Suisse 1975 (1975)n
Situation du pays au sortir de la Seconde Guerre mondiale
Seule rescapée avec la Suède des deux grandes guerres du xxe siècle européen, la Suisse entre dans l’après-guerre avec des sentiments mêlés de▶ soulagement (elle n’a pas été occupée, son armée et sa résolution morale l’ont protégée) mais aussi ◀de▶ culpabilité, presque ◀de▶ honte, parce qu’elle seule est intacte au cœur ◀d’▶un continent physiquement meurtri, économiquement disloqué, et surtout moralement diminué. Au lendemain ◀de▶ la Libération, un Suisse rencontrant un Français, un Allemand ou un Italien, éprouve une sorte ◀d’▶embarras, comme un besoin ◀de▶ s’excuser. « S’excuser ◀de▶ quoi ? Quiconque s’est jamais trouvé au chevet ◀d’▶un malade sait ce que je veux dire. Un homme ◀de▶ cœur a besoin qu’on lui pardonne ◀de▶ jouir ◀de▶ son bien-être pendant que d’autres souffrent. » Ainsi parlait le grand poète Carl Spitteler pendant la Première Guerre mondiale, et c’est encore plus vrai après la seconde.
La fierté légitime et la gêne explicable qu’éprouvent la plupart des Suisses dans les années 1945 à 1950 ◀de▶ ce siècle vont trouver leur expression la plus juste dans la formule par laquelle le conseiller fédéral Max Petitpierre définit la politique suisse dès 1946 : Neutralité et solidarité. Où l’on voit bien que la volonté ◀de▶ solidarité compense cette gêne que l’on éprouve au chevet ◀de▶ l’Europe malade.
Mais cette « neutralité active », comme on l’appelle aussi, ne se borne plus à refuser ◀de▶ prendre parti dans les guerres qui opposent nos voisins. Au-delà ◀de▶ cette fonction traditionnelle définie et garantie par le traité ◀de▶ Vienne (1815), elle veut s’étendre désormais au monde entier. Et cela se traduit par un refus ◀d’▶adhérer à l’ONU, alors simple instrument ◀de▶ la politique des puissances victorieuses, en attendant ◀de▶ devenir le champ clos ◀de▶ leur rivalité ; mais aussi par la reprise des relations diplomatiques avec l’URSS, puis avec la Chine de Mao — démarche que la plupart des États européens n’ont pas osé faire jusqu’alors.
Cependant, beaucoup de bons esprits chez nos voisins, et quelques voix isolées parmi nous, proposent, dès le lendemain ◀de▶ la guerre, que la formule ◀de▶ l’État suisse, c’est-à-dire le système fédéraliste, soit transposée à l’échelle du continent et prise comme modèle (au sens technique du terme) ◀de▶ l’avenir européen. Lors des premières Rencontres internationales ◀de▶ Genève, au début ◀de▶ septembre 1946, le philosophe allemand Karl Jaspers (qui enseigne alors à l’Université ◀de▶ Bâle) exprime avec force ce point de vue : « … dans l’avenir, ou bien l’Europe deviendra le champ de bataille des grandes forces voisines (la Russie et l’Amérique), ou bien elle se fédérera et deviendra neutre. C’est-à-dire qu’elle sera ou bien balkanisée, ou bien helvétisée. »
À quoi toute la Suisse officielle et la majorité « réaliste » des Suisses répondent qu’une certaine humilité convient seule à ce petit pays, et qu’il serait parfaitement illusoire et utopique ◀d’▶imaginer que des solutions suisses puissent être un seul instant prises au sérieux par les « puissances » ◀de▶ l’époque.
Et pourtant il est clair que la vérité ◀d’▶une idée ne dépend pas ◀de▶ la taille ◀de▶ celui qui la formule, et que les « petits pays » — voyez les statistiques — ont l’avantage sur les « grands », non seulement quant aux moyennes et aux quantités mesurables, comme le revenu par tête, la densité des téléphones, des autos et des réfrigérateurs, mais aussi quant à la qualité ◀de▶ la ◀vie▶, au civisme, et aux vraies libertés. (C’est tout cela que les « grands pays » perdent un peu plus, et sans retour, à chacune ◀de▶ leurs « grandes » guerres, même victorieuses.)
Ces données ◀de▶ base ◀de▶ la situation suisse n’ont pas changé radicalement depuis les lendemains ◀de▶ la Seconde Guerre mondiale. Mais l’illusion qui permettait ◀de▶ parler encore ◀de▶ « grandes puissances » à propos de nos voisins, s’est dissipée. Face à l’Europe et face au monde, la situation ◀de▶ la Suisse s’est clarifiée : si elle diffère substantiellement ◀de▶ celle des « puissances » ◀d’▶hier, ce n’est plus par les dimensions, mais par le régime politique, c’est-à-dire par le fédéralisme, dont le corollaire est la neutralité.
En temps ◀de▶ paix et ◀de▶ normalité, être neutre ne pose aucun problème, et le régime fédéraliste permet ◀de▶ respecter au plus près les diversités foisonnantes qui font la richesse du pays. Mais dans un temps ◀de▶ crise comme celui qui s’est instauré dès l’automne ◀de▶ 1973, la neutralité, qui était une forme ◀de▶ sagesse apaisante, devient une source ◀de▶ controverses constamment irritantes, soit que l’État l’invoque pour refuser ◀d’▶adhérer à tel organisme international, soit que l’étranger l’estime lésée par la moindre manifestation spontanée du sentiment populaire, pour peu qu’il ne lui soit pas inconditionnellement favorable.
Les conseils législatifs, nationaux et cantonaux, dont le rôle traditionnel et principal reste ◀de▶ discuter et ◀de▶ voter le budget, entrent doucement en panique. Leur premier réflexe est ◀de▶ couper les dépenses culturelles et ◀de▶ recherche pure, au profit du budget militaire ou nucléaire. L’université leur réplique qu’il s’agit là ◀d’▶un calcul faux, parce qu’à trop courte vue, la qualité ◀de▶ la recherche scientifique restant le meilleur atout ◀de▶ notre industrie.
On s’agite au niveau des cantons, où l’on dénonce « l’emprise croissante ◀de▶ Berne », particulièrement lourde à vrai dire quand elle impose tel tracé ◀d’▶autoroute ou telle implantation ◀de▶ centrale nucléaire contre l’opinion déclarée ◀de▶ la population. Mais en même temps on demande des subsides fédéraux pour les tomates, la vigne, l’horlogerie, l’industrie lourde ou l’enseignement supérieur. Enfin, la double anxiété simultanée ◀d’▶avoir trop ou trop peu de main-d’œuvre étrangère rappelle quotidiennement aux Suisses qu’ils ne peuvent être seuls au monde.
Il n’apparaît donc plus possible ◀de▶ séparer les problèmes intérieurs du fédéralisme des problèmes extérieurs ◀de▶ la neutralité et ◀de▶ la coopération.
La Suisse face à l’Europe
Il paraît évident que le fédéralisme ◀de▶ formule suisse est la solution qui s’impose si l’on veut vraiment « faire l’Europe », c’est-à-dire non pas l’unifier en la forçant à l’uniformité — chose impossible ou criminelle — mais simplement l’unir pour le salut ◀de▶ ses peuples, le maintien ◀de▶ leurs libertés et ◀de▶ leurs coutumes particulières.
Mais il se trouve, hélas, que le fédéralisme n’est guère mieux compris par les Suisses — qui s’en réclament — que par les autres peuples ◀de▶ l’Europe — qui ne voient pas bien ce qu’ils pourraient en faire.
Dans la partie romande surtout, on a pris l’habitude ◀de▶ confondre le fédéralisme avec le réflexe ◀de▶ résistance à « Berne », c’est-à-dire aux mesures qu’on baptise « centralisatrices », alors qu’elles sont, justement, « fédérales » ! C’est ignorer le sens et la fonction du vrai fédéralisme, celui qui a fait la Suisse à partir des communes médiévales, forestières, agricoles ou urbaines.
Le fédéralisme n’est rien ◀d’▶autre, en effet, qu’une manière ◀de▶ se mettre ensemble pour faire ce dont aucun ne serait capable seul. C’est une méthode ◀de▶ répartition des pouvoirs ◀de▶ décision, selon les dimensions des tâches à accomplir d’une part, et selon la taille des groupes sociaux et politiques qui peuvent s’en charger, d’autre part. À la commune, les chemins vicinaux, au canton les routes intercommunales, à la Confédération les voies nationales. Les grands axes internationaux dépendront tout naturellement, et selon la même logique, ◀d’▶un pouvoir continental qu’il reste à créer mais que la nature des choses et les dimensions mêmes ◀de▶ la tâche appellent normalement. Ainsi l’Europe prend ses racines dans le terreau ◀de▶ l’authentique fédéralisme suisse.
◀De▶ cette manière ◀de▶ comprendre la nature ◀de▶ notre régime traditionnel résultent certaines conséquences politiques des plus nouvelles et virtuellement novatrices, quant aux relations entre la Suisse et l’Europe d’abord, la Suisse et le monde ensuite.
L’idée, le principe et presque le tabou ◀de▶ la neutralité constituaient depuis un siècle l’article principal du catéchisme ◀de▶ notre politique étrangère. Dans les années 1960 déjà, et dans la présente décennie bien plus clairement encore, il est apparu que notre neutralité, garantie par le traité ◀de▶ Vienne comme étant « dans les intérêts ◀de▶ l’Europe entière », veut en effet que la Suisse refuse ◀de▶ prendre parti entre les « puissances » dont les rivalités divisent l’Europe, mais ne veut pas du tout qu’elle se déclare neutre par rapport à l’union ◀de▶ l’Europe en train de se faire. Car la Suisse ne saurait tenir balance égale entre les ennemis ◀de▶ l’Europe et l’Europe même, dont elle fait partie. Ce serait vouloir rester neutre entre le microbe et le malade.
Toute la politique étrangère — et d’abord européenne — ◀de▶ la Suisse, ◀de▶ 1945 à 1975, s’explique par une oscillation perpétuelle entre une conception négative, invoquant le tabou, et une conception active, invoquant la solidarité.
La neutralité-tabou entraîne notre refus ◀d’▶adhérer aux Nations unies et à la Communauté économique européenne.
La neutralité active ou solidaire permet en revanche notre adhésion à l’OECE (Organisation européenne ◀de▶ coopération économique) dès 1946, puis à la plupart des agences spécialisées ◀de▶ l’ONU (telles que l’Unesco, le Haut Commissariat pour les réfugiés, le Bureau international du travail, l’Organisation mondiale ◀de▶ la santé, etc.). Dès 1963, la Suisse devient membre à part entière du Conseil de l’Europe. En 1972, elle signe des accords ◀de▶ coopération limitée mais réelle avec la CEE.
Mais des liens plus concrets se tissent chaque jour entre la Suisse et l’Europe. Le simple fait ◀de▶ l’agrandissement des tâches économiques, sociales, scientifiques, écologiques, etc. que les réalités du siècle imposent à nos États, entraîne nécessairement des dépassements ◀de▶ la « souveraineté nationale » telle que le siècle dernier pouvait encore la définir.
Les problèmes concrets qui se posent à la Suisse actuelle dans les domaines les plus divers, tels que ceux ◀de▶ l’énergie, ◀de▶ la monnaie, ◀de▶ la main-d’œuvre ou ◀de▶ l’environnement, obligent à penser que la formule ◀de▶ bon sens, qui est celle du fédéralisme helvétique, ne saurait arrêter ses effets aux frontières historiques ◀de▶ nos cantons confédérés. Si le fédéralisme authentique consiste à accorder la dimension des tâches à celle des communautés capables ◀de▶ les gérer, il devient évident que les Suisses ne peuvent plus limiter la coopération fédéraliste à leur seul territoire actuel.
Autrement dit, et pour paraphraser l’un des slogans célèbres ◀de▶ la révolution soviétique, « le fédéralisme dans un seul pays est utopique ». Car si, dans les domaines indiqués plus haut, on voulait limiter la coopération pratique aux frontières douanières ◀de▶ la Suisse, celle-ci deviendrait du même coup, aux yeux de ses voisins, un État-nation, comme les autres ; plus grave : elle se verrait bientôt contrainte ◀d’▶imiter à l’intérieur la centralisation autoritaire ◀de▶ ses voisins.
Il est donc évident que notre fédéralisme ne peut se maintenir dans nos cantons qu’à la seule condition ◀de▶ s’étendre, quand il le faut, au-delà des limites ◀de▶ l’État fédéral institué en 1848.
Si la Suisse veut rester fidèle à sa vocation séculaire, elle se doit donc ◀de▶ devenir, ◀de▶ proche en proche, européenne, puis mondiale.
La Suisse face au monde
Les tâches nouvelles que l’humanité doit assumer dans les années 1970-1980 sont presque toutes ◀de▶ dimensions intercontinentales, qu’il s’agisse ◀de▶ la répartition ◀de▶ l’énergie, ◀de▶ la lutte contre la famine, des mesures contre la pollution des océans, ou du maintien à tout prix ◀de▶ la paix. ◀De▶ tout cela, la Suisse ne peut se désintéresser, pour des raisons à la fois morales et utilitaires. Certes, la Suisse a bien le droit ◀de▶ rappeler, sans se vanter, qu’elle a créé ◀de▶ toutes pièces la Croix-Rouge, et qu’elle est l’hôte généreuse et attentive ◀de▶ plusieurs dizaines ◀d’▶organisations européennes et internationales. Mais cela ne saurait la dispenser ◀de▶ choisir sa politique mondiale, et ce choix se pose entre la solidarité et l’égoïsme.
Un égoïsme fermé sur soi-même, dans nos frontières, comme le rêvent, semble-t-il, nombre ◀de▶ Suisses (si l’on en juge par les dernières votations), ne pourrait réussir qu’au prix de sacrifices matériels ◀d’▶un héroïsme peu probable, et au surplus sans vraie grandeur. Tout égoïsme national bien compris, mieux éclairé et informé, suppose en revanche, et pratiquement, l’union des peuples ◀de▶ l’Europe ; parce que cette union politique serait seule capable ◀de▶ faire face aux problèmes qui se posent à l’échelle mondiale — énergie, pollution, famine, paix.
C’est entre ces termes extrêmes que se pose en permanence, depuis longtemps, le problème ◀de▶ l’entrée ◀de▶ la Suisse à l’ONU.
La Suisse, en adhérant, ne risquerait-elle pas ◀de▶ perdre son originalité, sa formule politique spécifique, et sans nul doute, les bénéfices moraux ◀de▶ sa neutralité ?
En revanche, en persistant dans son abstention, ne manquerait-elle pas ◀de▶ belles occasions ◀de▶ faire entendre sa voix en faveur des formules qu’elle illustre ◀de▶ toute son histoire : la fédération, les communes, le vrai civisme, le refus du recours à la guerre ?
Face aux défis ◀de▶ l’Europe et du monde, c’est sur sa propre raison ◀d’▶être que la Suisse ◀d’▶aujourd’hui se voit amenée à s’interroger. Et ce n’est qu’au nom de ses buts humains en tant qu’État fédératif qu’elle peut dorénavant justifier ses options.