(1979) Tapuscrits divers (1980-1985) « « La vraie défense du territoire national » (soutien à l’initiative de Franz Weber contre les autoroutes) (4 mars 1974) » pp. 1-5

« La vraie défense du territoire national » (soutien à l’initiative de Franz Weber contre les autoroutes) (4 mars 1974)d

1. Je ne suis pas un spécialiste des autoroutes, ni un ingénieur de la circulation, ni un technicien. Alors ?

Alors, j’ai tout de même accepté, sans hésiter, de venir soutenir l’action de Franz Weber. J’y ai même vu un devoir civique.

Car les autoroutes, quoi qu’on vous en dise, ce n’est pas un problème technique, c’est un problème civique, qui nous concerne tous : pas seulement nos impôts, mais nos droits civiques, et pas seulement l’environnement mais ce qu’on nous a toujours appris à vénérer, dès l’école primaire, comme « le sol sacré de la patrie ».

Depuis longtemps je suis frappé par une situation tragi-comique où je nous vois plongés en toute inconscience : pendant que notre armée se tient fin prête à garder la Suisse aux frontières et à défendre jusqu’à la mort « le sol sacré » qu’aucun de nos voisins n’a la moindre intention de violer, pendant ce temps, l’intérieur du pays, c’est-à-dire le pays tout entier, est livré aux pelles mécaniques et bulldozers, défoncé, déboisé, saigné de tranchées béantes, bétonné jusqu’à l’os. Ce « visage aimé de la patrie », qui va le défendre contre ses vrais ennemis, contre ceux qui le défigurent et qui le strient de grandes balafres inguérissables ?

Les citoyens ? Ils ont encore le droit de se plaindre, mais on ne les écoute même plus. Les communes ? Les conseils d’État les écoutent parfois avec une attention apitoyée, puis leur expliquent qu’ils ne peuvent rien pour elles. Car tout dépend du Conseil fédéral, dès que l’objet en litige est assez grand, comme autoroutes, centrales nucléaires, achat de Mirages ; et derrière le Conseil fédéral il y a les experts fédéraux, les fonctionnaires et les agences spécialisées dont les arrêts sont en fait tout-puissants, sur lesquels nous, citoyens, ne pouvons rien, — puisqu’ils sont nommés et non pas élus, par suite inamovibles quoiqu’ils fassent.

Voilà l’état de notre démocratie. Les grands objets de la vie publique lui échappent des yeux, et dans ce domaine, nous vivons pratiquement sous la dictature des fonctionnaires fédéraux.

 

2. Mais gardons-nous de protester contre ces fonctionnaires comme si c’étaient de mauvaises gens animés d’intentions perverses. Ce serait méconnaître absolument le sérieux de notre situation. Car leur force est le produit de nos inerties civiques, leur pouvoir naît de nos démissions, et celles-ci de nos trop longues complaisances, et des superstitions que nous avons trop longtemps partagées à l’égard du « progrès industriel » et de sa publicité, des « miracles de la technologie » et du « dogme de la croissance ».

Idoles et faux dieux que tout cela, à quoi nous sommes tous coupables d’avoir cru, par routine et facilité. Depuis des années, on a tout fait pour nous persuader que tout cela était inévitable, nécessaire, vital, que cela répondait aux « nécessités économiques », aux « besoins de la défense nationale », au rythme irréversible du progrès qu’on n’arrête pas, aux « impératifs de la technique », et autres « fatalités » inventées de toutes pièces pour les besoins du profit industriel, et pour nous convaincre que nous, simples citoyens, étions totalement impuissants devant cette évolution fatale. Et nous n’avons pas osé dire, pas osé voir, même, que c’étaient là autant de mensonges !

On nous a dit par exemple : « La consommation d’électricité double tous les dix ans (on me disait même sept ans, à Bruxelles !). Le déficit en énergie sera de 20 % dans dix ans, donc, il est absolument nécessaire de faire des centrales nucléaires. » Mais il est faux que la consommation d’électricité puisse encore doubler tous les dix ans ; les producteurs essaient de nous faire prendre leurs désirs pour des réalités. Ils parlent de prospective et ne font que du marketing. Il suffirait que nous décidions de nous éclairer aux bougies pour que toutes leurs prévisions et « nécessités techniques » tombent d’un coup. Ou simplement, si nous cessions de gaspiller. Impossible, disent nos journaux : le public refuse de s’imposer la moindre discipline contre le gaspillage. Or, le conseiller fédéral Brugger annonçait l’autre jour que depuis l’automne dernier, le peuple suisse a fait 20 % d’économie sur l’énergie. Tiens ! c’est justement ce 20 % qu’on nous affirmait qui devait manquer et qui justifiait la construction des centrales nucléaires…

Autre exemple : On nous dit, et on va dire à Franz Weber : « Des problèmes tels que celui des autoroutes sont trop complexes, trop techniques, pour être soumis au vote populaire. Si on avait dû voter sur des objets de cette importance et complexité, au cours des vingt dernières années, il n’y aurait pas une seule autoroute en Suisse ! et demain, pas une seule centrale nucléaire. »

Eh oui, c’est probablement vrai, mais est-il vraiment démontré que ce serait un mal ? Beaucoup d’autres choses seraient impossibles si on les soumettait au vote : par exemple les guerres !

En réalité, il faut bien voir que plus les problèmes de la vie publique sont importants — plus leur objet est grand, cher, et dangereux — plus ils échappent aux décisions de l’ensemble des citoyens qu’ils concernent pourtant vitalement !

Mais je le répète : quoi qu’on nous dise pour nous impressionner et pour nous empêcher d’intervenir à temps, sur le caractère hautement technique de ces problèmes, il s’agit-là de notre affaire à tous, en tant que citoyens et en tant qu’hommes.

Il s’agit pour nous aujourd’hui d’opérer un choix décisif entre le dogme de la croissance à tout prix (au nom duquel on voudrait paralyser le peuple) et nos vraies libertés, nos vraies finalités.

Il s’agit d’échapper, pendant qu’il en est temps, au cercle vicieux de la croissance illimitée, qui explique toute l’affaire des autoroutes.

Voici cet enchaînement :

Au début du siècle, il y a des machines nouvelles, les automobiles, que Ford essaie de vendre au public, et il reconnaît que « personne ne semble en avoir besoin ». Alors, par la publicité, Ford crée ce besoin entre les deux guerres. À mesure que la population augmente, il faut plus d’autos. Quand il y en a trop pour les routes ordinaires, il faut construire des autoroutes. Mais les autoroutes font encore augmenter la production d’automobiles — 13 millions par an, aux USA seulement, en 1972. Il faut donc toujours plus de pétrole, toujours plus cher, qui enrichit toujours plus les États (par le fisc) et les compagnies pétrolières — jusqu’au point où les intérêts en jeu sont devenus si grands, que désormais c’est à eux que l’homme doit s’adapter !

On en vient à cette phrase inoubliable du président Pompidou, à propos de la route express qui obligera à anéantir les célèbres berges de la Seine : « Il est temps que Paris s’adapte à l’automobile ! »

Hélas, ce ne sont pas seulement nos villes, mais nos vies qui devraient, nous dit-on, s’adapter de la sorte aux prétendus « impératifs de l’industrie automobile ». Au nom desquels on veut nous imposer toujours plus d’autoroutes, qui vont durer des siècles, alors que chacun sait aujourd’hui qu’il n’y a plus de pétrole que pour trente ans, donc que d’ici trente ans il n’y aura plus d’autos du type pour lequel on construit nos autoroutes, qui n’en seront pas moins indestructibles, et qui auront détruit sous elles des centaines de milliers d’hectares d’humus qu’il faudra des centaines de milliers d’années pour refaire… (Même jeu pour les centrales nucléaires : on nous dit qu’elles donneront dans vingt ans de quoi combler 20 % de nos besoins, après quoi on passera à d’autres procédés, mais on aura fabriqué pendant ce temps plusieurs tonnes de plutonium, dont la période mortelle est de 24 000 ans !)

Telles sont les vraies dimensions du problème.

Qu’on ne nous dise plus que ce n’est pas notre affaire d’en juger !

Exigeons, pendant qu’il en est temps, les moyens politiques d’intervenir dans un débat qui ne concerne pas seulement notre existence économique, écologique, énergétique, mais notre dignité d’hommes libres et responsables.

Ce qui dépend de cette initiative, ce n’est rien de moins que l’avenir de la démocratie dans notre Suisse, j’entends la participation des citoyens à la vie publique, — et avant tout : une volonté de reprendre en main leur destin, et d’affirmer que l’avenir est notre affaire, — non pas celle des ordinateurs, ces ventriloques de la technocratie.