(1977) Articles divers (1974-1977) « « L’État-nation, voilà l’ennemi » (1er juillet 1975) » pp. 57-58

« L’État-nation, voilà l’ennemi » (1er juillet 1975)q

Le club de Rome a prévu le désastre, mais n’a rien dit sur ses fauteurs. Or, le principe de la crise mondiale réside, à l’évidence, dans une mauvaise gestion de la terre : pollution, pillage des ressources, surpopulation, surarmement délirant (les États-Unis disposent déjà de quoi tuer 32 000 fois chaque habitant de la planète et vivent dans la terreur que l’URSS ne les dépasse), gaspillage comme principe du commerce, entassement mégalopolite, destructeur de communautés, terreur permanente au sein de la paix des lâches. Beau résultat, brillante gestion ! Mais, au fait, qui était le gérant ?

La réponse est dangereusement simple. Les responsables sont les 150 États-nations qui se partagent aujourd’hui la totalité (sans nul reste) des territoires de la planète.

Ils ont tout calculé pour leur guerre, dont tous sont nés, et selon l’obsession de puissance qui explique seule, sans la justifier, leur prétention à faire rentrer dans le lit de Procuste de leurs frontières les langues et l’économie, les ressources du sous-sol et l’état civil, la culture et les idéologies partisanes au pouvoir.


Or, en admettant, contre toute vraisemblance, que ces réalités hétérogènes forment à un moment donné des unités exactement superposables, ce miracle ne durerait guère, pour la simple raison que la langue, les frontières politiques et l’économie ont des rythmes de fluctuation non comparables : d’ordre millénaire pour les langues, séculaire pour le tracé des frontières, et décennal, au plus, pour les économies industrielles.

Cette analyse nous ramène à un dilemme d’une crudité gênante.

Ou bien l’État-nation maintient ses prétentions au pouvoir exclusif de gestion de la terre — et, dès lors, les calculs d’avenir les plus catastrophiques ont seule chance d’être vérifiés ; ou bien des hommes et des groupes décident de reprendre en main leur destin à l’échelon local et régional, et de faire prévaloir l’intérêt général de l’humain, de la personne, sur celui des États nationaux. Le jeu se rouvre, l’avenir redevient notre affaire.


Ou bien la démission épidémique de la personne devant la mécanique de l’État nous conduit, dans une atmosphère de panique sourde et de délinquance généralisée, vers l’État totalitaire mondial dirigé par un Grand Ordinateur. Ou bien des groupes d’hommes, qui se veulent à la fois libres et responsables, trouvent et appliquent à temps des formules de remplacement de l’État-nation, ordonnées à des fins de liberté personnelle, non de puissance collective, et de communauté vivante, non de prestige, en fin de compte militaire.

Je ne propose pas de renverser l’État-nation : nous péririons tous dans ses ruines. Au niveau des pouvoirs concrets, je vois très peu à renverser, tout à construire. Et force nous sera de le faire dans les cadres de l’État-nation périmés ; hors d’eux, il n’est plus d’espace libre, il n’y a plus que l’avenir qui leur échappe.

Pas question de détruire l’État, mais de le distribuer aux différents niveaux des services qu’il doit rendre aux citoyens.

Mais pas question non plus de constituer des régions qui ne soient que des mini-États-nations, et qui prétendent imposer le carcan de frontières fixes, omnivalentes, à tous les ordres de la réalité humaine.

Les régions nécessaires ne sont pas ethniques d’abord, et encore moins économiques d’abord. La solution de nos problèmes économiques est à chercher sur un tout autre plan que celui où la crise se déclare : sur le plan des attitudes mentales, morales, spirituelles, dont l’économie en général et le Budget en particulier ne font que traduire en chiffres les vrais choix et les priorités, non pas alléguées, mais réelles.

Grand responsable de la mauvaise gestion de la planète, l’État-nation est aussi le fauteur de la crise, dans la mesure où l’obsession de la puissance est l’ultima ratio de ses décisions. Mais d’où tient-il sa puissance actuelle, sinon du vide civique créé par l’urbanisation sauvage de l’ère industrielle, de l’angoisse qui en résulte chez les individus perdus dans les foules solitaires, dans le sentiment de leur impuissance devant leur destin collectif, et de la dissolution de toute communauté à laquelle ils pourraient participer ?

Recréer une communauté où l’homme puisse recouvrer la dimension civique sans laquelle il n’est pas une vraie personne, c’est le problème central de notre temps.

Les régions fonctionnelles, d’aires diverses — chacune ayant pour extension le territoire de sa réalité — ne naîtront pas de nos modèles, mais bien de la nécessité de recréer des cadres de participation où les citoyens puissent enfin prendre en main leurs affaires communes — qu’il s’agisse de réalités culturelles ou énergétiques, écologiques ou sociales.

Et voilà qui représente bien plus qu’une mesure opportune de « décentralisation » des pouvoirs engorgés de la capitale ; cela représente, implique et favorise un changement d’attitude de l’homme face à la société, un changement de mentalité et un changement de finalité.


Je sais qu’on ne manquera pas de me dire, comme certains l’ont fait à Berlin : « Votre point de vue est typiquement européen, mais que vaut-il pour tous ces pays neufs qui ont adopté le modèle de l’État-nation qui leur était livré dans le même paquet que la technique et le DDT, et qui était pour eux, au départ, le moyen de leur libération ? »

Deux réponses à cette objection :

1) L’Europe a inventé l’État-nation que tous imitent. C’est à celle-là de donner l’exemple d’une invention meilleure et de l’expérimenter. À elle de développer les anticorps des virus qu’elle a propagés. « L’État-nation peut seul les défendre », a-t-on dit. Mais les défendre contre quoi ? Contre d’autres États-nations ? C’est le cercle vicieux dont il s’agit de sortir. Il faut que ses auteurs commencent.

2) L’État-nation peut faire autant et plus de mal au tiers-monde qu’aux Européens. Ce n’est pas peu dire ! Il est grand temps de le dépouiller de son prestige, d’en dénoncer l’absurdité et d’inciter chacune des grandes régions du globe à rechercher sa propre voie vers des formes nouvelles de communauté. Pour l’Europe de l’Est comme pour l’Europe de l’Ouest, la solution me paraît consister dans la structure de petites régions fonctionnelles.

Si l’Europe réussit à mettre au point cette formule, à la rendre opérationnelle en temps utile, elle aura fait bien plus et mieux pour le tiers-monde qu’en lui prêtant son « assistance technique », c’est-à-dire des experts en armements, en gaspillage, en production de pollution et en obsolescence calculée.