀l’▶environnement, des universités, des ressources naturelles, de ◀la▶ monnaie, de ◀la▶ défense, et des relations de ◀l’▶Europe avec ◀les▶ autres continents. Ces agences s’occuperont des problèmes réels qui se manifestent au niveau des régions : elles pourront notamment mener à bien ◀les▶ recherches ◀les▶ plus coûteuses, que ◀les▶ régions ne sauraient entreprendre pour leur compte. Elles constitueront des banques de données accessibles à tous, à ◀l’▶inverse du système actuel des secrets d’État, qui met ◀la▶ science au service des gouvernements et des états-majors. Elles seront responsables non pas devant ◀les▶ États nationaux, mais devant un parlement élu par tout ◀le▶ peuple européen. Enfin, pour assurer ◀la▶ cohérence d’une politique européenne, ◀l’▶établissement des priorités qui ◀l’▶expriment et ◀la▶ juste répartition des ressources communes, ◀les▶ responsables des agences européennes se réuniront régulièrement en un conseil exécutif européen.
Cette idée d’un gouvernement européen n’est pas seulement, je ◀le▶ répète, ◀la▶ plus rationnelle que ◀l’▶on puisse imaginer aujourd’hui, mais aussi celle qui a ◀le▶ plus de chances de se réaliser au cours de ◀la▶ prochaine décennie : déjà, sur ◀la▶ dizaine des agences à prévoir, deux sont à ◀l’▶œuvre, et ◀la▶ nécessité d’en créer d’urgence deux autres — pour ◀l’▶énergie et ◀la▶ monnaie — est devenue sensible même aux stato-nationalistes ◀les▶ plus obtus, au cours de ◀l’▶an de crise qui s’écoule tandis que j’écris.
Or, on aura reconnu dans mon esquisse d’exécutif européen tous ◀les▶ traits caractéristiques de notre Conseil fédéral : indépendance par rapport aux États, responsabilité devant ◀les▶ seuls organes fédéraux, compétences sectorielles subordonnées à ◀la▶ compétence politique, qui s’exprime dans ◀la▶ collégialité.
Je demeure convaincu que ◀l’▶expérience suisse ne saurait offrir à ◀l’▶Europe rien de plus valable ni de mieux éprouvé que cet exemple unique au monde d’un exécutif collégial, conçu et ordonné dans ◀le▶ seul souci d’administrer ◀les▶ choses et non de gouverner ◀les▶ hommes.
Car ◀les▶ hommes doivent de plus en plus tendre à se gouverner eux-mêmes. C’est là ◀le▶ but dernier du progrès politique et sa mesure ◀la▶ moins trompeuse.