(1977) Articles divers (1974-1977) « Quelques-unes des choses curieuses qui me sont arrivées (1974) » pp. 245-249

Quelques-unes des choses curieuses qui me sont arrivées (1974)j

Deux téléphones

Octobre 1930

Je viens de passer ma licence. On m’offre un poste de professeur en Chine, mais c’est à Paris que se passe « la vraie vie » pour un écrivain. L’ennui, c’est que je n’y connais personne qui touche de près ou de loin à la vie littéraire et à l’édition. Seul espoir : un miracle, autrement dit une chance que rien ne permet de prévoir.

Cet après-midi-là, j’ai flâné dans Neuchâtel, librairie Delachaux, « tour de ville », et tout d’un coup, vers cinq heures, la certitude qu’il faut rentrer chez moi dare-dare. Tram n° 5. Je saute de la voiture encore en marche à l’arrêt facultatif d’Areuse et cours vers la maison. Au moment où je passe le grand portail, je vois ma mère à la fenêtre : « Dépêche-toi, téléphone de Paris ! » On m’offrait un job de directeur littéraire d’une maison d’éditions protestantes en formation. La décision pouvait être prise dès le lendemain, mais serais-je candidat ? Il fallait une réponse immédiate…

Trois mois plus tard je commençais mon métier d’éditeur, à Clamart, et j’entrais dans la vie littéraire de Paris, mieux encore, dans le mouvement personnaliste, dont la doctrine détient probablement l’avenir de l’Occident, politique et social.

5 mai 1941

J’étais allé passer le week-end à Long Island, et le dimanche matin déjà, j’annonce subitement à mes hôtes que je dois rentrer à New York pour une affaire pressante. En vérité j’ignorais quelle affaire, mais je sentais qu’il fallait rentrer. Je monte l’escalier quatre à quatre, j’ouvre ma porte : le téléphone sonnait. C’est un ami suisse qui vient de quitter l’Office of War Information, pour prendre un poste à la légation suisse de Washington. La place à l’OWI sera déclarée vacante demain après-midi, et sans doute aussitôt repourvue. Si je vais me présenter dès demain matin, j’ai les plus grandes chances.

J’y suis allé le lendemain à neuf heures, et une demi-heure plus tard, je me mettais à ce travail, nouveau pour moi : écrire des textes d’information et des commentaires politiques destinés à la France, diffusés par ondes courtes et retransmis de Londres par la BBC.

Quelques semaines plus tard, intégré dans la section française, je me voyais chargé d’écrire chaque jour deux « shows » de quinze pages chacun, lus au micro par des équipes d’announcers comme on dit en anglais — speaker n’étant employé qu’en français — qui allaient devenir mes collaborateurs quotidiens. André Breton, Amédée Ozenfant, Georges Duthuit formaient la première équipe, Pierre Baudet, Claude Lévi-Strauss et l’un des fils Pitoëff, la seconde.

Et de là datent quelques-unes des rencontres qui ont le mieux fécondé mon aventure personnelle, vécue bien plus encore que littéraire : amitié de Breton d’abord, puis de Marcel Duchamp, et, par eux deux, de Consuelo et d’Antoine de Saint-Exupéry.

Lettres vues

Le phénomène s’est produit à plusieurs reprises dans ma vie : voir des lettres en route vers moi, celles que m’apportera demain matin cet « homme de lettres » qu’est le facteur, selon Voltaire. Ces incidents, dénués de sens utile, n’en remettent pas moins en question notre image du monde et de l’espace-temps. J’en donnerai deux exemples tirés de mon Journal d’une époque .

Calw en Wurtemberg, 30 juin 1929

Hier soir sur la route des collines, pendant une promenade d’après dîner avec mes hôtes, nous parlions de prémonitions, et je venais de raconter comment parfois j’ai su qui m’attendait à la lisière de cette forêt tel soir d’été, quel sujet d’examen venait de m’être réservé, ou quelles lettres j’allais recevoir le lendemain. Le soir montait autour de nous, des fenêtres s’allumaient à nos pieds dans le bourg, et le père Reinecke refusait de croire à mes histoires. Soudain j’ai dit : « Voilà que ça me prend, tout justement ! Attendez, que je vous dise… Sur mon assiette de petit déjeuner, demain matin, il y a une grande enveloppe jaune, une enveloppe bleu clair, et une plus petite enveloppe blanche bordée de noir. » (Sentiment de certitude tranquille, ces objets vus dans une lumière sobre et mate.) Telle a donc été ma « vision » : formats et couleurs très nettement perçus, mais rien de plus, donc rien d’utilisable éventuellement. Ce matin, en trouvant les trois lettres sur mon assiette, j’ai dit : « C’est bien cela », sans plus d’étonnement que les autres fois. Le père Reinecke, survenu peu après, n’est pas encore convaincu. Il prétend que je savais qui allait m’écrire, et que j’avais d’assez bonnes chances de deviner juste. Mais je n’ai rien deviné du tout, puisque j’ai vu ! C’est là tout l’intérêt de l’affaire : cette perception soudaine, ce regard par mégarde sur un petit fait indifférent en soi, et qui n’est pas encore « arrivé » dans le temps. Les trois lettres sont timbrées d’hier, deux à Genève dans la matinée, une à Neuchâtel à sept heures du soir. Celle qui est bordée de noir est d’un ami ainé, Robert de Traz, qui mentionne en passant la mort de sa belle-mère, survenue il y a quelques jours. La lettre bleue est de Pierre Girard, personnage imprévisible s’il en fut, et je n’avais aucune raison d’attendre qu’il m’écrive. Quant à l’enveloppe jaune, elle contenait un journal où l’on revient sur mon pamphlet de l’hiver dernier 15.

New York City, 16e rue Ouest, le 16 mars 1942

Réveillé il y a quelques minutes, il est onze heures du matin, je me suis dit : « Pourquoi cette lettre est-elle pliée en deux ? Ma boite est bien assez profonde pour ce format, le facteur devrait le savoir ! » Je voyais une mince enveloppe grise pliée en V derrière la porte sans jour de la boite métallique. J’ai passé ma robe de chambre et suis descendu les trois étages jusqu’au vestibule : oui, c’est cela, l’enveloppe grise est là, pliée. (Une facture de blanchisseur !) Il me semble que la chose ne m’était plus arrivée depuis douze ou treize ans, depuis Calw… Ma faculté de petite voyance (voyance de détails sans intérêt) ne m’a jamais servi à rien, sinon à vérifier précisément, chaque fois qu’elle se manifestait, que j’étais déconnecté du monde de l’utile.

« Tiens, voilà le diable ! »

Le mercredi des Cendres de 1942, dans un studio du Village, à New York, je décide de me mettre à écrire La Part du diable , et m’enferme sans plus bouger ni plus répondre au téléphone entre mon fauteuil et ma table, devant un bloc de papier blanc. Pendant trois jours et nuits de travail, j’ai écrit cinquante pages, un quart du livre. Je n’ai pas adressé un mot à âme qui vive (mangé dans des cafétérias où il suffit de désigner du doigt le plat qu’on veut), et ce soir je décide de « sortir » : des amis m’ont invité « après le dîner ».

Je sors. Je vais marcher, me dis-je, mais j’ai faim. J’entre au hasard dans un petit restaurant, au bas de Madison Avenue. La salle étroite et profonde paraît vide. Il doit être environ neuf heures et demie. J’hésite sur le seuil : va-t-on me servir encore ? Au fond de la salle, deux hommes et une femme attablés causent et boivent. L’un des hommes m’ayant remarqué s’écrie : « Tiens, voilà le diable ! » Les autres se retournent à demi et rient. J’ai fui. Pas d’autre restaurant dans ce quartier. Je suis monté sans dîner chez mes amis.

Trois pannes d’électricité

Au moment où je naissais au presbytère de Couvet, Val-de-Travers, canton de Neuchâtel, le 8 septembre 1906, à quatre heures vingt du matin, il y eut une panne de quartier, en sorte que je ne « vis le jour » qu’à la lueur d’une lampe à pétrole hâtivement allumée et que tenait mon père.

Soixante-sept ans plus tard, je donnais la leçon inaugurale de deux instituts universitaires réunis ce jour-là, celui des hautes études internationales et celui des études européennes. Je décrivais la crise du monde occidental, en progression rapide et calculable vers une apocalypse à court terme, et je constatais que « nous arrivons au point où le moteur de la croissance commence à avoir des ratés ». Sur ce dernier mot, très exactement, les lumières s’éteignirent dans la salle — et dans tout le canton de Genève. Croyant à un effet de régie théâtrale, l’auditoire applaudit. Cependant, la panne devait durer vingt et une minutes, durant lesquelles je poursuivis ma conférence sans micro, en éclairant mes notes d’une torche. Et comme j’en venais à cette phrase : « En vérité, à y regarder de plus près, l’État-nation est bien malade », sur le mot « près » les lumières revinrent.

Cet incident ne me rappelle pas seulement celui qui a marqué ma naissance, mais une soirée où nous fûmes « visités » dans notre maison de Ferney, le 29 juin 1954. Après le dîner, sentant l’atmosphère favorable, nous étions six et heureusement accordés, je suggérai que l’on jouât aux questions et réponses. Ce jeu, purement télépathique et poétique, se joue par paires, dans le plus grand silence. L’un écrit trois questions, et l’autre en même temps trois réponses ; puis l’inverse ; et cela fait, chacun lit à haute voix, l’un ses questions, et l’autre ses réponses.

De cette soirée, je retiens trois échanges remarquables.

Il y avait là Jean-Paul de Dadelsen, mon collaborateur au Centre européen de la culture, que j’ai appelé, après sa mort prématurée en 1957, « le seul grand poète luthérien de langue française ». L’une des questions était : « Qu’arriverait-il si Jean-Paul devenait pape ? » Et la réponse : « Le pape serait luthérien. »

Deuxième échange. « Qu’est-ce que la mystique ? » Réponse : « C’est un petit jardin fermé qui s’ouvrira à Pâques. » (On sait que le hortus clausus est un symbole fondamental du mysticisme, flamand et rhénan notamment.)

Mais c’est le troisième échange qui m’amène à rappeler ici cette soirée mémorable. L’un de nous avait écrit : « Qu’arriverait-il si le diable entrait dans cette pièce ? » Le partenaire lut sa réponse : « Toutes les lumières s’éteindraient. » Et toutes les lumières s’éteignirent.