La Suisse et l’Europe : projet de▶ résolution (septembre 1975)g
La Suisse n’a plus le choix
La participation ◀de▶ la Suisse à l’Europe communautaire ne relève déjà plus ◀d’▶un choix. Qu’on la souhaite ou qu’on s’en méfie, elle est inscrite dans les faits. Par son industrie et son commerce, par sa monnaie, par l’interférence du mode de vie et des progrès scientifiques et techniques, la Suisse est dans le mouvement qui débouchera inéluctablement sur une union politique du continent. Il lui reste en revanche la possibilité ◀d’▶infléchir l’organisation politique ◀de▶ l’Europe dans le sens qui lui paraîtra convenir le mieux à l’ensemble des objectifs ◀de▶ l’intégration. Pour elle comme pour les autres membres ◀de▶ cette communauté, le choix n’est plus entre l’intégration ou la non-intégration. Il est ◀de▶ subir l’Europe que d’autres auront voulue ou ◀de▶ mettre tout en œuvre, et dès maintenant, pour que prévalent certaines idées directrices et certaines méthodes plutôt que d’autres. Le temps imparti à cette faculté ◀d’▶intervention est court ; il l’est de par les décisions déjà prises dans le cadre ◀de▶ la CEE ; il l’est surtout à raison de l’urgence ◀de▶ problèmes dont la solution requiert la création rapide ◀d’▶institutions politiques et administratives communes, requérant elles-mêmes des textes et des procédures juridiques communs.
La conférence au sommet ◀de▶ Paris a tout récemment décidé ◀de▶ demander « aux institutions ◀de▶ la Communauté ◀d’▶élaborer un rapport destiné à être soumis à une conférence au sommet ultérieure ». Ce rapport devra proposer les moyens ◀de▶ transformer les relations des États membres en une union européenne. Il devra être déposé avant la fin ◀de▶ 1975, cependant que les chefs d’État et ◀de▶ gouvernement qui l’ont demandé se sont eux-mêmes donnés « comme objectif majeur ◀de▶ transformer, avant la fin ◀de▶ l’actuelle décennie et dans le respect absolu des traités déjà souscrits, l’ensemble des relations des États membres en une union européenne ». Des institutions ◀de▶ la Communauté sont déjà en place, d’autres vont être créées en vue d’autres domaines que ceux ◀de▶ l’économie et ◀de▶ la monnaie ; le mouvement ◀de▶ coopération est amorcé, qui va très rapidement déboucher sur l’apparition ◀de▶ nouvelles autorités et ◀de▶ nouveaux centres ◀de▶ décision, auxquels les récalcitrants seront infailliblement voués à faire allégeance. L’avenir européen ◀de▶ la Suisse fait partie du présent. Cet avenir dépend ◀de▶ nos autorités et ◀de▶ tous ceux qui voudront bien s’en préoccuper à un titre ou à un autre ; il dépend surtout des méthodes que la Suisse saura mettre en œuvre sans plus tarder pour faire entendre sa voix et influencer les travaux préparatoires autant que les décisions.
L’objection que la Suisse ne participe ni à ces travaux ni à ces décisions pour ne pas être membre à part entière ◀de▶ la Communauté, ne résiste pas à l’examen. Elle dispose d’autres moyens non moins efficaces, entre autres l’action ◀de▶ la parole et ◀de▶ l’écrit sur les opinions publiques, l’organisation ◀de▶ congrès où elle inviterait les parlementaires, les journalistes, les élites intellectuelles, les représentants des milieux sociaux, etc., ◀de▶ l’Europe entière. Ce serait là des dépenses judicieuses infiniment moins lourdes que n’importe laquelle des subventions ◀de▶ la Confédération.
La distribution des marchandises, la diffusion ◀de▶ la publicité, la main-d’œuvre, la lutte des syndicats et des patrons, le développement des sociétés multinationales, les relations sociales dans l’entreprise, les transports et la circulation routière, la solidarité monétaire, la protection ◀de▶ l’environnement naturel, l’établissement ◀d’▶équilibres écologiques, autant ◀de▶ réalités, heureuses ou malheureuses révélant l’osmose européenne. Si elle reste sur sa réserve et garde ses distances, la Suisse perdra le mérite ◀d’▶avoir contribué à la maîtrise politique des évènements, ce qui laisserait aux Suisses l’amertume ◀de▶ l’impuissance. Si elle s’ouvre délibérément à l’Europe et coopère à son invention, la Suisse s’établira en son rôle européen en même temps qu’elle entretiendra la confiance nécessaire des personnes en leur propre avenir.
Le pouvoir souverain ◀d’▶un État ne saurait être une fin en soi, même lorsqu’il s’agit ◀de▶ protéger un domaine national : il n’est que l’instrument des moyens politiques dont disposent les personnes et les communautés pour protéger leur identité et l’autogestion ◀de▶ leurs intérêts. Sa justification présente sera ◀d’▶ouvrir la Suisse au monde, sans qu’elle ait à aliéner ce qui lui est propre et que ses ressortissants tiennent en estime.
Intervenir, mais au nom de quoi ?
Mais c’est à un titre plus contraignant encore que la Suisse peut intervenir dans le débat et dans le projet ◀d’▶une Europe unie. L’expérience du fédéralisme comme conception ◀de▶ la ◀vie▶ en commun et méthode ◀de▶ gouvernement lui fait un devoir ◀de▶ l’exprimer et ◀d’▶en informer l’opinion publique européenne. Non pour se prévaloir ◀d’▶une réussite ou ◀d’▶une quelconque vérité politique, mais pour dire que cette conception et cette méthode, nonobstant l’imparfait usage que la Suisse en a fait, répondent aux exigences ◀de▶ l’Europe économique autant qu’aux exigences ◀de▶ la « qualité ◀de▶ ◀vie▶ », ◀de▶ la culture et ◀de▶ son renouvellement.
Le fédéralisme européen ne sera pas la copie du fédéralisme suisse. Les institutions politiques européennes devront être appropriées à d’autres dimensions, à d’autres tendances et à une tout autre complexité que celles qui ont déterminé les institutions fédéralistes ◀de▶ la Suisse. C’est un autre monde qui les inventera et c’est pour un autre monde qu’elles auront à fonctionner. N’empêche que la Suisse et les Suisses sont à même, s’ils le veulent bien, ◀de▶ proposer à l’Europe le projet ◀d’▶une organisation fédéraliste à partir de l’expérience qu’ils en ont faite et ◀de▶ la preuve qu’ils peuvent administrer ◀de▶ l’efficacité ◀de▶ ce système. La Suisse commettrait une faute historique si elle ne cherchait pas à promouvoir les avantages ◀d’▶une méthode ◀de▶ gouvernement et ◀d’▶un type ◀de▶ structures politiques dont elle a largement profité.
Les Suisses ont profité du fédéralisme sans le savoir. Ils ignorent généralement que c’est le seul système politique connu qui permette ◀de▶ surmonter les conflits et les tensions sans réduire l’un des protagonistes au silence, le seul qui entretienne l’unité et l’autorité intérieures à partir de la pluralité, ◀de▶ la diversité et ◀de▶ l’autonomie des groupes sociaux, des communes et des régions (ou actuellement des cantons). Ils ignorent que la Suisse serait demeurée sans rayonnement dans le monde, si le fédéralisme n’avait été le levier ◀de▶ l’esprit ◀d’▶entreprise, ◀de▶ l’émulation au travail et à l’expansion. Il faut qu’ils le sachent afin qu’ils sachent aussi qu’un tel système a plus ◀d’▶avenir que ◀de▶ passé. C’est sur une imbrication ◀de▶ conflits, ◀de▶ tensions, ◀de▶ conservatisme et ◀d’▶exigences révolutionnaires, ◀de▶ contrastes ethniques et ◀d’▶affrontements idéologiques que l’Europe est à édifier. Il lui faut une méthode capable ◀de▶ surmonter sans éliminer, ◀de▶ concilier sans détruire ; il lui faut des stratégies, du gouvernement et ◀de▶ l’autorité, s’inspirant, comme n’a cessé ◀de▶ le faire le fédéralisme authentique, ◀d’▶une philosophie ◀de▶ l’ouverture à l’expérience. Ouverture à l’expérience des autres, à l’expérience ◀de▶ la communauté, à l’expérience ◀de▶ la liberté et ◀de▶ ses limites.