Le Morgarten du xxe siècle (1975)q
La Suisse devrait être l’exemple et le moteur d’▶une fédéralisation ◀de▶ l’Europe, ai-je écrit, il y a plus ◀de▶ dix ans, dans La Suisse ou l’histoire ◀d’▶un peuple heureux . Aujourd’hui, il me semble que ce « modèle » (au sens scientifique) reste viable tel que je le décrivais alors, à quelques précisions près.
J’ai été amené à préciser notamment ceci : je ne vois pas, dans la Confédération fabriquée en 1848 par la réunion ◀de▶ 25 petits États souverains, le modèle ◀d’▶une fédération des 27 États souverains du continent, mais je vois dans le Conseil fédéral le modèle ◀d’▶un gouvernement fédéral européen. La principale qualité du gouvernement suisse, dont les Suisses eux-mêmes n’ont souvent pas conscience, réside dans le fait que les sept conseillers fédéraux ne sont pas du tout l’émanation des cantons, mais qu’ils sont désignés en fonction de leurs compétences particulières pour s’occuper ◀d’▶un secteur ◀de▶ la vie publique. S’ils devaient représenter les cantons, il en faudrait 25, comme l’actuelle commission du Marché commun, à Bruxelles, compte autant ◀de▶ commissaires que ◀de▶ pays membres. Cette dernière formule n’est bonne qu’à aggraver les divergences ◀d’▶intérêt entre les nations membres, à la différence, précisément, du Conseil fédéral, qui est composé de manière à pouvoir traiter dans l’intérêt commun les problèmes qui se posent au niveau de la Confédération.
La difficulté, avec le fédéralisme, c’est que peu de gens savent réellement ce que c’est. Il est presque totalement méconnu hors de Suisse, et les Suisses eux-mêmes commettent ◀de▶ graves erreurs à son sujet.
C’est l’École, une fois de plus, qui a répandu ces erreurs. On nous a fait apprendre qu’à l’origine, la Suisse s’était formée par la fédération ◀de▶ trois cantons. Leurs chefs auraient fait un beau pacte en latin, l’écrivant ◀de▶ la main gauche, probablement, puisqu’ils levaient la droite vers le ciel sur la prairie du Grütli. Tout cela est une fable qu’il n’est même pas intéressant ◀de▶ réfuter.
En réalité, les choses se sont passées tout à fait autrement. Le fédéralisme suisse s’est formé sur la base des communes ◀d’▶Uri, ◀de▶ Nidwald et ◀de▶ Schwyz. On ne parlait pas ◀de▶ cantons, mais bien ◀de▶ communes (Gemeinde en allemand, universitas en latin, c’est-à-dire l’ensemble des gens et des biens ◀d’▶une vallée). Elles se sont alliées entre elles, non pas pour créer une puissance, mais pour pouvoir rester chacune autonome. Seules, elles n’auraient pas pu le rester, mais en se mettant les trois, elles avaient juste assez ◀de▶ force pour préserver, chacune pour elle-même, leur autonomie et leur différence.
L’une des choses qui sont le plus clairement soulignées, dans le pacte du Grütli, c’est la volonté ◀d’▶exercer une justice « indigène » : nous ne voulons pas ◀de▶ juges étrangers dans nos vallées. Or la justice, à l’époque, c’était toute l’administration et tout le gouvernement. C’est-à-dire qu’à l’origine du fédéralisme suisse se trouve ce qu’on appellerait aujourd’hui la volonté ◀d’▶autonomie locale et ◀d’▶autogestion.
C’est surtout à partir de 1848 que le fédéralisme suisse a changé, sous l’influence des États voisins, qui étaient tous en train de s’unifier. Certains achevaient leur unité et d’autres la commençaient à peine, comme l’Allemagne et l’Italie. À cette époque, nous avons partiellement subi le courant régnant en Europe, qui était celui ◀de▶ la centralisation et ◀de▶ la création des grands États-nations. (J’appelle État-nation la mainmise ◀d’▶un appareil étatique sur l’ensemble ◀d’▶une nation.)
Cependant, dans ses structures, la Suisse a toujours été à contre-courant ◀de▶ ce qui se passait dans le reste ◀de▶ l’Europe. Elle est née ◀de▶ l’esprit des communes, au moment où ce grand mouvement libertaire, au nord ◀de▶ l’Italie et en Flandre, était déjà presque écrasé. Aujourd’hui, on découvre la nécessité vitale ◀d’▶introduire le fédéralisme dans les relations entre les Européens, et la Suisse se trouve être le seul pays qui ait traversé à peu près indemne la période des grands États-nations.
Les Suisses ◀d’▶aujourd’hui ne le comprennent malheureusement pas tous. Beaucoup, même, méconnaissent le véritable sens du fédéralisme. Je suis frappé ◀de▶ constater que la plupart de ceux qui se disent fédéralistes sont en réalité des nationalistes cantonaux. Se fondant sur ce qu’ils tiennent pour les erreurs ◀de▶ 1848, ils s’imaginent que la vie du fédéralisme consiste surtout à défendre les intérêts ◀de▶ leur petit État contre Berne, c’est-à-dire contre la fédération. Ramuz avait coutume ◀de▶ me dire : « Entre nous, nous sommes contre Berne, nous sommes fédéralistes, donc nous sommes séparatistes… » Je lui répondais : « Vous pouvez être séparatiste ou nationaliste vaudois, mais vous ne pouvez pas être fédéraliste du même coup, parce que le fédéralisme est précisément le contraire ◀de▶ cela. »
Ce genre ◀de▶ malentendu provient du fait qu’en Suisse aussi, on raisonne encore trop souvent en fonction de catégories politiques sclérosées, comme celles ◀de▶ la gauche et ◀de▶ la droite. Or, je trouve des nationalistes et des centralistes cantonaux à gauche comme à droite. Il y a aussi des partisans ◀de▶ l’autonomie à la base, cette autonomie des communes qui devient, à l’échelle européenne, l’autonomie des régions, dans les partis ◀de▶ gauche autant que dans les partis ◀de▶ droite. C’est une question ◀d’▶attitude, ◀de▶ mentalité, et non pas ◀de▶ choix politique traditionnel, parce que cela correspond à des réalités du xxe siècle et non du xixe .
Il me semble qu’aujourd’hui, ceux qui défendent l’autogestion régionale et communale sont ceux qui se situent le mieux dans le droit-fil ◀de▶ la pratique du fédéralisme. Qu’ils soient ◀de▶ gauche ou ◀de▶ droite ne m’intéresse guère : l’essentiel, c’est la forme concrète ◀de▶ communauté qu’ils défendent. Je retrouve, chez les partisans ◀de▶ l’autogestion au sens politique, juridique et administratif — et non limité au cadre ◀de▶ l’entreprise, comme en Yougoslavie où ça n’a pas très bien marché — le mouvement créateur des communes primitives autour du Gothard.
Certes, entre le xiiie et le xxe siècle, la nature des problèmes a changé. Cependant, malgré les apparences, on retrouve toujours le même conflit entre les réalités locales et ce qu’on appelle trop facilement les « nécessités » nationales, continentales ou mondiales. Je vois par exemple un parallèle frappant entre la situation ◀de▶ nos trois communes primitives et celle des communes qui essaient aujourd’hui ◀de▶ se défendre contre l’implantation ◀de▶ centrales nucléaires sur leur territoire.
Les Uranais défendaient la possibilité pour eux ◀de▶ vivre libres et à leur manière. Et cette possibilité était menacée depuis l’ouverture ◀de▶ la route du Gothard, phénomène continental s’il en fut, puisque cette route devait relier entre elles les deux parties du Saint-Empire romain germanique. Les Habsbourg avaient les yeux fixés sur cette route, parce qu’ils pensaient en tirer ◀de▶ grandes richesses en y percevant des péages. C’est pour empêcher cette mainmise « étatique » avant la lettre que les Suisses se sont ligués.
On observe un phénomène comparable aujourd’hui, autour du coude du Rhin, dans la région ◀de▶ Bâle. Il y a en projet seize centrales nucléaires. Ce qui est ◀de▶ la démence pure. Aux yeux de n’importe quel savant sérieux et indépendant ◀d’▶Europe ou ◀d’▶Amérique, c’est insoutenable. Le projet n’est soutenu, d’ailleurs, que par les trois États qui se partagent la région ◀de▶ Bâle, c’est-à-dire la France, la Suisse et l’Allemagne. Parce que c’est dans leur intérêt. Face à cette menace ◀de▶ leurs capitales respectives, les Français de Markolsheim et ◀de▶ Fessenheim, les Allemands de Wyhl et les Suisses de Kaiseraugst retrouvent le réflexe qui fut celui des Uranais, des Nidwaldiens et des Schwyzois : se mettre ensemble. À Kaiseraugst, il y avait parmi les occupants des délégations importantes ◀de▶ Français d’Alsace et ◀d’▶Allemands du pays ◀de▶ Bade.
Qu’on ne vienne pas attribuer le mérite des manifestations ◀de▶ Kaiseraugst aux « trublions gauchistes ». Leurs groupuscules ne sont venus qu’après coup s’adjoindre à la grande majorité des hommes et des femmes qui s’étaient installés sur le camp. Ils tentaient ◀d’▶exploiter une situation qu’ils n’avaient pas créée, et qui ne va pas exactement dans leur sens, car je ne vois pas comment des maoïstes ou des trotskystes pourraient être des fédéralistes : ils ont ◀de▶ tout autres vues. Mais qu’importe ! L’essentiel, qui est une chose historique, c’est la réaction ◀de▶ défense des habitants ◀de▶ la région ◀de▶ Bâle. C’est le réflexe ◀d’▶autogestion, qui se traduit par la volonté ◀de▶ se défendre sur place, fût-ce au prix ◀d’▶une illégalité.
On a beaucoup dit, dans la presse — ◀de▶ gauche comme ◀de▶ droite, une fois de plus —, que les occupants ◀de▶ Kaiseraugst étaient sortis ◀de▶ la légalité et qu’ils étaient les « fossoyeurs ◀de▶ la démocratie ». Je ne sais pas si les gens qui ont écrit des choses pareilles connaissent la légende ◀de▶ Guillaume Tell. Qu’ils la relisent, et ils se rendront compte que notre héros national suisse n’était pas particulièrement respectueux ◀de▶ la légalité. Tous les moments ◀de▶ son histoire sont en rupture ◀de▶ légalité ! Aujourd’hui, Guillaume Tell aurait été le premier manifestant ◀de▶ Kaiseraugst. Cela m’a d’ailleurs amené à dire dans un message aux dix mille personnes qui sont allées manifester à Kaiseraugst, lors ◀d’▶un fameux dimanche sous la pluie : « Vous êtes hors de la légalité, c’est évident, et vous le savez. Vous n’avez avec vous que la justice, et vous êtes au surplus en état ◀de▶ légitime défense. Vous êtes donc en train de livrer le véritable Morgarten du xxe siècle. »
Peut-être les Suisses n’aiment-ils pas beaucoup tirer la leçon ◀de▶ Kaiseraugst, parce qu’ils craignent pour leur niveau de vie ou plus exactement : leur consommation ◀d’▶électricité. Mais on ne peut pas avoir, comme on dit chez moi, le beurre et l’argent du beurre.
Il s’agit ◀de▶ savoir quelle finalité on vise. Est-ce qu’on attache vraiment plus ◀d’▶importance au « niveau de vie » qu’à la liberté ? Dans ce cas, autant faire des centrales nucléaires, quitte à se voir réduits à l’uniformité d’abord, puis à la vie en uniforme et finalement au « niveau de vie » le plus bas, le niveau zéro, qui est la mort…
Mais pour moi, une Suisse qui ferait ce choix-là ne serait plus elle-même. Elle deviendrait semblable à n’importe lequel des États-nations actuels, dont l’idéal est le nivellement universel, parce qu’il est plus facile ◀d’▶administrer un pays où toutes choses sont parfaitement égales et identiques, où toutes les différences locales sont abolies. C’est le rêve secret ◀de▶ tous les administrateurs.
J’ignore si les citoyens suisses sont aptes à saisir l’ampleur du danger qui les menace. Et je ne suis pas optimiste sur les possibilités ◀d’▶endoctriner les gens. Je ne me fais pas ◀d’▶illusions : ◀d’▶une manière générale, les hommes font toujours toutes les bêtises qu’ils peuvent faire, et cela depuis plusieurs dizaines ◀de▶ milliers ◀d’▶années. Il n’y a pas ◀de▶ raison ◀de▶ penser qu’ils vont changer tout ◀d’▶un coup, dans les quelques années qui viennent, et que par exemple ils renoncent aux centrales nucléaires.
Si les gens ne sont pas capables ◀d’▶entendre un discours raisonnable, comme celui que je tiens ici, sur quoi compter alors ? Sur un certain nombre ◀de▶ désastres et ◀de▶ catastrophes qui se préparent. Des tragédies.
Les Suisses n’aiment pas du tout ce mot. Les Suisses s’imaginent, surtout depuis une centaine ◀d’▶années, que le dernier mot ◀de▶ la vie, c’est le confort, et que si on éliminait les choses excessives, les tensions trop fortes, tout se passerait sans histoire — dans tous les sens du mot histoire. Il n’y aurait plus qu’une espèce ◀de▶ raison moyenne qui dominerait, dans l’ennui total et fédéral.
Cela ne va évidemment pas se passer comme ça. Nous allons vers des tragédies.
Les Suisses n’y sont pas très bien préparés par leur forme ◀d’▶esprit. En revanche, ils y sont particulièrement bien préparés par leurs institutions. Les institutions fédéralistes, en effet, se distinguent par leurs petites dimensions. Or, dans le monde actuel, plus vous êtes petit et plus vous avez ◀de▶ chances ◀de▶ survivre au tohu-bohu général qui est en train de se déchaîner sur la planète. C’est pour cette raison que les États-Unis, qui sont ◀de▶ loin la plus grande puissance militaire du monde, n’ont pas pu venir à bout du Vietnam. Ils ne pouvaient pas venir à bout ◀de▶ choses qui renaissaient partout, ◀de▶ petits centres sur lesquels il ne valait pas la peine ◀de▶ lancer une bombe atomique. Ou alors, s’ils avaient commencé là-bas avec leurs bombes atomiques, il n’y aurait même plus eu ◀de▶ place pour les soldats américains.
Nous avons ce même avantage ◀d’▶une décentralisation extrêmement poussée, donc ◀d’▶une vulnérabilité minimale, qui sera la meilleure sécurité dans le monde qui vient.
Il faut donc que la Suisse retrouve ce qui était son attitude et sa mentalité originelles, celles qui ont créé les institutions ◀de▶ la première confédération. Elle n’y sera pas amenée par des discours, mais par la force des choses. Par la pédagogie des catastrophes qu’elle n’aura pas pu éviter, car elles seront mondiales, mais contre lesquelles elle sera peut-être mieux prémunie que les grands.