Paradoxes de▶ la prospective (automne 1975)dq dr
Jouvenel observe une chose très simple : c’est que nous ne pouvons connaître avec quelque certitude que le passé, mais sans pouvoir le changer ; alors que nous avons liberté et puissance ◀de▶ changer l’avenir, mais sans le connaître.126
L’antinomie entre le pouvoir ◀de▶ connaître et celui ◀de▶ changer évoque immédiatement l’antinomie démontrée par Heisenberg entre notre pouvoir ◀de▶ mesurer la vitesse ◀d’▶un électron et celui ◀de▶ déterminer sa position. Cette nouvelle « relation ◀d’▶incertitude » définirait le passé et l’avenir dans les termes les plus propres, me semble-t-il, à poser le problème fondamental ◀de▶ toute prospective.
Il serait facile ◀d’▶en déduire un sophisme du gouvernement : — Si l’avenir est totalement imprévisible, ne prétendez pas gouverner. Mais si l’avenir est entièrement connu, que sert alors ◀de▶ gouverner ?
En fait, les termes ◀de▶ l’antinomie ne sont pas aussi radicaux. Il serait absurde ◀de▶ prétendre que nous ne savons rien ◀de▶ l’avenir, car nous en savons l’essentiel : nous mourrons tous. Nous savons que la mort physique (selon le second principe ◀de▶ la thermodynamique) l’emportera finalement sur la vie, mais non pas sur l’esprit créateur. Et nous savons que la terre ayant des dimensions finies, ses ressources seront épuisées dans des délais calculables, mais qui varieront très largement en fonction de nos appétits ou ◀de▶ notre sagesse.
Voilà donc quelques certitudes quant à l’avenir et à ses cadres ou à ses limites extrêmes, l’incertitude portant alors sur le contenu ◀de▶ cet avenir, son déroulement, son histoire et ses dates, « car nous ne savons ni le jour ni l’heure ».
(À l’inverse, les historiens ne font plus mystère ◀de▶ ce que l’Histoire n’est pratiquement, pour nous, qu’une composition ◀de▶ faits passés, opérée à partir des problèmes du présent ; une espèce ◀d’▶utopie à rebours, ◀d’▶anticipation à rebours, et donc en permanence modifiable. Les dates seules y sont certaines…)
Si nous ne savions pas cela, il serait superflu ◀d’▶avoir une politique et ◀d’▶en parler — la politique étant définie en ce point comme l’ensemble des mesures à prendre pour lutter contre l’entropie, dans les limites du destin ◀de▶ l’homme sur la terre.
Une seule chose est certaine, c’est la mort, non sa date. Mort ◀de▶ la terre et mort ◀de▶ chacun ◀de▶ nous. Une seule chose est imprévisible, par définition, et c’est la création, l’intervention ◀de▶ l’esprit. Entre ces pôles se passe la vie, notre aventure collective et personnelle, éphémère et pourtant décisive, que l’on voudrait tellement être en état ◀de▶ prévoir, mais qu’il faut faire, à tous risques et périls, et, faute ◀d’▶une impossible connaissance, dans l’espérance.
Bon usage éventuel mais abus actuel ◀de▶ la prospective « scientifique »
Les calculs prévisionnels sont utiles ou indispensables pour opposer les quelques certitudes qu’on vient de rappeler aux emportements du « Progrès » évalué en termes quantitatifs ◀de▶ production ou ◀de▶ profit.
Ils ont démontré que jamais le tiers-monde ne pourra rejoindre le niveau de vie ◀de▶ l’Occident ◀d’▶aujourd’hui. Ils ont fait voir accessoirement qu’il y a là pour le tiers-monde une chance historique, qu’il serait fou ◀de▶ mépriser.
Et ils peuvent nous convaincre encore que la fabrication par les centrales surgénératrices ◀de▶ tonnes ◀de▶ plutonium dans les années qui viennent constitue un danger infiniment plus grave que celui ◀de▶ rouler moins vite et ◀de▶ régler à 20 degrés nos thermostats, voire ◀de▶ payer plus cher demain une électricité produite par des sources ◀d’▶énergie éolienne ou solaire.
Mais les calculs prévisionnels deviennent nocifs quand ils tendent à nous faire accroire qu’une seule croissance est à la fois possible et nécessaire, celle ◀de▶ la production matérielle.
Au type ◀de▶ prévision fausse et néfaste qui nous annonce comme un fait scientifique que désormais « la consommation ◀d’▶électricité va doubler tous les sept ans », j’oppose le type ◀de▶ prévision qui nous fait voir que la consommation ◀d’▶électricité doit cesser ◀de▶ doubler tous les sept ans en Occident, car il serait au moins difficile, et à coup sûr superflu, ◀de▶ produire 16 fois plus ◀d’▶électricité vers l’an 2000, 32 fois plus dans trente-cinq ans, et 16 384 fois plus dans un peu moins ◀d’▶un siècle.
Mais le meilleur exemple ◀d’▶une prévision utile nous est donné par les fameux graphiques ◀de▶ Forrester et ◀de▶ Meadows. Ils ne disent pas : voilà ce qui se passera en 2025 (comme le fait l’impudent Herman Kahn), mais bien : voilà ce qui se passera nécessairement à cinquante ans du point ◀de▶ départ choisi, si nous laissons les choses aller dans leur mouvement selon les lois ◀de▶ l’inertie. Ils nous réveillent et nous incitent, avec une calme cruauté ◀de▶ thérapeutes, mais ils ne nous imposent rien. En présence de cette agression libératrice, il n’y a qu’une attitude raisonnable : si l’on veut faire mentir ce modèle (comme l’espèrent sans nul doute ses auteurs) il faut commencer par y croire. Car si on le récuse, on ne fera rien pour échapper à ce qu’il annonce, et il deviendra vrai dans les délais prévus, de même qu’on calcule au centième ◀de▶ seconde la rencontre ◀d’▶une pomme en chute libre et du sol.
Un tel modèle provocateur et monitoire, est le contraire ◀d’▶une fatalité : utinam vates falsus sim pourrait bien être le motto du club de Rome.
Au surplus, le danger consiste moins dans l’inexactitude des calculs prévisionnels que dans le mauvais usage qu’on en fait, surtout quand on déguise en données scientifiques à des fins qui ne veulent pas s’avouer (décrocher un contrat, pousser les ventes) des prévisions évidemment conditionnelles.
Car autant il est nécessaire ◀de▶ se demander ce qui résultera ◀de▶ ce que l’on entreprend, et ◀de▶ poursuivre ou non en connaissance ◀d’▶effets, autant il est dangereux, égarant, ◀de▶ subordonner ses décisions à des prédictions qui ne seront « justes » que si vous faites (ou laissez faire) dès maintenant tout ce qu’il faut pour qu’elles se vérifient.
Ce n’est donc pas contre la prospective qu’il s’agit ◀de▶ nous mettre en garde, mais contre l’illusion fataliste et fatale qui nous ferait croire, désormais, qu’il revient à l’ordinateur ◀d’▶orienter notre politique. La prospective doit nous montrer la nécessité ◀de▶ choisir, et non pas faire le choix à notre place. Elle devrait tendre à éduquer en nous le sens ◀de▶ la responsabilité civique, en nous faisant découvrir le système des répercussions politiques et sociales ◀de▶ tous ordres ◀d’▶un projet qui nous paraissait « purement privé ». Mais je vois au contraire les promoteurs ◀de▶ la croissance se servir des calculs prévisionnels pour couper court à toute critique et opposer aux objections ◀de▶ l’écologiste, ◀de▶ l’urbaniste, du médecin, ou du citoyen qui assume son rôle dans la cité, les « impératifs du développement », les « nécessités du Progrès », les « besoins » ◀de▶ l’économie, comme s’il s’agissait-là ◀de▶ données objectives — comme le retour ◀d’▶une comète, une éclipse, ou le point ◀de▶ fusion ◀d’▶un métal — échappant à toute discussion ; ou ◀de▶ phénomènes qui auraient lieu ◀de▶ toute façon sans nous, sans notre action, hors de nos prises, « parce que c’est nécessaire, si ce n’est pas raisonnable » ainsi que l’avouait récemment l’un des pionniers ◀de▶ la physique atomique, lors ◀d’▶un débat public sur les centrales nucléaires. Rien de plus déprimant pour la santé ◀d’▶un peuple que l’obsédant recours à la « nécessité » contre la liberté du choix moral et ◀de▶ la décision politique. Car quelles que soient ses intentions conscientes, ce discours pousse au crime ◀de▶ désertion civique, et devrait à ce titre être puni beaucoup plus sévèrement que l’objection ◀de▶ conscience, qui elle au contraire fait preuve ◀d’▶une conscience alertée et ◀d’▶un sens exigeant du témoignage civique.
Nous retrouvons ici l’attitude ◀de▶ pensée essentiellement irresponsable que j’entends ici dénoncer : elle voudrait nous faire croire que la société, la civilisation, leur crise et le système ◀de▶ leur crise, tout se passe en dehors des volontés humaines. « On n’y peut rien. » Elle voudrait substituer au sentiment ◀de▶ sourde culpabilité qui accompagne nécessairement tout acte libre et novateur, une sorte ◀de▶ terreur déterministe qui exonère l’individu des risques ◀de▶ la liberté. Roma locuta, — l’ordinateur a parlé, la cause est jugée. On oublie ◀de▶ nous dire qu’il n’est que la voix ◀de▶ ses programmateurs et ◀de▶ leurs préjugés.
Tel est le succès ◀de▶ la projection ◀de▶ nos désirs sur une Nécessité impersonnelle, qu’on peut se demander si les « modèles » que manipulent les futurologistes ne jouent pas un rôle comparable à celui ◀de▶ ces figurines que le sorcier transperce ◀d’▶une aiguille ou mutile, persuadé que l’être qu’elles figurent subira les effets correspondants dans son corps ou dans son esprit. En manipulant son « modèle », le futurologiste croit-il vraiment qu’il manipule un avenir réel ? (D’autant qu’il a pris soin ◀d’▶introduire dans le modèle quelques bribes ◀de▶ réalité ◀d’▶un futur calculable à coup sûr, tout comme le magicien mêle à la glaise dont il pétrit sa figurine quelques poils ou des rognures ◀d’▶ongles ◀de▶ sa victime.)
La futurologie scientifique appelle une économie ◀de▶ guerre
◀De▶ fait, les prévisions les plus exactes — voire seules à l’être — ont été jusqu’ici celles qui portaient sur des techniques indépendantes du jeu des forces sociales et des « impératifs » ◀d’▶une économie ◀de▶ marché. C’est le cas par excellence des calculs prévisionnels portant sur l’évolution prochaine des armements.
Seules précises à court ou moyen terme, parce qu’à l’abri ◀de▶ toute rétroaction financière, sociale ou morale, il est fatal qu’elles se retournent contre l’homme à plus long terme : toute la technologie actuelle vient de la guerre et y conduit. Elle répond aux défis ◀de▶ la « dernière », et en appelle d’autres, fût-ce à seule fin ◀de▶ vérifier ses méthodes. Ainsi les techniques ◀de▶ lutte contre la guérilla permettent « ◀d’▶identifier et ◀de▶ suivre à la trace des gens, […] forme particulièrement répugnante ◀de▶ la technologie, qui pourrait aboutir à la création ◀d’▶un État policier électronique »127. Expérimentées pendant la lutte contre les Viets, ces techniques vont servir à traquer les séparatistes basques ou ukrainiens, les houligans et autres Tupamaros, ceux qui les aident, ou les approuvent, ou pourraient le faire, et finalement toute personne suspectée par un fonctionnaire anonyme ◀de▶ penser mal.
En temps ◀de▶ guerre, plus ◀de▶ résistance du milieu, plus ◀de▶ gêneurs moralisants ou philanthropes, écologistes ou légalistes, ni plus ◀de▶ rentabilité à prendre en compte. Le seul problème étant ◀de▶ gagner la guerre à n’importe quel prix financier ou humain, rien ne vient brouiller les calculs. Mais, du même coup, se vérifie cette loi : l’exactitude des prévisions quantitatives mesure la démission ◀de▶ l’homme devant l’État.
◀D’▶où l’on déduit que l’économie ◀de▶ guerre, qui est le modèle ◀de▶ toutes nos prévisions et leur idéal inconscient, est l’utopie au sens originel, le « pays ◀de▶ nulle part », donc ◀de▶ pure théorie. C’est une économie qui opère dans un état ◀d’▶apesanteur sociale, ◀de▶ vide civique, exempte ◀de▶ toute régulation exercée par des citoyens, celle du Plan stalinien, mais celle aussi des ordinateurs du Pentagone, programmés par la Rand Corporation.
L’intime liaison ◀de▶ la prospective scientifique et ◀de▶ l’état ◀de▶ guerre ne peut manquer ◀de▶ jouer le rôle ◀d’▶une sorte ◀de▶ propagande clandestine en faveur des situations sociales ou des régimes qui se prêtent le mieux aux calculs prévisionnels. L’État totalitaire, c’est l’état ◀de▶ guerre en permanence, et toute technocratie nous y conduit aussi sûrement que le racisme, le marxisme-léninisme et les fascismes, aux dépens de la vie civique.
La futurologie « scientifique » : un conservatisme utopique
D’autre part, par ses méthodes mêmes ◀de▶ projection et ◀d’▶extrapolation, toute prévision chiffrée tend à soumettre l’avenir à court terme au passé. Quand elle annonce que « la consommation va plus que doubler durant la prochaine décennie » (Time, 17 novembre 1973), elle décide en fait que l’avenir prochain est déjà joué dans le passé récent : c’est le contraire ◀d’▶une véritable prospective.
Le court terme est seul calculable. Le long terme ne peut faire ressortir que l’absurdité ◀de▶ la croissance dès qu’elle devient exponentielle. Le long terme, au surplus, devrait compter avec tant de facteurs non chiffrables, et leurs interactions mal prévisibles, qu’il échappe aux calculs sérieux, ou conduit à des conclusions tout arbitraires, comme celles ◀d’▶Herman Kahn annonçant qu’en 2050, les vingt milliards ◀d’▶habitants couvrant la terre jouiront (?) ◀d’▶un revenu ◀de▶ 20 000 dollars par tête.
Mais comment pourrait-il le savoir, puisque après tout, le long terme passe par le court, et si le court terme inverse une tendance — comme on va le voir pour la croissance démographique dans toute l’Europe — le long terme en subira des effets importants mais changés ◀de▶ signe !
La futurologie qui procède par la méthode kahnienne des « projections sans surprise » est donc nécessairement conservatrice en tant que « projection », et an-historique en tant que « sans surprise ». Elle peut donc être qualifiée ◀de▶ conservatisme utopique.
Il y a plus grave. Liée au passé qu’elle tend à fixer plutôt qu’elle ne le prolonge en création ; soumise aux seules lois ◀de▶ la matière (mécaniques et physiques) qui tendent toujours à l’uniformité selon le second principe ◀de▶ la thermodynamique ; fondée sur des stéréotypes philosophiques ou anthropologiques ◀d’▶une platitude volontaire mais non moins humiliante pour l’homme, la futurologie prétendue scientifique bride l’imagination au lieu de la libérer, et dans la mesure où elle se montre active, c’est-à-dire autoréalisante, elle est un facteur ◀d’▶entropie, et ◀de▶ déperdition du patrimoine humain. Tout cela va vers une mort calculable, non vers la surprenante spontanéité du vivant, et encore moins vers l’improbable création.
Car dans la mesure même où il est vivant, l’homme est imprévisible à lui-même. Tout ce qui prétend prévoir pour lui le soumet aux seules lois du passé, et l’aliène.
Pour une prospective intuitive
L’avenir dépend ◀de▶ nos passions, pas ◀de▶ nos calculs. C’est pourquoi, paradoxalement, ne sont prévisibles en fin de compte que les phénomènes qui dépendent ◀de▶ facteurs non quantitatifs, non calculables, passionnels. Et, par exemple, la prévision ◀de▶ nouvelles techniques, dont Clarke et Kahn, entre autres, dressent le calendrier, n’est pas ◀d’▶un grand secours pour notre politique, car les effets ◀de▶ ces techniques, nous le voyons bien aujourd’hui, sont trop nombreux, trop ramifiés et interagissants pour que leurs résultantes puissent être évaluées : il faudrait tout savoir sur l’homme, ses régularités et ses folies ; tout savoir sur les ressources terrestres disponibles ; tout sur les autres inventions et leurs effets croisés dans tous les ordres ; et plus encore comme on le verra au sujet de l’histoire ◀de▶ l’Auto…
Mais quand le calcul échoue et que pourtant l’on se voit sommé ◀de▶ prévoir, quel est le recours ?
Au cours ◀d’▶une conférence en 1971, présentant les travaux encore inédits ◀de▶ Jay Forrester, je répondais ainsi à cette question :
Faut-il en désespoir ◀de▶ cause faire confiance à la fameuse intuition ? Je reste convaincu qu’elle est la voie royale ◀de▶ la recherche fondamentale et ◀de▶ la création, tant scientifique qu’artistique, ◀de▶ la saisie du réel par notre esprit, mais dans la crise présente ◀de▶ notre civilisation, comment suffirait-elle à nous guider dans le système ultracomplexe des interactions dont dépend notre avenir ? Il est trop clair qu’on ne peut conduire un Boeing 747 en faisant confiance à l’intuition, et qu’il est préférable ◀d’▶analyser d’abord les effets combinés que l’on obtient en manipulant les commandes et les boutons du tableau ◀de▶ bord.128
Je concluais à la nécessité ◀de▶ la construction ◀de▶ modèles à la manière de Forrester, tout en déplorant qu’ils échouent à prendre en compte des paramètres éventuellement décisifs pour l’évolution ◀de▶ notre société, tels que « la peur ◀de▶ l’avenir en général, ou du chômage en particulier, capables ◀de▶ déclencher ◀de▶ graves troubles sociaux ; le sentiment ◀de▶ liberté ou ◀de▶ manque ◀de▶ liberté (“La liberté est une sensation. Cela se respire” — écrivait Paul Valéry — donc cela ne se mesure pas) ; et aussi la possibilité ◀d’▶éprouver jusqu’au désespoir et à la révolte une pénurie ◀de▶ sens ◀de▶ la vie au milieu de la surabondance des machines, des objets offerts et des sollicitations ◀de▶ consommer. En second lieu, Forrester ne tient pas compte ◀d’▶un facteur qui me paraît responsable plus que tout autre ◀de▶ l’expansion à outrance, je veux parler ◀de▶ la menace ◀de▶ guerre. Elle est ◀de▶ nature à modifier tous nos paramètres : c’est en son nom que tel ministre de la guerre favorise une forte natalité, alors que son collègue ◀de▶ l’hygiène sociale cherche à la diminuer ; c’est elle qui pousse aux investissements industriels, à l’exploitation maximale des ressources naturelles (comme le pétrole), donc à la pollution ; et finalement le seul facteur qu’elle fasse diminuer, c’est la qualité ◀de▶ vie. Si bien qu’on peut se demander si le dogme ◀de▶ la croissance industrielle n’est pas devenu sacro-saint dans la mesure même où il participait ◀de▶ la finalité guerrière ◀de▶ nos États-nations ◀de▶ modèle napoléonien. »129
Mais une fois reconnues ces limites à l’intuition et au calcul, il faut admettre aussi qu’une société humaine n’est pas une mécanique, ou ne l’est que partiellement, et que dans toute la mesure où elle est autre chose — ensemble ◀de▶ systèmes plus ou moins intégrés, référentiel ◀de▶ convergences et ◀de▶ tensions entre déséquilibres permanents — les méthodes « scientifiques » échouent nécessairement là où les intuitions « sauvages » ont réussi.
Un seul exemple, ici, me suffira.
À la page 54 ◀de▶ l’ouvrage qui l’a rendu célèbre, L’An 2000, Herman Kahn groupe en un tableau les événements du xxe siècle que ses méthodes n’eussent pu prévoir, en tant que « surprenants ou inattendus ». Je relève dans cette liste les cinq événements suivants :
- Première Guerre mondiale.
- Les USA deviennent la première puissance mondiale.
- Montée du communisme et ◀de▶ l’URSS.
- Poussée des fascismes, établissement ◀de▶ dictatures.
- Apparition ◀de▶ nouveaux concepts « plutôt déroutants », ceux ◀de▶ Bohr, Einstein, ◀de▶ Broglie, Freud, Schrödinger.)
Or, ces cinq événements résument l’histoire du siècle.
Imprévisible par la méthode des « projections sans surprises », ou des scénarios jouant avec les « tendances » ◀de▶ l’avant-garde industrielle des Américains ◀d’▶avant-hier, on sent que l’auteur, pour débonnaire qu’il soit, les juge en somme déplacés, sans justification sérieuse. Ils ont eu tort ◀de▶ se produire. Et ce dépit est bien compréhensible : car les faits ne pouvant avoir tort, c’est la méthode qui sort ruinée ◀d’▶un tel échec prévisionnel. ◀D’▶autant plus qu’il se trouve que ces mêmes événements méthodiquement imprévisibles ont fait l’objet ◀de▶ prévisions, voire ◀de▶ prédictions très remarquables, ◀de▶ type intuitif-prophétique, tout au long du xixe siècle, ◀de▶ Tocqueville à Jacob Burckhardt et à Nietzsche, pour ne citer que les plus grands noms.130
Certes, ils ont tous nourri leurs intuitions ◀d’▶une connaissance directe et passionnée des phénomènes en jeu, sociaux ou politiques. Mais c’est surtout dans la mentalité ◀de▶ l’homme ◀de▶ leur temps, dans les contradictions qu’ils y décelaient entre valeurs alléguées et conduites réelles, c’est donc au secret ◀de▶ la psyché ◀de▶ leur époque qu’ils ont surpris l’avenir comme à l’état naissant. À leurs yeux, la morale du travail et la croyance au Progrès par la production annonçaient à la fois les régimes ◀de▶ dictature puritaine (dont le stalinisme allait donner le modèle) et notre société ◀de▶ consommation, — selon que l’on serait au début ou à la fin ◀d’▶un vaste effort collectif, comme celui ◀de▶ la production industrielle. La morale des stato-nationalismes annonçait les deux guerres mondiales, inévitables, refusées certes par la conscience des peuples mais inscrites dans les inconscients individuels dans la littérature, donc dans les rêves du temps. L’orgueil occidental, si naïf chez Kipling, annonçait la révolte fatale du tiers-monde et la décolonisation qui s’en suivrait. Et l’atomisation individualiste ◀d’▶une société trop rapidement et sauvagement urbanisée annonçait la venue fonctionnelle des Rassembleurs charismatiques et des « terribles simplificateurs ». Hitler est là, dans les Lettres à von Preen du grand Burckhardt, qui datent ◀de▶ 1882. Et le condominium USA-URSS est là, dès 1856, dans la Démocratie en Amérique, après et avant vingt autres plus obscurs, non moins précis.
L’un des responsables du Plan français se déclarait, il y a peu, incapable ◀de▶ dire « si nous verrons jamais le jour où il sera possible ◀d’▶isoler les variables clés qui déterminent le surgissement ◀de▶ forces irrationnelles au sein de la société »131. Mais ces prévisions impossibles sont justement ◀de▶ celles que les auteurs plus intuitifs que scientifiques cités plus haut multiplient depuis près de deux siècles, et que je n’ai cessé ◀de▶ risquer dans mes livres : j’en donnerai plus loin des exemples à propos d’Hitler notamment. Serait-ce qu’une chance imméritée m’ait fait retrouver la clé dont ils s’étaient servis ? Oui, dans un certain sens, s’il est bien vrai que le secret ◀de▶ l’avenir est dans l’homme, au cœur ◀de▶ l’homme ◀d’▶aujourd’hui ; et que ◀de▶ là, et ◀de▶ nulle part ailleurs, ni ◀de▶ la force des choses ni du ciel des Idées, procèdent l’Histoire, le devenir des cités et l’avenir ◀de▶ l’humanité.
◀De▶ nombreux développements collectifs du passé peuvent nous éclairer sur l’avenir. La Rome des jeux, avec ses deux-cents jours fériés sous Dioclétien, offre un parallèle frappant avec l’Occident ◀de▶ la TV, des vacances prolongées, des retraites anticipées, choses fort bonnes en soi mais que l’État n’accorde qu’en échange du droit ◀d’▶aînesse des citoyens sur l’appareil bureaucratique ! De même, Lewis Mumford décrit les méfaits du centralisme ◀de▶ Rome, incapable ◀d’▶accorder l’autonomie aux colonies d’abord, puis aux régions, et les poussant ◀de▶ la sorte au séparatisme :
Diviser pour régner, Rome ne connaissait pas ◀d’▶autre formule ◀de▶ gouvernement. Pour empêcher l’alliance ◀de▶ cités vassales, elle s’efforçait ◀d’▶attiser leurs rivalités, jusqu’au jour où une province entière se soulevait, et remettait en cause sa suprématie. Un régime fondé sur la coopération volontaire, qui aurait partagé équitablement les avantages et les responsabilités, n’aurait pas vu se produire ces soulèvements. […] Limiter une expansion malsaine n’aurait pas été moins nécessaire que ◀d’▶assurer l’autonomie des centres régionaux. Au ve siècle, par suite de l’affaiblissement général ◀de▶ l’empire, la Gaule jouissait apparemment ◀de▶ cette indépendance. Et dans d’autres provinces, il semble que les hérésies chrétiennes, qui dressaient les fidèles contre l’autorité du pouvoir religieux, témoignaient ◀d’▶une secrète aspiration à l’autonomie que l’État temporel avait obstinément refusé ◀de▶ satisfaire. Il était beaucoup trop tard pour que Rome, en reconnaissant ces tendances, puisse constituer un ensemble ◀de▶ conception nouvelle. Par suite de la faiblesse singulière ◀de▶ l’Empire, la charte ◀d’▶indépendance devait être accordée sans contrepartie.132
Nous retrouvons le parallèle avec notre ère totalitaire : la dépersonnalisation détruit les engagements civiques, l’expansion excessive appelle la tyrannie, mais aussi la renaissance des régions, des paroisses, et ◀de▶ l’autonomie personnelle. Mais peut-on affirmer pour autant que tout cela annonçait le christianisme, sa spécificité religieuse, et le besoin qui peut-être s’en faisait sentir dans le monde romanisé du iiie siècle ? Non, car l’appel au Christ plutôt qu’aux déités ◀de▶ l’Égypte ou du Proche-Orient — Isis, Mithra — ne pouvait être senti et connu, en ce temps-là comme aujourd’hui, qu’au plus intime ◀de▶ chaque personne et dans la seule qualité ◀de▶ son angoisse.
L’avenir sensible au cœur
Ce qui va se passer dans le monde s’annonce au cœur ◀de▶ l’homme et peut s’y lire d’abord, car c’est là que l’Histoire se noue.
De même que c’est dans la cellule et dans la double chaîne tressée des chromosomes qu’on peut déceler des maladies comme le cancer, c’est dans l’attente secrète ◀de▶ l’individu et la formule ◀de▶ sa relation avec les autres qu’on pouvait déceler l’hitlérisme et même prévoir l’allure ◀de▶ sa courbe historique, et nous allons voir qu’on l’a fait.
Tout ce qui peut s’observer dans le noyau humain, physiologique mais aussi psychique, s’inscrira dans l’Histoire un jour ou l’autre. Telle est la loi ◀de▶ l’évolution humaine — et du même coup, ◀de▶ la prospective intuitive.
Finalités et critères ◀d’▶une prospective personnaliste
La prospective que j’ai dite intuitive pourrait être aussi bien baptisée subjective, puisqu’elle prend son appui dans l’homme sujet ◀de▶ l’Histoire.
La futurologie serait alors « objective » parce qu’elle part des objets, des « faits », c’est-à-dire ◀de▶ l’Histoire déjà faite. Elle tient que l’homme, fait par l’Histoire, est son objet, un objet parmi d’autres, soumis aux mêmes lois, et par-là prévisible, mais dans cette mesure même, déshumanisé.
On peut aussi nommer cette prospective personnaliste, parce qu’elle ne voit ◀de▶ sens possible à l’avenir que dans l’accomplissement ◀de▶ la personne, c’est-à-dire dans sa liberté, non pas dans quelque puissance collective, en cela chimérique mais mesurable, qui ne serait qu’alibi des vocations reniées.
◀De▶ fait, la prospective n’aurait plus ◀de▶ raison ◀d’▶être si l’on ne croyait plus à la liberté ◀de▶ l’homme. Elle existe et n’a ◀d’▶intérêt qu’à seule fin ◀d’▶orienter une politique, mais il n’y aurait plus ◀de▶ politique possible dans un monde soumis aux seuls « impératifs » ◀de▶ la technologie et du profit comptable. La prospective utile et significative ne peut donc être que libératrice (« Fais l’avenir à l’image ◀de▶ tes désirs ! ») ou monitoire (« Si tu fais cela, prends garde ! Voilà ce qui s’en suivra. ») mais jamais contraignante ou simplement publicitaire (« Dans x années, on consommera trois fois plus ◀de▶ ceci, trente fois plus ◀de▶ cela, et l’on ira six fois plus vite avec Astra. »), car elle tendrait alors à rendre l’homme prisonnier des rythmes du passé ou ◀de▶ fins étrangères à sa vocation : aliénantes.
Vos prévisions chiffrées ne m’intéressent que dans la mesure où j’ai en tête quelque finalité plus ou moins formulable, et cherche les moyens ◀de▶ l’atteindre. Et les seules prévisions objectives qui m’importent sont celles qui m’indiqueront quelles sont les voies barrées, les grèves possibles, et à quelle heure il faudra que je me lève pour prendre le train ou l’avion : elles n’ont pas à me dire que je le prendrai en vertu de leurs statistiques.
Car je n’ai pas à deviner mais à décider mon avenir.
« Dans ma fin est mon commencement », disent les mystiques. C’est ◀de▶ mes fins que je vais partir, non du passé que l’inertie porte à durer aux dépens du devenir personnel. Les critères ◀de▶ ma prospective seront choisis comme idoines à mes fins133, et ne seront donc ni la rentabilité, ni le profit monétaire aux dépens du bonheur (◀de▶ moi, des autres), ni l’accroissement du PNB, ni même la défense militaire ◀de▶ nos frontières. La plupart des critères ◀de▶ ce type, qu’utilisent couramment les technologues, portent en soi des fins ◀de▶ croissance illimitée, qui condamnent le système à la fuite en avant vers un désastre inévitable, du seul fait que la finitude n’est pas capable ◀d’▶infini — finitus non capax infiniti — comme le savaient les scolastiques et comme il semble bien que l’avaient oublié nos plus savants économistes.
Les moyens technologiques, accordés par leur facture même à une croissance illimitée, portent en eux des finalités virtuellement incompatibles avec celles ◀de▶ l’espèce d’une part, et ◀de▶ la société ◀de▶ l’autre.
Exemple : — Quand on nous dit : « Il va falloir dans les dix ans qui viennent plus ◀d’▶autos pour plus ◀d’▶hommes sur la terre, ◀de▶ là plus ◀d’▶autoroutes à mettre en train », — et qu’après dix ans écoulés, il y a dans l’ensemble européen moins ◀d’▶habitants et une crise ◀de▶ pétrole, donc un moindre besoin ◀d’▶autoroutes, on me dit alors : — « Si vous stoppez la construction des autoroutes, vous allez créer du chômage ! » Mais l’alternative est dans l’enchaînement autos-autoroutes – emplois multipliés – pouvoir ◀d’▶achat accru – plus ◀d’▶autos vendues – plus ◀d’▶autoroutes nécessaires — ◀d’▶où encore plus ◀d’▶emplois, encore plus ◀de▶ ventes, encore plus ◀de▶ pouvoir ◀d’▶achat, et ◀d’▶autoroutes, c’est-à-dire une croissance illimitée — celle que l’on « justifiait » naguère par la croissance démographique…
Or toute croissance biologique porte en elle-même ses principes régulateurs. Ce n’est pas le cas ◀de▶ la croissance industrielle, qui est contraire aux lois ◀de▶ la vie et qui met en péril la vie même, dès qu’on la laisse proliférer sans freins…
Il s’agit donc ◀d’▶écarter tous moyens dont l’emploi non réglé par quelque politique conduirait ◀d’▶une manière calculable à une croissance exponentielle ; et ◀de▶ préconiser au contraire tous moyens dont la mise en œuvre pourrait favoriser l’équilibre dans le mouvement, s’agissant ◀de▶ l’espèce, et plus ◀de▶ liberté-responsabilité, s’agissant des personnes.
◀D’▶où la règle suivante : devant toute innovation technologique, être en mesure ◀de▶ démontrer non seulement à quoi cela sert, mais surtout à quoi cela peut mener dans l’hypothèse ◀d’▶un succès maximum.
Est-ce que cela va dans le sens ◀de▶ mes besoins réels, ou ◀de▶ mes désirs profonds, comme chaleur et lumière ; ou seulement ◀d’▶une commodité ou ◀d’▶un caprice, comme la plupart des gadgets qu’on nous offre ; ou encore « n’importe où », comme l’auto ; ou vers quelque chose ◀d’▶angoissant et que l’on a peine à formuler, comme tout ce qui touche à la mort, j’entends les centrales nucléaires.
Cette analyse des motifs et des fins n’est faite aujourd’hui par personne. On se borne à protester dans la presse du lundi contre « la route meurtrière », au lieu de se demander qui a fait la route et pourquoi, et si son prix valait vraiment les avantages qu’elle offre à la communauté qui l’a payée, et aux assassins du week-end.
Enfin, le modèle ◀d’▶avenir qu’on élabore doit rester flou. Sinon, ce sera la tyrannie sur la communauté qui le réalisera, et dès maintenant sur notre faculté ◀d’▶imaginer et ◀d’▶inventer.
Car l’objet ◀de▶ la prospective n’est nullement ◀de▶ prévoir et ◀de▶ calculer des phénomènes indépendants ◀de▶ l’observateur, comme une collision sidérale, mais ◀de▶ déterminer les conditions ◀de▶ toute action qui conduise aux fins souhaitées. C’est la recherche créatrice, élaborante, des moyens ◀d’▶une politique, nullement la prévision donnée pour objective ◀d’▶un avenir qui serait déjà déterminé, hors de nos prises, et que nous n’aurions qu’à subir. C’est l’art ◀d’▶aménager des chemins vers nos fins, et non pas ◀de▶ soumettre nos fins à ce qui fut « possible » jusqu’ici.
Soit que nous agissions ou que nous laissions courir, que nous le voulions ou non, l’avenir est notre affaire. Et non pas celle des lois mythiques derrière lesquelles nous essayons ◀de▶ nous cacher, et qui ne sont que les alibis ◀de▶ nos vrais désirs.