Pourquoi des régions ? (printemps-été 1975)dp
Quand on pose une question de▶ ce type, c’est que ◀l’▶objet en question semble avoir fait son temps, qu’il survit peut-être à sa raison ◀d’▶être, qu’il est trop vieux. Et ◀l’▶on publie : Pourquoi des philosophes ? Pourquoi des professeurs ? Pourquoi ◀l’▶Université ? Ou au contraire, c’est que ◀l’▶objet est encore trop jeune, et qu’il convient, avant de s’en occuper, ◀de▶ s’assurer ◀de▶ sa réalité. Le second cas est évidemment celui des régions, du problème régional.
En tant qu’il est discuté en public, ◀le▶ problème ne date guère que des années soixante ◀de▶ ce siècle. ◀La▶ bibliographie des études régionales qui clôt ◀le▶ Bulletin du CEC intitulé Naissance ◀de▶ ◀l’▶Europe des régions (1968) me rappelle que les premières études « régionalistes » datent ◀de▶ 1958 : Paul Romus, J. Boudeville ; qu’elles sont suivies par une série ◀de▶ publications dans ◀les▶ cahiers ◀de▶ ◀l’▶ISEA ◀de▶ 1961 à 1963 ; et par ◀la▶ publication en deux volumes des actes ◀d’▶un colloque réuni à Bruxelles par ◀la▶ CEE, fin 1960 ; tandis que ◀les▶ Schriften der Regio Basiliensis (5 vol.) datent ◀de▶ 1964-1965, et que les premières études dues au Centre européen de la culture (CEC) et à ◀l’▶Institut universitaire ◀d’▶études européennes (IUEE) ◀de▶ Genève remontent à 1963 et 1967.
Cela ne suffit pas toujours pour établir aux yeux des instances officielles — gouvernements, conseils ◀de▶ ◀la▶ recherche — ◀la▶ consistance du problème ou son sérieux scientifique. Et cela suffit encore moins à établir sa nécessité et sa possibilité aux yeux du grand public. Ni ◀les▶ uns, ni ◀les▶ autres, n’ont encore bien compris pourquoi des régions ? Il faut que nous ◀le▶ reconnaissions clairement. Il y a sans doute ici plusieurs spécialistes ◀de▶ ces problèmes qui pourraient être tentés ◀de▶ croire que ◀les▶ raisons ◀de▶ faire des régions sont bien assez connues, et même rabâchées, et qu’il s’agit maintenant ◀de▶ pousser en profondeur et ◀d’▶affiner ◀l’▶analyse scientifique. Eh bien non !
◀Les▶ régions ne sont pas un problème scientifique d’abord, mais politique. Pas un problème logique, théorique, économétrique d’abord, mais un problème civique d’abord, social, psychologique, éthique avant toute chose.
◀La▶ question n’est pas ◀d’▶étudier une réalité donnée, telle qu’elle est, mais ◀de▶ construire une réalité habitable, telle que des hommes seuls peuvent ◀la▶ faire devenir.
◀Les▶ régions ne sont pas des objets à étudier mais à constituer. Elles sont potentiellement des objets ◀de▶ notre action, ◀de▶ notre volonté, et en tant que telles seulement, des objets ◀de▶ connaissance, comme ◀l’▶a si bien montré Piaget par ses nombreuses analyses établissant que notre savoir, notre connaissance, ne proviennent ni des sens, ni ◀de▶ structures tombées du Ciel des Idées, mais des activités, ◀de▶ ◀l’▶action ◀de▶ ◀l’▶homme.
Dans ce sens, on peut dire qu’il n’y aura jamais ◀de▶ région, que ◀la▶ région ne sera jamais une réalité pour celui qui ne veut pas ◀la▶ faire ; ou pour celui qui n’accepterait qu’on se soucie ◀de▶ ◀la▶ faire que si on lui prouvait d’abord qu’elle existe. Celui qui nie toute valeur « scientifique » à ◀l’▶action ◀de▶ construire, nie ◀la▶ source même ◀de▶ tout savoir, ◀de▶ toute connaissance réelle.
On a pu se demander si ◀la▶ région est un fait ◀de▶ nature ou ◀de▶ culture ? (◀De▶ géographie ou ◀d’▶histoire ? ◀D’▶économie ou ◀d’▶éthique ? ◀D’▶écologie ou ◀de▶ morale civique ?) Je pense que ◀la▶ région est un phénomène ◀de▶ nature au sens actif du mot, qui est son sens étymologique : Natura = ce qui engendre, ◀l’▶engendrante, ce qui fait naître, ce qui est à naître. (Du radical indo-européen gna indiquant naissance et du suffixe turus, devant être fait.) Disons que ◀la▶ région relève ◀de▶ ◀la▶ nature naturante par opposition à ◀la▶ nature naturée.
Mais si elle dépend ◀de▶ ◀la▶ volonté humaine, il est décisif pour sa réalisation qu’on puisse expliquer avec efficacité ses raisons ◀d’▶être, ou plutôt ◀de▶ devenir. « Avec efficacité » veut dire ici : en termes simples, non jargonnants, qui ne visent pas à épater ◀les▶ collègues, mais à convaincre ◀les▶ responsables ◀de▶ ◀la▶ cité, et avec eux ◀le▶ plus grand nombre possible ◀de▶ citoyens.
◀Les▶ régions seront, ou non, selon que leur raison ◀d’▶être aura été exposée ◀d’▶une manière active et convaincante, ou non. Persuader, convaincre, c’est ◀le▶ moment décisif dans toute action qui relève ◀de▶ ◀la▶ volonté humaine. C’est donc sur ◀l’▶argumentation du problème régional que je voudrais centrer mes réflexions.
À ◀la▶ question Pourquoi des régions ? je vois d’abord deux types ◀de▶ réponses possibles :
— à partir des réalités locales qui exigent ◀la▶ région ;
— à partir de ◀la▶ crise mondiale qui exige ◀la▶ région.
Ces deux types ◀de▶ réponses, partant du plus près et du plus loin, se rejoignent évidemment dans notre actualité ◀la▶ plus concrète. Je vais ◀les▶ traiter rapidement, dans une intention délibérément didactique. Et j’y ajouterai un troisième type ◀de▶ réponses possibles, ◀le▶ principal sans doute :
— à partir de ◀l’▶homme lui-même, ◀de▶ sa réalité morale, à partir de ◀la▶ dégradation ◀de▶ toute existence communautaire qu’il subit aujourd’hui, et qui appelle comme remède immédiat, structurel, ◀la▶ région.
A. La première réponse possible à notre question, je ◀la▶ formulerai donc à partir des réalités ◀les▶ plus proches : ◀de▶ mon environnement, ◀de▶ mon milieu humain, ◀de▶ ses contraintes, ◀de▶ ses ressources disponibles et ◀de▶ ses virtualités frustrées.
◀Les▶ problèmes écologiques, économiques, énergétiques, éducatifs, sociaux et culturels se multiplient et s’exacerbent dans toutes ◀les▶ régions frontalières ◀de▶ ◀l’▶Europe, avec une intensité particulièrement marquée ◀le▶ long ◀d’▶une ligne qui va du Schleswig-Holstein par ◀la▶ Frise, ◀la▶ Hollande, ◀la▶ Belgique, ◀le▶ Luxembourg, ◀l’▶axe rhénan jusqu’à Bâle ; mais aussi le long des Alpes, ◀de▶ Genève à Menton-Ventimiglia, et des Grisons à Trieste. Et cela tient au fait que ◀les▶ données du problème général des régions dans ◀le▶ cadre ◀de▶ ◀l’▶État-nation (plus ou moins centralisé) se compliquent ici du fait ◀de▶ ◀la▶ frontière, qui divise arbitrairement ce que ◀la▶ Nature, ◀l’▶Histoire, ◀les▶ ethnies, ou ◀les▶ intérêts avaient uni.
Près des frontières, on voit et on ressent immédiatement que ◀les▶ solutions aux problèmes qu’on vient de citer sont rendues difficiles ou impossibles du simple fait que ◀l’▶État-nation se veut souverain unique, indivisible et absolu, dans tous ◀les▶ domaines (sauf ◀le▶ religieux, au xxe siècle) ◀de▶ ◀la▶ vie publique.
Mouvements pendulaires ◀de▶ main-d’œuvre à travers ◀la▶ frontière, non maîtrisés par ◀l’▶État central ; problèmes ◀de▶ production locale et ◀de▶ distribution ◀d’▶énergie, rendus insolubles par ◀les▶ prétentions des grandes centrales nationales ; lutte contre ◀la▶ pollution arrêtée par ◀les▶ frontières, qui ne laissent passer que ◀la▶ pollution elle-même (des airs, des eaux, des ondes et des tempêtes) ; fiscalité prélevée dans ◀la▶ région, mais profitant d’abord aux bureaux ◀de▶ ◀la▶ capitale ; production agricole arbitrairement séparée ◀de▶ ses marchés naturels ; obstacles multipliés, légaux et financiers, à ◀l’▶éducation scolaire aux trois degrés et à ◀la▶ formation professionnelle ; tout cela définit ◀le▶ problème des régions frontalières.
Mais ce n’est pas seulement ◀l’▶inadéquation ◀de▶ ◀la▶ formule stato-nationale aux réalités économiques, sociales et culturelles du xxe siècle qui se « déclare » dans ◀les▶ régions frontalières. C’est aussi et surtout ◀l’▶impuissance des citoyens à décider ◀de▶ leurs destins, à intervenir dans ◀les▶ processus ◀de▶ décision concernant leur existence quotidienne, décisions dont ◀les▶ plus importantes sont décrétées dans ◀les▶ bureaux ◀de▶ ◀la▶ capitale, c’est-à-dire ◀le▶ plus loin possible des prises concrètes, ◀de▶ ceux qui en subiront ◀les▶ conséquences.
Quelles sont, parmi ◀les▶ fonctions nécessaires à ◀la▶ vie ◀d’▶une communauté ◀de▶ type européen, celles qui souffrent ◀le▶ plus du fait ◀de▶ ◀la▶ frontière, ou, à plus proprement parler, du fait ◀de▶ ◀la▶ bi- ou tripartition ◀d’▶un virtuel ensemble naturel ou ethnique ou économique, par deux ou trois souverainetés nationales, comme c’est ◀le▶ cas ◀de▶ ◀la▶ Regio Bâle-Alsace-Bade, ou ◀de▶ ◀la▶ région franco-suisse (qui pourrait englober à certains égards ◀le▶ Val ◀d’▶Aoste, région autonome ◀d’▶Italie), centrée sur ◀la▶ « cuvette genevoise » et que nous avons baptisée région lémano-alpine.
◀Les▶ fonctions essentielles qui apparaissent lésées ou paralysées par ◀la▶ frontière ne sont pas seulement ni même principalement ◀les▶ plus évidentes, c’est-à-dire ◀les▶ échanges commerciaux et agricoles (vitaux mais qui peuvent être interrompus ◀d’▶une heure à l’autre par décret ◀de▶ Paris, ou par une guerre), mais tout autant ou davantage ◀l’▶enseignement et ◀la▶ formation professionnelle, ◀l’▶emploi, ◀le▶ régime hospitalier, ◀la▶ protection ◀de▶ ◀l’▶environnement, enfin ◀la▶ production et ◀la▶ distribution ◀de▶ ◀l’▶énergie.
C’est probablement ◀le▶ problème des frontaliers, c’est-à-dire des ouvriers et employés résidant dans ◀l’▶Ain et ◀la▶ Haute-Savoie, mais travaillant à Genève, qui a éveillé chez ◀les▶ Genevois comme chez leurs voisins ◀la▶ conscience ◀d’▶une entité régionale sous-jacente, qui ne demanderait, pour exister, qu’à être libérée ◀de▶ cette frontière dont on voit ◀de▶ moins en moins ◀la▶ raison et ◀le▶ sens, mais dont on ressent de plus en plus ◀la▶ nuisance.
Paradoxalement, c’est à partir des difficultés créées par « ◀les▶ frontaliers » (notamment dans ◀les▶ « communes-dortoirs » du pays ◀de▶ Gex et ◀de▶ ◀la▶ Haute-Savoie), et des négociations franco-suisses qu’elles ont occasionnées, qu’on en est venu à constituer la première Commission régionale transfrontalière reconnue par des gouvernements — en ◀l’▶occurrence ceux ◀de▶ Paris, Berne et Genève. Dès ses premières séances, ◀la▶ Commission s’est donné un programme qui déborde ◀le▶ problème des frontaliers et s’étend déjà, prudemment, vers ◀les▶ domaines ◀de▶ ◀l’▶environnement et ◀de▶ ◀la▶ formation professionnelle, en attendant d’autres élargissements qui sont inscrits dans ◀la▶ logique des choses.
Car ◀les▶ problèmes écologiques que ◀la▶ bipartition nationale du bassin lémanique a empêché jusqu’ici ◀de▶ traiter convenablement, sont plus graves à long terme que ◀les▶ problèmes ◀de▶ ◀l’▶emploi. ◀Le▶ Léman, au milieu duquel passe ◀la▶ frontière, est mortellement menacé par un ensemble ◀de▶ pollutions qui appellent un ensemble ◀de▶ mesures préventives et curatives ; mais en ◀l’▶absence ◀de▶ toute autorité locale capable ◀d’▶étudier et ◀de▶ maîtriser ◀la▶ situation en Suisse et en France à la fois, ◀les▶ efforts tardifs et dispersés ◀d’▶une Commission internationale qui ne peut que transmettre ses vœux à Berne et à Paris, ◀d’▶instituts sans pouvoir et ◀de▶ chercheurs isolés, risquent bien ◀de▶ ne pas suffire à enrayer ◀le▶ mal avant ◀le▶ point ◀de▶ non-retour. ◀Les▶ mêmes considérations valent pour ◀la▶ protection des nappes phréatiques, pour ◀les▶ nuisances ◀de▶ ◀l’▶aéroport international ◀de▶ Cointrin, et vaudront pour ◀les▶ risques créés par ◀la▶ future centrale nucléaire ◀de▶ Verbois : nuisances et risques également ressentis dans ◀le▶ pays ◀de▶ Gex et ◀le▶ canton ◀de▶ Genève, et qui appellent ◀d’▶urgence ◀la▶ gestion ◀d’▶une autorité régionale, sous ◀le▶ contrôle direct des populations intéressés, voire immédiatement « exposées ».
Là encore, ◀les▶ populations (surtout ◀les▶ jeunes) sensibilisées depuis quelques années par ◀les▶ campagnes pour sauver ◀l’▶environnement, sont en train de prendre conscience ◀de▶ ◀la▶ réalité possible et vivement souhaitable ◀d’▶une région écologique ◀d’▶un seul tenant, qui ne tiendrait pas plus compte ◀de▶ ◀la▶ frontière que ne ◀le▶ font ◀les▶ pollutions et ◀les▶ nuisances ◀de▶ toute espèce.
Troisième exemple, qui concerne ◀la▶ fonction ◀de▶ ◀l’▶enseignement : celui des universités ◀de▶ Suisse romande et ◀de▶ Rhône-Alpes. On sait que ◀la▶ collaboration interuniversitaire, déjà difficile entre ◀les▶ cantons romands, est plus que ténue entre universités suisses et françaises. ◀Les▶ professeurs français peuvent être nommés en Suisse, mais non ◀l’▶inverse. ◀La▶ mobilité des étudiants, un peu plus égale en droit, se voit limitée en fait par ◀l’▶absence ◀d’▶équivalence des diplômes. Quant au droit ◀d’▶exercice ◀d’▶une profession libérale (effectus civilis) pour ◀les▶ diplômés ◀d’▶une université « étrangère », il est quasi nul. Pourtant, ◀l’▶extraordinaire densité des établissements ◀d’▶enseignement supérieur dans ◀la▶ région lémano-alpine (16 pour ◀le▶ moment, en prolongeant ◀la▶ région jusqu’à Saint-Étienne à ◀l’▶Ouest, Besançon au Nord, Aoste à ◀l’▶Est125), invite à imaginer ◀la▶ richesse des possibilités ◀de▶ coopération qu’ouvrirait ◀l’▶organisation ◀d’▶une région universitaire. Englobant celles déjà citées plus haut, cette nouvelle région fonctionnelle contribuerait à former ◀la▶ conscience ◀d’▶une entité transfrontalière réunissant ◀la▶ Franche-Comté, ◀la▶ Suisse romande, ◀le▶ Val ◀d’▶Aoste et la plupart des départements ◀de▶ Rhône-Alpes. Entité qui n’est pas accidentelle d’ailleurs. Car ◀la▶ région universitaire dont nous avions esquissé ◀la▶ possibilité devant plusieurs recteurs suisses et présidents ◀d’▶université français, se trouve coïncider très exactement, comme ◀le▶ fit observer l’un d’entre eux, avec ◀l’▶aire du franco-provençal, qui y fut parlé, écrit et chanté du ixe siècle jusqu’aux débuts du xixe . (Pictet de Rochemont, ◀le▶ négociateur des actuelles frontières franco-genevoises, avait écrit trois opuscules dans cette langue, dont nous ne connaissons plus que quelques mots mais qui a sans aucun doute marqué toute ◀la▶ culture ◀de▶ ◀la▶ région et laissé des traces profondes dans ◀l’▶inconscient ◀de▶ ses habitants.) Ajoutons que cette « plus grande région » est aussi celle ◀de▶ ◀l’▶horlogerie européenne, et celle ◀de▶ ◀la▶ clientèle principale ◀de▶ ◀l’▶aéroport ◀de▶ Cointrin !
Tous ces problèmes concrets, quotidiennement vécus, et ◀le▶ fait aisément vérifiable que seule ◀la▶ frontière ◀les▶ rend insolubles, voilà qui enseigne ◀la▶ région, convainc ◀de▶ sa nécessité, répond à ◀la▶ question du « Pourquoi des régions ? » à partir de ce que tout un chacun peut vérifier. Pour qui voit et comprend ◀les▶ réalités locales, ◀la▶ leçon est claire : il faut susciter ◀la▶ région pour que ◀la▶ vie continue, tout simplement.
B. Deuxième réponse possible à ◀la▶ question : à partir des réalités mondiales, ◀de▶ ◀la▶ crise globale et des leçons qui en découlent à ◀l’▶évidence. Je propose ◀les▶ étapes ◀de▶ raisonnement que voici :
◀La▶ crise mondiale — dont parlent tous ◀les▶ mass médias, depuis ◀la▶ crise du pétrole — résulte ◀d’▶une mauvaise gestion ◀de▶ ◀la▶ planète : famine et pollution, pillage des ressources naturelles non renouvelables, surpopulation, surarmement délirant (◀les▶ USA possèdent ◀de▶ quoi tuer 32 000 fois chaque être humain vivant aujourd’hui, et vivent dans ◀la▶ crainte que ◀l’▶URSS, qui n’en est qu’à 29 000, ne ◀les▶ dépasse), gaspillage comme principe du commerce, entassement mégalopolitain destructeur ◀de▶ communauté, et terreur permanente au sein de ◀la▶ paix des lâches. Beaux résultats ! Brillante gestion ! Mais qui était ◀le▶ gérant ? ◀L’▶État-nation. Ils sont 150 aujourd’hui, qui se partagent toute ◀la▶ terre sans reste !
Ils ont tout calculé en fonction de leur « indépendance nationale », ◀de▶ leur économie nationale, ◀de▶ leur balance du commerce nationale, ◀de▶ leur monnaie nationale, etc., avec ◀les▶ résultats que chacun peut constater.
Ils ne sauraient donc éluder leur responsabilité, puisqu’ils sont fondés sur ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀la▶ souveraineté illimitée dans leurs frontières, dites « géographiques », mais établies en fait aux hasards des guerres passées et en vue de guerres à venir. ◀Les▶ États-nations ne peuvent éluder leur responsabilité après deux siècles ◀de▶ droit absolu sur ◀la▶ production et ◀la▶ distribution ◀de▶ ◀la▶ monnaie, sur ◀l’▶énergie, sur ◀les▶ écoles, sur ◀l’▶exploitation ◀de▶ ◀la▶ main-d’œuvre, mais aussi des eaux, des airs, des forêts, des sous-sols, des transports, enfin sur ◀la▶ vie et ◀la▶ mort des citoyens, selon qu’ils se conforment ou non aux dogmes ◀de▶ ◀la▶ religion stato-nationale, dont ◀le▶ plus grand est ◀l’▶unité centralisée, né ◀de▶ ◀la▶ guerre et préparant à ◀la▶ guerre, uniquement et absolument, car à tout autre égard il est absurde.
Né des guerres ◀de▶ ◀la▶ Révolution française et constitué ◀d’▶une manière exemplaire par Napoléon, dans et pour ◀la▶ guerre, ◀l’▶État-nation et sa morale, qui est ◀le▶ nationalisme totalitaire, a provoqué ◀les▶ deux guerres européennes, devenues mondiales. Ces guerres ont ruiné ◀le▶ prestige ◀de▶ ◀l’▶Europe politique (◀d’▶où ◀la▶ décolonisation opérée dans ◀la▶ haine et ◀le▶ mépris du tiers-monde qui nous ◀les▶ rend), mais elles ont fouetté technique et industrie, qui ont causé surpopulation, famines, pollution des océans et ◀de▶ ◀l’▶atmosphère, déséquilibre économique croissant entre ◀l’▶Occident et ◀le▶ tiers-monde, dégradation générale des relations humaines.
Devant ◀la▶ contre-attaque qu’elle a provoqué par son action, ◀l’▶Europe se voit aujourd’hui sans force : sa division en État-nations souverains — qui a causé ◀les▶ guerres mondiales et donc sa ruine — c’est cela aussi qui ◀l’▶empêche ◀de▶ résoudre ◀la▶ crise qu’elle a fomentée, et qu’elle entretient.
Si ◀les▶ Européens ne s’unissent pas, ils seront colonisés d’ici dix ou quinze ans par ◀l’▶Est ou par ◀l’▶Ouest, ou ◀les▶ deux à la fois. Voilà qui devient évident même aux esprits ◀les▶ plus obtus ou farfelus qui occupent ◀le▶ devant ◀de▶ notre scène politique, ou pour mieux dire, ◀de▶ notre guignol partisan.
Or, ◀les▶ Européens ne s’uniront jamais sur ◀la▶ base des États-nations, c’est-à-dire sur ◀la▶ base ◀de▶ ◀l’▶obstacle majeur à toute union.
◀Le▶ programme politique du siècle finissant m’apparaît clair : il faut défaire et dépasser ◀l’▶État-nation parce qu’il est ◀la▶ cause efficiente et immédiate ◀de▶ ◀la▶ crise mondiale, et ◀l’▶empêchement majeur à ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe — laquelle serait cependant un facteur décisif ◀de▶ ◀la▶ solution ◀de▶ cette crise. Il faut défaire et dépasser ◀l’▶État-nation si ◀l’▶on ne veut pas aller irréversiblement vers une guerre atomique.
Et pour cela, il ne faut pas ◀de▶ bazookas et ◀de▶ plastic. Il ne s’agit pas ◀de▶ renverser des idoles aux pieds ◀d’▶argile, mais ◀d’▶éduquer des hommes vivants et forts. Il s’agit, dans ◀le▶ cadre branlant des États-nations subsistants, ◀de▶ construire, ◀de▶ fomenter, ◀d’▶animer des régions en tant qu’unités ◀de▶ base ◀de▶ ◀la▶ fédération européenne. Fédération qui sera ◀l’▶élément décisif ◀d’▶une résolution ◀de▶ ◀la▶ crise mondiale.
Tout cela, me direz-vous, est bien schématique. J’en conviens, mais je ne vois pas ◀le▶ moyen ◀d’▶échapper à ce schéma qui est inscrit dans ◀les▶ faits, bien loin de ◀l’▶être dans ◀l’▶esprit des fédéralistes…
C. La troisième réponse à ◀la▶ question posée est indépendante des deux premières. Elle procède en effet ◀d’▶un ordre ◀de▶ considération radicalement différent, non pas économique, ni écologique, ni énergétique, ni éducatif, mais social, moral et en dernière analyse, spirituel.
◀Les▶ régions sont la dernière chance ◀de▶ restaurer une communauté dans ◀l’▶humanité ◀d’▶aujourd’hui — qui, sinon, finira bientôt dans ◀le▶ chaos ◀de▶ ◀la▶ délinquance universelle. Car, au-delà des réalités locales et derrière ◀la▶ crise mondiale il y a ◀le▶ danger, bien plus grave à mes yeux, ◀de▶ ◀la▶ dégradation des relations humaines et ◀de▶ ◀la▶ dissolution des liens communautaires.
Grand responsable ◀de▶ ◀la▶ mauvaise gestion ◀de▶ ◀la▶ planète, ◀l’▶État-nation est aussi ◀le▶ fauteur ◀de▶ ◀la▶ crise, dans ◀la▶ mesure où ◀l’▶obsession ◀de▶ ◀la▶ puissance est ◀l’▶ultima ratio ◀de▶ ses décisions. Mais ◀d’▶où tient-il sa puissance actuelle, sinon du vide civique créé par ◀l’▶urbanisation sauvage ◀de▶ ◀l’▶ère industrielle, ◀de▶ ◀l’▶angoisse qui en résulte chez ◀les▶ individus perdus dans ◀les▶ foules solitaires, dans ◀le▶ sentiment ◀de▶ leur impuissance devant leur destin collectif, et ◀de▶ ◀la▶ dissolution ◀de▶ toute communauté à laquelle ils pourraient participer ?
Recréer une communauté où ◀l’▶homme puisse recouvrer ◀la▶ dimension civique sans laquelle il n’est pas une vraie personne, c’est ◀le▶ problème central ◀de▶ notre temps.
◀Les▶ régions fonctionnelles, ◀d’▶aires diverses — chacune ayant pour extension ◀le▶ territoire ◀de▶ sa réalité — ne naîtront pas ◀de▶ nos modèles, mais bien ◀de▶ ◀la▶ nécessité ◀de▶ recréer des milieux ◀de▶ participation où des citoyens puissent enfin prendre en main leurs affaires communes — qu’il s’agisse ◀de▶ réalités culturelles ou énergétiques, écologiques ou sociales.
Et voilà qui représente bien plus qu’une mesure opportune ◀de▶ « décentralisation » des pouvoirs engorgés ◀de▶ ◀la▶ capitale ; cela représente, implique et favorise un changement ◀d’▶attitude ◀de▶ ◀l’▶homme face à ◀la▶ société, un changement ◀de▶ mentalité et un changement ◀de▶ finalité.
Structurellement, existentiellement, concrètement, au fait et au prendre : si ◀l’▶homme moderne vit dans ◀l’▶angoisse parce qu’il sent que « tout lui échappe », et que « ils » sont seuls responsables, « ils » c’est-à-dire ◀l’▶État, des réseaux ◀de▶ fonctionnaires — cela tient aux dimensions ◀de▶ ◀la▶ collectivité. Trop grandes, ◀l’▶homme s’y sent irrémédiablement perdu. Et il a raison.
Si ◀l’▶on veut refaire une communauté humaine (et non pas une termitière) il faut donc faire des régions. Là, ◀l’▶homme pourra se sentir de nouveau libre, parce que responsable.
◀L’▶homme ne peut être libre et responsable qu’à ◀l’▶échelle ◀de▶ ◀la▶ commune. (Tocqueville ◀l’▶a bien vu et bien dit.) C’est une question ◀de▶ dimension, non ◀de▶ bonté ou ◀de▶ méchanceté ◀de▶ ◀l’▶homme.
Ici, ce ne sont ni ◀l’▶économie, ni ◀l’▶écologie, ni ◀l’▶énergétique, ni ◀l’▶éducation qui « indiquent » ◀la▶ région, mais ◀la▶ définition ◀de▶ ◀l’▶homme même en tant qu’animal politique à la fois distinct et relié — c’est-à-dire en tant que personne.
Je n’ai rien dit ◀de▶ neuf et ce n’était pas mon but. Je voulais seulement grouper des arguments — ◀les▶ regrouper en vue ◀d’▶une action immédiate.