Au-delà de▶ ◀la▶ société industrielle (1975)o
I
Invité à parler devant vous ◀de▶ ◀la▶ « société post-industrielle » et ◀de▶ ses valeurs, mon premier mouvement a été ◀de▶ recul devant un sujet qui me paraissait appeler ◀la▶ compétence ◀de▶ ◀l’▶économiste que je ne suis pas. Mais je dois vous faire un aveu : si j’ai finalement accepté ◀de▶ vous parler ◀de▶ ◀la▶ société post-industrielle, c’est que j’ai vu là une occasion inespérée ◀d’▶essayer ◀de▶ comprendre moi-même ce que cette expression peut signifier, ou peut-être devrait signifier.
Quand on parle ◀de▶ société post-industrielle, que veut-on dire ? Je vois d’abord ce qui est exclu : une société dans laquelle il n’y aurait plus ◀d’▶industrie, qui arrêterait ◀les▶ machines et cesserait toute recherche technologique, pour revenir à un stade primitif ◀de▶ lampes à huile ou ◀de▶ coutume des cavernes.
On ne veut pas dire non plus, je crois, qu’une société post-industrielle serait celle où ◀les▶ besoins et ◀les▶ désirs ◀de▶ ◀la▶ société industrielle étant satisfaits et comblés, on déciderait ◀d’▶arrêter ◀le▶ progrès matériel pour se vouer à ◀l’▶artisanat, au jardinage, à ◀la▶ contemplation ou au bouddhisme zen. Car ◀les▶ besoins et ◀les▶ désirs ◀de▶ ◀la▶ société industrielle, aussi nommée société ◀de▶ consommation, sont par définition insatiables et inextinguibles. Ils ne seront jamais satisfaits, puisque leur formule même est ◀de▶ croître sans fin.
Mais si elle ne consiste ni à fermer ◀les▶ usines, ni à décréter ◀la▶ semaine des cinq dimanches plus ◀le▶ week-end, ◀la▶ société post-industrielle ne peut signifier concrètement que ceci : un changement ◀de▶ cap, un changement ◀de▶ finalités, une nouvelle hiérarchie des valeurs, par rapport à celle qui a caractérisé ◀la▶ société industrielle née en Europe au xixe siècle, et qui s’est épanouie au xxe jusqu’à Los Angeles et Vladivostok, jusqu’à Tokyo même.
Une société post-industrielle sera donc une société qui adopte et promeut des valeurs tout à fait différentes ◀de▶ celles qu’impliquait et imposait ◀la▶ société précédente. Ce changement est encore très loin ◀d’▶être accompli parmi nous, mais il est amorcé dans nos esprits. Il suppose en effet, avant tout, une prise de conscience non seulement du fait ◀de▶ ◀la▶ crise dont tout le monde parle, mais des causes ◀de▶ cette crise en nous, dans nos mentalités, nos attitudes et nos manières ◀d’▶évaluer ce qui compte ◀le▶ plus dans ◀la▶ vie.
II
◀La▶ société industrielle reposait sur un certain nombre ◀de▶ « principes », qui allaient de soi, n’étaient pas discutés ni discutables, mais que ◀la▶ crise actuelle nous oblige à reconsidérer : et tout d’abord ◀le▶ travail comme valeur fondamentale, et ◀les▶ disciplines ◀de▶ travail ou horaires, nées avec ◀les▶ grandes villes au premier tiers du xixe siècle ; ◀la▶ production quantitative, symbolisée vers ◀le▶ milieu du xxe siècle par ◀le▶ PNB ou Produit National Brut ; ◀la▶ création continuelle ◀de▶ besoins nouveaux « justifiant », si ◀l’▶on peut dire, ◀la▶ volonté ◀de▶ produire toujours plus, ◀d’▶où ◀la▶ publicité et ◀le▶ marketing ; ◀la▶ rentabilité comme indicateur universel remplaçant ◀l’▶utilité ou ◀l’▶agrément ; enfin ◀le▶ profit calculé uniquement en monnaie, en avoir abstrait, jamais en termes de bien-être, ◀de▶ mieux-être, de plus être, affectif, ou psychique, ou spirituel.
◀Le▶ référentiel ◀de▶ ce système ◀de▶ valeurs était ◀la▶ croissance ; mais une croissance indéfinie, sans autre mesure que numérique, une croissance qui n’avait donc rien ◀de▶ commun, sauf ◀le▶ nom, avec ◀la▶ croissance vivante au sens authentique du terme, celle des plantes, des animaux et ◀de▶ ◀l’▶individu humain, croissance qui, elle, comporte son programme génétique, ses propres lois ◀d’▶épanouissement, ◀de▶ maturité, ◀de▶ déclin et ◀de▶ mort, en vue de naissances nouvelles. ◀Le▶ référentiel absolu ◀de▶ ◀la▶ société industrielle était donc — et demeure encore pour ◀la▶ majorité ◀de▶ nos contemporains — ◀la▶ croissance sans lois internes, sans principe ◀d’▶autorégulation, ◀l’▶accroissement indéfini ◀de▶ tout ce qui peut être mesuré, pesé et compté, et ◀de▶ cela seul.
Ce que nous pouvons nommer aujourd’hui société industrielle — parce que déjà nous concevons quelque chose, au-delà — je ◀le▶ définis comme ◀l’▶époque où ◀l’▶homme devait s’adapter à ◀l’▶industrie, à ◀la▶ consommation, donc à ◀la▶ production, sans cesse accrues, et où, selon ◀la▶ phrase fameuse ◀de▶ Georges Pompidou « Paris devait s’adapter à ◀l’▶automobile ».
◀La▶ société post-industrielle, à mes yeux, aura pour première caractéristique ◀d’▶inverser cette déclaration et ◀de▶ dire que, dorénavant, c’est ◀l’▶automobile qui doit s’adapter à Paris — c’est-à-dire ◀l’▶industrie à ◀l’▶homme.
◀Le▶ passage ◀de▶ ◀la▶ société industrielle à une société post-industrielle, je crois qu’on pourrait ◀le▶ résumer aussi par ◀le▶ contraste entre ◀les▶ attitudes ◀de▶ deux des plus grands patrons ◀d’▶aujourd’hui.
En 1973, Henry Ford II déclarait avec une belle sobriété : « Nous sommes là pour produire des automobiles, non pas pour assurer ◀le▶ bonheur du genre humain. »
◀La▶ semaine dernière, dans une interview sur ◀la▶ crise, Giovanni Agnelli a répondu : « ◀L’▶important, ce sont ◀les▶ hommes et non ◀les▶ firmes. »
Il me semble que tout ◀le▶ contraste entre ◀les▶ deux types ◀de▶ sociétés est là : besoins ◀de▶ ◀l’▶industrie ou besoins ◀de▶ ◀l’▶homme ?
C’est sur ◀l’▶opposition ◀de▶ ces deux conceptions que je voudrais vous présenter quelques remarques et suggestions.
III
Au travail, vertu fondamentale ◀de▶ ◀l’▶ère industrielle, allons-nous opposer sous ◀le▶ nom ◀de▶ loisirs, ◀la▶ diminution du nombre des heures par jour, des jours par semaine, et des années ◀d’▶activité minutées à ◀l’▶usine ou au bureau ? C’est ◀la▶ position simpliste des syndicats : elle relève encore beaucoup trop ◀de▶ ◀la▶ mentalité industrielle, qui oppose radicalement travail et absence ◀de▶ travail, sans analyser ni ◀la▶ nature du travail, ni ◀le▶ contenu des loisirs. ◀L’▶homme industriel en principe travaille trop, parce qu’il faut que ◀la▶ firme produise toujours plus. ◀La▶ vie humaine se voit dès lors subordonnée au rendement. Opposer à cette notion celle ◀de▶ loisir n’est pas encore changer ◀de▶ plan. ◀L’▶Encyclopédie ◀de▶ Diderot et ◀d’▶Alembert, en 1765, définissait ◀le▶ loisir comme « ◀le▶ temps vuide ».
Mais ◀le▶ « temps vuide », comme toute espèce ◀de▶ vide, est pure angoisse. Il n’y aura pas ◀de▶ société post-industrielle tant que ◀la▶ seule alternative au travail sera ◀le▶ chômage, véritable « temps vide ». Ce que ◀la▶ société nouvelle doit apporter, c’est ◀le▶ dépassement ◀de▶ ◀l’▶opposition ◀de▶ nature entre travail et loisir. C’est instaurer ◀l’▶artisanat et ◀l’▶art, ◀la▶ trouvaille poétique bricolée dans ◀la▶ vie quotidienne, c’est-à-dire ◀les▶ activités inventives et imaginatives, où tend à disparaître ◀la▶ distinction entre labeur et jeu, entre ◀la▶ peine qu’on prend et ◀le▶ plaisir qu’on en a, entre ◀les▶ contraintes ◀de▶ ◀la▶ matière et ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀l’▶esprit qui ◀la▶ façonne, dans ◀le▶ temps plein, ◀la▶ plénitude manifestée des facultés créatrices ◀de▶ chacun.
J’ajouterai que ◀la▶ société post-industrielle devrait aussi permettre à tout homme ◀de▶ ne pas consacrer une part exagérée du produit ◀de▶ son travail à payer ses trajets vers son travail, c’est-à-dire à dépenser pour être payé, ou à payer pour pouvoir gagner une vie qu’il n’aura même plus ◀le▶ temps ◀de▶ vivre !
IV
◀Le▶ nœud du problème, ◀le▶ lieu ◀de▶ ◀l’▶affrontement décisif, se situe donc dans ◀la▶ définition des besoins humains.
◀La▶ société industrielle, quoi qu’on en dise, n’est pas née pour satisfaire des besoins réels ◀de▶ ◀l’▶homme, mais bien pour ◀les▶ utiliser, et puis pour ◀les▶ multiplier. Elle n’a jamais cessé ◀de▶ fomenter, ◀de▶ susciter en vue de son profit des besoins neufs, artificiels, quitte à s’en prévaloir ensuite, une fois ces besoins devenus invétérés, pour invoquer ◀les▶ prétendus impératifs ◀de▶ leur croissance provoquée. ◀Le▶ meilleur exemple que ◀l’▶on puisse donner ◀d’▶un tel processus, c’est ◀de▶ toute évidence celui ◀de▶ ◀l’▶automobile.
À ◀l’▶automne ◀de▶ 1875, il y a cent ans exactement, un petit paysan ◀de▶ 12 ans nommé Henry Ford, croise à huit miles ◀de▶ Detroit ce qu’il appelle « une locomotive routière ». Il a vécu ce jour-là, dit-il, son « chemin ◀de▶ Damas » : « Dès ◀l’▶instant où je ◀l’▶aperçus, jusqu’au jour présent, ma grande et constante ambition a été ◀de▶ construire une bonne machine routière », écrira-t-il dans son autobiographie. En 1892, il construit sa première voiture. « On ◀la▶ considérait plutôt comme une peste, écrit-il, à cause de son vacarme qui effrayait ◀les▶ chevaux. » Elle restera longtemps unique.
Certes, plusieurs inventeurs en ont fait autant avant lui, mais il n’existe encore dans ◀le▶ monde guère plus ◀de▶ voitures que ◀d’▶inventeurs, et ces fantaisies pour millionnaires resteront sans lendemain, si ◀l’▶on en croit ◀les▶ autorités ◀de▶ ◀l’▶époque. Ainsi, ◀le▶ Brockhaus, dictionnaire encyclopédique allemand, écrit en 1880 : « Automobile : nom qui a quelquefois été donné à ◀de▶ curieux véhicules mus par un moteur à explosion… Cette invention, aujourd’hui oubliée, n’a connu qu’échecs et désapprobations des autorités scientifiques. » Deux ans plus tard, Clemenceau écrira dans son journal : « Dangereuse, puante, inconfortable, ridicule assurément, vouée à ◀l’▶oubli rapide, telle est ◀la▶ voiture automobile que Messieurs Benz et Daimler viennent de présenter au Kaiser Guillaume. » (Il sentait juste, mais ◀l’▶avenir donnera tort à son pronostic.) ◀Le▶ gouvernement anglais interdit ◀le▶ nouveau moyen ◀de▶ transport, tandis que ◀le▶ gouvernement français tente ◀de▶ ◀l’▶adapter à « ◀la▶ science militaire ». ◀Le▶ jeune Ford, lui, marche à ◀l’▶étoile, avec toute ◀l’▶assurance que peuvent donner aux ambitions ◀d’▶un petit campagnard son ignorance du reste du monde, son puritanisme naïf et ◀le▶ soutien ◀de▶ ◀la▶ morale utilitaire qui règne sans problème sur ◀les▶ États-Unis depuis ◀l’▶époque ◀de▶ Benjamin Franklin. Sous une écorce rude, il cache une stupéfiante insensibilité. Ce qui ne ◀l’▶empêche pas du tout ◀de▶ désirer très sincèrement faire du bien à ◀l’▶humanité. C’est même là ◀le▶ motif principal ◀de▶ ◀la▶ discipline forcenée qu’il imposera plus tard à ses ouvriers, afin de ◀les▶ détourner du vice, fils des loisirs. En 1899, il fonde une première entreprise ◀de▶ construction ◀d’▶automobiles. Et il note à ce moment-là, — et je vous prie ◀de▶ savourer ◀la▶ phrase, elle ◀le▶ mérite ! — « Ma résolution pouvait passer pour téméraire, car à cette époque-là, il n’y avait pas ◀de▶ demande pour ◀les▶ automobiles… et même une répugnance du public… » Phrase inouïe, constat vertigineux, aveu du siècle à son tournant !
En quelques décennies, par ◀la▶ publicité et par elle seule — ◀la▶ réclame, comme on dit alors —, Ford va changer tout cela. C’est dire qu’il va changer ◀la▶ nature même des besoins ◀de▶ ◀l’▶homme occidental, et surtout ◀la▶ conscience que ◀l’▶homme a ◀de▶ ses besoins, en faisant passer au premier rang ◀le▶ plus artificiel et le dernier venu. En 1909 il vend dix-huit-mille voitures, mais dix ans plus tard, un million. Quand il meurt en 1947, ◀la▶ General Motors et ◀la▶ Ford Company sont ◀les▶ deux plus grandes firmes du monde. ◀L’▶industrie ◀de▶ ◀l’▶auto domine ◀la▶ conjoncture et détermine ◀l’▶évolution mondiale ◀de▶ presque toutes ◀les▶ autres industries. Et cette automobile, pour laquelle il n’y avait pas ◀de▶ demande, et même une certaine répugnance au début ◀de▶ ce siècle, est devenue ◀le▶ besoin numéro un ◀de▶ la plupart des Occidentaux.
Mais ce n’est pas encore ◀le▶ plus curieux ◀de▶ ◀l’▶histoire. Née du rêve typiquement adolescent ◀de▶ partir au hasard sur ◀les▶ routes ◀de▶ campagne, ◀l’▶auto voit sa fonction primitive inversée dès qu’on ◀la▶ multiplie par des millions. Elle mène à ◀l’▶usine, au bureau, plus souvent que vers ◀les▶ vacances. Elle détruit ◀les▶ campagnes dont elle était censée nous restituer ◀le▶ charme, et provoque ◀d’▶immenses destructions ◀de▶ champs, ◀de▶ forêts, ◀de▶ rivages inexorablement bétonnés — déjà 18 % du territoire hollandais. Ses vapeurs obscurcissent, en plein midi, ◀le▶ ciel ◀de▶ nos grandes villes. Mais voici qui est encore plus fou : elle jette ◀l’▶économie ◀de▶ nos démocraties occidentales dans ◀la▶ dépendance humiliante ◀de▶ quelques émirs ◀de▶ droit divin, avec des conséquences politiques qui relèvent du carambolage non calculé et peuvent à tout instant devenir tragiques pour ◀la▶ survie ◀de▶ ◀l’▶État d’Israël et pour ◀la▶ paix en général. Enfin, et c’est ◀le▶ comble, née pour ◀la▶ vitesse, ◀l’▶automobile, dans ◀les▶ avenues ◀de▶ New York ou ◀de▶ Paris, permet ◀de▶ faire du quatre ou cinq à ◀l’▶heure, qui est ◀la▶ vitesse ◀d’▶un piéton peu pressé, et par ◀l’▶embouteillage crée ◀l’▶immobilité sous sa forme ◀la▶ plus exaspérante.
Tout cela n’empêche nullement ◀le▶ petit-fils ◀d’▶Henry Ford ◀de▶ déclarer tout récemment : « Nous ne sommes plus accoutumés à aller où que ce soit autrement qu’en auto. ◀Les▶ trains reviennent à ◀la▶ mode, mais ce n’est qu’une passade. Ce pays a développé une manière ◀de▶ vivre particulière à cause de ◀l’▶automobile, et vous ne pouvez plus changer cela en poussant un bouton. »
◀L’▶aventure ◀de▶ ◀l’▶Auto est bouclée. ◀Le▶ besoin qui n’existait pas est devenu prioritaire. ◀L’▶Américain moyen — et nous donc ! — est prié ◀de▶ s’en tenir au mode de vie instauré par ◀l’▶Auto, et qui favorise ◀les▶ ventes.
V
Vous me pardonnerez, je ◀l’▶espère, ◀de▶ m’être un peu étendu sur ◀le▶ chapitre sans doute ◀le▶ plus illustratif ◀de▶ ◀la▶ société industrielle. C’est parce que des valeurs nouvelles existent et agissent en nous déjà, que ◀les▶ valeurs « fordiennes » nous apparaissent bizarres, ou puériles, et souvent même scandaleuses. Cette réaction est, à mes yeux, ◀l’▶indicateur très certain du déclin ◀d’▶une certaine société, autour de nous, et ◀de▶ ◀la▶ proche émergence ◀d’▶une société nouvelle, en nous d’abord. Et pour décrire ses caractéristiques, il nous suffira donc maintenant ◀d’▶inverser la plupart des valeurs qui ont assuré ◀le▶ succès ◀d’▶Henry Ford.
Partant ◀de▶ ◀l’▶idée que ◀les▶ solutions à notre crise économique ne sont pas économiques, mais spirituelles, morales et psychologiques, je poserai au fondement ◀de▶ tout ◀le▶ respect ◀de▶ chaque personne humaine, là où ◀la▶ société industrielle respectait avant tout ◀le▶ profit, non moral, ni social, mais financier. Qu’on m’entende bien : je n’ai rien contre ◀le▶ profit en soi, que tout le monde approuve en pratique. Mais je suis contre ◀le▶ profit considéré comme référentiel absolu, comme « mesure ◀de▶ toutes choses » remplaçant ◀l’▶homme, remplaçant ◀le▶ civisme, remplaçant ◀l’▶amour du prochain, et passant avant tout cela, s’il faut choisir. Car ◀le▶ profit n’est pas un principe ◀de▶ mesure pour ◀l’▶homme, ni pour ◀la▶ cité. Il n’est qu’un chiffre. Il ne relève pas du vivant, il n’est pas autorégulé, et par suite, ne peut être agent ◀de▶ régulation, comme ◀la▶ personne. Il est donc un principe ◀de▶ démesure systématique, destructeur ◀de▶ ◀l’▶humain autant que ◀de▶ ◀la▶ nature.
Dans ◀la▶ nouvelle société, ◀le▶ progrès recherché sera vers ◀le▶ mieux, non vers ◀le▶ plus. ◀La▶ croissance aura pour limites ◀les▶ conditions ◀de▶ ◀l’▶équilibre vivant. Elle sera désacralisée comme ◀le▶ profit, orientée vers ◀la▶ vie meilleure, vers ◀la▶ satisfaction réelle, non vers ◀l’▶avidité ◀de▶ consommation intoxicante ; vers ◀la▶ compétition éthique plutôt que financière, ou militaire, ou nationale ; et vers ◀le▶ souci ◀d’▶être utile plutôt que redoutable à ses voisins, qu’il s’agisse ◀de▶ personnes ou ◀d’▶États.
◀La▶ société industrielle veut augmenter sans cesse ◀l’▶empire des besoins, parce que c’est ◀le▶ besoin qui soumet ◀l’▶homme aux forces matérielles, aux « impératifs techniques », et aux « nécessités économiques », dont ◀les▶ clés sont détenues finalement par ◀l’▶État. Sous prétexte de nous enrichir, elle nous rend donc de plus en plus nécessiteux, dépendants des besoins matériels qu’elle multiplie par ◀la▶ publicité. ◀La▶ société nouvelle, visant à satisfaire au lieu d’exciter ◀les▶ besoins, cherchera ◀les▶ moyens ◀de▶ ◀les▶ réduire sur le plan matériel ou physique, pour leur donner libre carrière dans ◀les▶ domaines moraux, culturels, spirituels, où « ◀le▶ ciel seul est ◀la▶ limite », comme disent ◀les▶ Américains.
Il nous faut un nouveau marketing, qui analyse ◀les▶ besoins réels, et non ◀les▶ possibilités ◀de▶ vendre plus. ◀L’▶ancien décelait ◀les▶ besoins virtuels, induits par ◀la▶ publicité, ou déduits ◀de▶ courbes ◀de▶ consommation qu’on tentait ◀de▶ relever jusqu’à ◀l’▶exponentiel. ◀Le▶ marketing a introduit ◀de▶ ◀la▶ sorte un élément ◀de▶ perversion des désirs : et voilà bien ◀la▶ pire aliénation !
Il nous faut retrouver des mesures, gagées sur ◀l’▶homme, traduisant ◀les▶ données constitutives ◀de▶ ◀la▶ personne. Ces mesures nous interdiraient ◀de▶ multiplier (comme ◀le▶ fait ◀la▶ croissance industrielle) n’importe quoi par n’importe quel chiffre : car cette opération, si elle accroît ◀le▶ PNB, n’en a pas moins pour effet ◀d’▶inverser totalement ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ fonction ◀d’▶un phénomène. Exemples : si vous multipliez par dix ◀les▶ dimensions ◀de▶ votre escalier, ◀les▶ marches auront alors deux mètres ◀de▶ haut ; pour ◀les▶ gravir, il vous faudra ◀l’▶aide ◀d’▶une échelle, et c’est précisément ce que ◀l’▶escalier avait pour seule fonction ◀de▶ vous éviter. Nous avons vu que ◀la▶ prolifération illimitée ◀de▶ ◀l’▶automobile aboutit à ◀l’▶embouteillage, soit à ◀la▶ vitesse zéro. De même, ◀la▶ prolifération exponentielle des armements paralyse en pratique ◀les▶ mieux armés, comme on ◀l’▶a bien vu au Vietnam. Enfin, ◀les▶ villes : ◀les▶ mégalopoles du xxe siècle ne sont plus administrables, ni en fait gouvernées, comme on ◀le▶ voit ces jours-ci à New York ; et ◀les▶ hommes y sont seuls en masse : livrés au scepticisme et à ◀la▶ délinquance. Cette dégradation des relations humaines, née des grandes villes, devrait à mon sens faire ◀l’▶objet ◀d’▶un nouveau rapport dramatique au club de Rome.
Contre ◀le▶ gigantisme, un grand industriel anglais, E. M. Schumacher, lançait il y a deux ou trois ans, un slogan qui est en train de faire fortune : Small is beautiful. Non que ◀la▶ petitesse soit bonne en soi : c’est une question ◀de▶ proportions. Mais il est clair que nos trop grands États croient devoir se doter ◀d’▶armements à leur taille. Si ◀l’▶on ne peut pas réduire ◀la▶ masse critique ◀d’▶une bombe H, ne faut-il pas réduire ◀la▶ taille ◀de▶ ceux qui seraient tentés ◀de▶ s’en servir ? Si ◀la▶ guerre est ◀le▶ pire désastre qui menace aujourd’hui ◀le▶ genre humain, n’est-il pas urgent et vital ◀de▶ substituer aux États-nations souverains des pléiades ◀de▶ régions ou ◀de▶ très petits États « incapables ◀de▶ faire ◀de▶ grandes bêtises » comme aimait à ◀le▶ dire Einstein, citant son ami hollandais ◀le▶ physicien Hendrijk Lorentz ?
J’aurais dû vous parler ◀de▶ ◀la▶ technologie douce, qui, dans ◀la▶ nouvelle société, doit remplacer nos techniques dures et polluantes, de même que ◀l’▶énergie solaire doit remplacer ◀les▶ centrales nucléaires, ces idoles maléfiques ◀d’▶une société ◀de▶ gaspillage à bout de souffle…
Mais je m’arrête, je n’en finirais plus. Je terminerai sur ◀la▶ question qu’on va me poser, inévitable : « Votre modèle post-industriel a-t-il des chances ◀de▶ se réaliser ? » J’ai coutume ◀de▶ répondre à cette question que nous ne sommes pas là pour prévoir ou deviner notre avenir, mais pour ◀le▶ faire. Et que ◀la▶ décadence ◀d’▶une société commence quand on pose la question : « Que va-t-il arriver ? » au lieu de se demander : « Que puis-je faire ? »