À propos de Théodore Strawinsky [préface] (1974)c
Quand les▶ gens ◀de▶ plume (ou mieux, ◀de▶ mots) parlent des gens ◀de▶ pinceau (ou mieux, ◀de▶ formes), il serait décent qu’au lieu d’en profiter pour jouer ◀les▶ critiques ◀d’▶art qu’ils ne sont pas, ils se contentent ◀de▶ dire en amateurs qu’ils devraient être — et quel beau titre : celui qui aime ! — ce qu’ils éprouvent devant une œuvre.
◀La▶ peinture ◀de▶ Théodore Strawinsky n’exige pas pour être vue et pour donner plaisir à voir ◀la▶ médiation, entre elle et ◀l’▶œil, ◀d’▶une théorie et ◀d’▶un jargon. Il n’est donc pas facile ◀d’▶en parler — et voilà qui est devenu plutôt rare aujourd’hui, où tant ◀d’▶artistes exposent des produits ou objets comportant si peu de peinture qu’il devient impérieux ◀de▶ suppléer à cette sécheresse par un surabondant arrosage verbal, et ◀de▶ tirer des significations ambitieusement métaphysiques ◀de▶ cette absence ◀de▶ signifié physique.
Croyez bien que je n’exagère pas : lors ◀d’▶une Biennale ◀de▶ Venise, on a donné ◀le▶ grand prix ◀de▶ peinture à ◀l’▶auteur ◀d’▶objets en métal et en verre qui n’utilise jamais ni pinceaux ni couleurs. Et cet abstrait se voit déjà dépassé par du concret des moins élaborés : cage à oiseau, volailles vivantes mais en cage, et dans une galerie allemande, un artiste s’est borné à s’exposer lui-même. Tout cela peut inquiéter ou amuser. Tout cela m’a souvent passionné. On peut tout faire, on doit tout faire pour peu que ◀l’▶on sache inventer, et qu’importe ◀le▶ genre choisi ou que ◀l’▶on crée. Je dis que Théodore Strawinsky, lui, fait ◀de▶ ◀la▶ peinture.
Ses huiles, pastels, portraits, dessins, fragments ou grandes œuvres murales sont des produits ◀de▶ ◀la▶ main maniant ◀le▶ pinceau, ◀la▶ craie, selon ◀les▶ exigences du rêve continu qui se déroule en toute vie ◀d’▶artiste et qui saisit au vol des surprises ◀de▶ lumière, compose des expressions ◀de▶ ◀la▶ nature, tout comme un écrivain fait des images ◀de▶ mots, où sons et sens deviennent inséparables… Cet art nous parle, et dans une langue du cœur avec laquelle vos propres émotions vont pouvoir dialoguer naturellement, sans avoir dû suivre d’abord ces cours du soir du snobisme intellectuel que sont devenues tant de revues et ◀de▶ feuilles imprimées dans ◀le▶ vent, pleines ◀d’▶allusions sinistres à ◀la▶ bombe H qui, paraît-il, ne permet plus ◀de▶ peindre un beau paysage ni ◀les▶ yeux à leur place dans un visage.
Depuis vingt ans au moins toute une critique propage ses gémissements sur ◀la▶ difficulté, que dis-je, sur ◀l’▶essentielle impossibilité ◀de▶ communiquer : et ◀l’▶on nous présente ◀l’▶informel comme ◀le▶ résultat ◀de▶ cette crise. Je réponds que ◀l’▶informel ne prouve rien, sinon ◀le▶ refus temporaire et polémique au moins autant que poétique, ◀de▶ recourir au langage que tout Occidental sensible peut comprendre, celui des paysages, signes du sentiment, et celui des visages, chiffres ◀de▶ ◀l’▶âme.
Paysages et visages n’existent à vrai dire que pour notre œil humain auquel ils n’apparaissent qu’en vertu d’une opération mal explicable, presque magique, si ◀l’▶on songe que ◀le▶ cosmos tout entier est fait ◀de▶ vide, ponctué ◀d’▶électrons infinitésimaux plus éloignés ◀les▶ uns des autres que ◀les▶ étoiles ne ◀le▶ sont ◀de▶ ◀la▶ terre, et que c’est sur ce vide sidéral, infini, cette vacuité fondamentale, universelle, que se dessinent, se colorent, se modèlent comme par miracle des formes lumineuses, des figures désirables, des paysages qui se composent, des visages qui nous regardent — apparences ou mirages aux yeux de ◀la▶ science, apparitions plutôt, aux yeux de ◀l’▶artiste pour peu que son regard accorde foi et que sa main ◀d’▶un geste donne un sens aux propositions ◀de▶ ◀la▶ nature.
Et c’est pourquoi, parmi ◀les▶ œuvres ◀de▶ Théodore Strawinsky, celles que je préfère sont par exemple une certaine toute petite nature morte aux trois cerises, ou cette très haute peinture murale ◀de▶ ◀l’▶église ◀de▶ Gennep, en Hollande, parce que ◀la▶ manière même ◀de▶ poser ◀la▶ couleur, dans l’une et l’autre, manifeste ce caractère ◀d’▶apparition des apparences — composant ◀la▶ structure des objets ou des corps par ◀les▶ indications ◀les▶ plus concises, révélant leur essence et leur qualité ◀d’▶être, mais laissant transparaître partout ◀la▶ texture ◀de▶ ◀la▶ toile ou ◀de▶ ◀la▶ brique… Et j’en fais volontiers ◀l’▶aveu : devant cette petite toile, devant ces briques balafrées ◀de▶ larges touches ◀de▶ blanc et ◀de▶ bleu, je sens s’éveiller dans ma main, ma main à plume, une envie ◀de▶ pinceau ! — ◀l’▶envie ◀de▶ participer à ce travail qui est, chez ◀l’▶artiste sensible au spirituel, ◀la▶ vraie part du sacré autant que ◀de▶ ◀la▶ technique.
◀Le▶ sacré : jamais ◀l’▶Art avec ◀la▶ majuscule dont se moquait notre cher Cingria, ne pourra remplacer ◀le▶ sacré, quoi qu’en écrive André Malraux, car s’il n’est pas un art au monde qui ne soit issu du sacré, il n’en est pas non plus qui ne tire du sacré sa raison ◀d’▶être indiscutable, j’entends bien : ◀de▶ n’être pas discuté, ◀d’▶être reçu.
◀L’▶art et ◀la▶ technique même ◀de▶ Théodore ne sont pas plus indépendants ◀de▶ son respect du sens premier, du référentiel absolu, qui est ◀le▶ sacré dans son action indéfiniment créatrice, que ne ◀le▶ sont ◀l’▶art et ◀la▶ technique ◀de▶ ◀l’▶auteur du Sacre du Printemps. Et c’est en quoi ◀le▶ fils et ◀le▶ père, inversant ◀l’▶ordre trinitaire comme ◀le▶ miroir humain reflète ◀l’▶image énigmatique du divin, procèdent authentiquement du même esprit. « On ne risque rien à affirmer une parenté », écrit excellemment ◀le▶ fils, à propos des parentés du père d’ailleurs, dans ◀le▶ petit livre qu’il publie en 1948, ◀Le▶ Message ◀d’▶Igor Stravinsky. Sur ce livre, nous possédons une lettre émouvante du père : « Ton merveilleux livre m’est cher infiniment et me donne ◀de▶ ◀la▶ joie. Avec quelle conviction, quel savoir-faire et quelle flamme tu as su défendre ◀les▶ intérêts spirituels ◀de▶ ton père, que tu as manifestement faits tiens. »
« ◀Les▶ intérêts spirituels » du père… Il se trouve que j’écris ces lignes à Venise. Et c’est ici que j’ai vécu l’un des plus hauts moments ◀de▶ ◀la▶ culture européenne. Après ◀la▶ création mondiale, dans ◀le▶ chœur ◀de▶ ◀la▶ basilique, du Cantique en ◀l’▶honneur ◀de▶ saint Marc, j’ai vu ◀l’▶auteur, ◀le▶ plus grand ◀de▶ ce temps, s’incliner et puis comme plonger dans ◀les▶ bras étendus du patriarche ◀de▶ Venise, ◀le▶ futur Jean XXIII, pape ◀de▶ ◀l’▶œcuménisme, qui est ◀la▶ forme sublime du fédéralisme, ◀de▶ ◀l’▶unité dans ◀la▶ diversité, hors de laquelle point ◀de▶ salut pour ce siècle. Byzance et Rome s’embrassaient au lieu de leur rencontre créatrice.
On ne ◀le▶ répétera jamais assez : ce dont ◀l’▶Église a besoin, ce qui a été consacré en ◀l’▶an 787 par ◀le▶ IIe concile œcuménique ◀de▶ Nicée, c’est ◀le▶ culte des images. Une figuration transposée, éloignée ◀de▶ tout réalisme (mais ◀le▶ danger aujourd’hui n’est pas là) doit fournir dans un style à la fois monumental et décoratif, ◀l’▶image indispensable à ◀la▶ piété du peuple chrétien. (Théodore Strawinsky, En quête ◀de▶ ◀l’▶Art sacré.)
Byzance et Rome, Igor et Jean XXIII.
Partant ◀de▶ là, et pour situer Théodore Strawinsky dans ◀l’▶aventure du siècle, je prendrai référence du mot figuration en des sens opposés que lui donnent trois préfixes. Je dirai que ◀le▶ travail du peintre n’a jamais consisté à disposer avec plus ou moins ◀d’▶agrément une figuration anecdotique comme ◀le▶ voulait ◀l’▶académisme ; pas davantage à récuser ou disloquer ◀le▶ langage même par juste crainte des clichés comme eurent à ◀le▶ faire ◀les▶ non-figuratifs, des cubistes aux abstraits lyriques ; et encore moins à perpétrer sur ◀le▶ visage humain une défiguration systématique, délibérément délirante, comme Picasso naguère ou aujourd’hui Bacon ; mais bien à contribuer par une main maîtrisée, docile à toute invite ◀de▶ ◀l’▶Esprit, au grand-œuvre ◀d’▶une transfiguration des apparences ◀de▶ ce monde — cette transfiguration qui se trouve être ◀le▶ nom théologique, ◀le▶ sujet même du chef-d’œuvre à ce jour ◀de▶ Théodore Strawinsky, ◀les▶ fresques ◀de▶ ◀l’▶église ◀de▶ Gennep — en même temps que ◀la▶ meilleure définition des fins qu’entend servir son art.