Rôle de▶ ◀la▶ modernité dans ◀les▶ relations Europe-Monde (hiver 1975-1976)dt
Tout est venu à ◀l’▶Europe, et tout en est venu, ou presque.
Paul Valéry
◀Le▶ problème des relations Europe-Monde m’a souvent occupé depuis deux décennies. Je lui ai consacré trois volumes, des conférences, un colloque, et tout un congrès134. Plutôt que ◀de▶ résumer ici mes conclusions — qui restent ouvertes — ou ◀d’▶essayer ◀de▶ faire ◀le▶ point — très provisoire — je prendrai ◀le▶ sujet ◀de▶ ◀la▶ modernité, comme ◀le▶ prétexte ◀d’▶une nouvelle approche, et ◀d’▶une remise ◀de▶ mes thèses au banc ◀d’▶essai.
I. Moderne, modernisme, modernité
Chez ◀les▶ intellectuels et ◀les▶ artistes occidentaux qui s’en réclament, ◀le▶ concept exprimé par ces mots signifie qu’il est entendu, avant tout discussion et comme allant ◀de▶ soi que :
— ◀la▶ nouveauté vaut mieux que ◀l’▶ancienneté ;
— ◀l’▶originalité vaut mieux que ◀les▶ vérités reçues ;
— ◀le▶ choc vaut mieux que ◀l’▶équilibration ;
— ◀la▶ mise en question vaut mieux que ◀la▶ mise en ordre.
Au total, ◀la▶ modernité est ce qui doit être préféré, sitôt que certifiée moderne, à toute espèce ◀de▶ tradition, si toutefois ◀l’▶on prétend se tenir à ◀l’▶avant-garde ◀de▶ son temps.
Qu’on m’entende bien : quantité ◀d’▶intellectuels et ◀d’▶artistes européens, américains et russes ont été et se veulent aujourd’hui encore des tenants ◀de▶ ◀la▶ tradition, qu’elle soit chrétienne, classique, rationaliste ou marxiste. Ils considèrent toute innovation comme une hérésie, ou une maladresse, une erreur obstinée ou une tendance déviationniste. Il existe partout des Anciens, même en Europe. Mais il n’y a ◀de▶ Modernes, et loués comme tels, qu’en Europe et en Amérique. (Il y en eut en Russie jusqu’à Staline : Stravinsky, Malevitch, Kandinsky, Mandelstam, etc.) ◀La▶ Querelle des Anciens et des Modernes n’a jamais eu ◀de▶ sens qu’en Europe.
Tout le monde sait cela et ◀l’▶ignore à la fois, par refus ◀d’▶en prendre conscience. Pour beaucoup ◀d’▶intellectuels et ◀d’▶artistes occidentaux, prompts à valoriser tout ce qui n’est pas ◀d’▶Europe et à traiter « ◀d’▶étonnamment moderne » telle figurine primitive ou tel masque polynésien ◀d’▶usage rituel, il serait en effet difficile ◀de▶ reconnaître que ◀la▶ modernité, étant ce qui récuse ◀les▶ vérités reçues et remet en question ◀les▶ traditions, elle s’oppose dans ◀le▶ temps et ◀l’▶espace à toutes ◀les▶ cultures sauf une seule : ◀l’▶occidentale.
◀D’▶où viennent ces erreurs radicales que commettent au sujet de leur propre culture ◀les▶ Occidentaux et eux seuls ? Et ◀d’▶où vient qu’en tant qu’ils renient ◀les▶ valeurs qui ont fait ◀l’▶Europe, ils s’en révèlent tributaires, mais se privent ◀de▶ comprendre ◀les▶ autres, qu’ils admirent par malentendu ?
II. Approche proposée
◀Le▶ problème des relations entre ◀l’▶Europe et ◀le▶ Monde (tiers et quart-monde) est traité ◀d’▶ordinaire en termes politiques ◀de▶ puissances comparées (économiques, démographiques, militaires). Et s’il reste du temps en fin ◀de▶ congrès, ou à ◀l’▶heure des toasts, on cite bien entendu ◀les▶ problèmes culturels, dont ◀l’▶importance, assure-t-on, ne saurait être sous-estimée (nonobstant tout ce qu’on vient de montrer que ◀l’▶on tient pour vraiment sérieux).
Je voudrais inverser cette échelle des valeurs, et proposer ◀la▶ thèse suivante : — ◀Les▶ relations entre ◀l’▶Europe et ◀le▶ reste du monde sont conditionnées par ◀les▶ mêmes forces qui déterminent ◀les▶ structures et ◀les▶ finalités ◀de▶ ◀l’▶économie ◀d’▶une société, dont dépendra sa politique et ◀l’▶usage ◀de▶ ses armements. Or ces forces sont religieuses à ◀l’▶origine, si elles ne s’avouent plus que culturelles ou idéologiques ◀de▶ nos jours.
Je pose donc que ◀les▶ relations entre ◀l’▶Europe et ◀le▶ Monde dépendront dans ◀l’▶avenir immédiat et lointain, comme elles ont dépendu ◀de▶ tous temps,
1° ◀de▶ ◀la▶ nature des valeurs culturelles (au sens ◀le▶ plus large du terme) qui animent ◀l’▶Europe et ◀les▶ différents secteurs du tiers-monde ;
III. ◀Le▶ concept ◀de▶ révolution
Mais s’il est vrai que toute culture vient ◀d’▶une religion et ◀la▶ prolonge en expressions variées, et si ◀la▶ culture occidentale diffère essentiellement ◀de▶ toutes ◀les▶ autres, quelle est alors ◀la▶ différence fondamentale entre ◀les▶ autres religions et celle qui domine ◀l’▶Occident ?
◀La▶ réponse doit être cherchée dans ◀la▶ théologie du xxe siècle qui, sur ◀les▶ traces ◀de▶ Karl Barth, a montré que ◀le▶ christianisme n’est pas une religion à proprement parler, c’est-à-dire :
— ne propose et n’impose pas un système ◀de▶ rites et ◀de▶ tabous, un code sacré ;
— n’a pas ◀de▶ Livres sacrés sur ◀les▶ relations sexuelles, économiques, sociales, politiques, comme en possèdent ◀les▶ autres religions « universelles », ◀de▶ Sumer aux Mayas et ◀de▶ ◀l’▶Inde à ◀la▶ Chine ;
— n’a pas pour fonction principale ◀de▶ maintenir ◀l’▶ordo mundi et ◀de▶ conserver ◀le▶ système sociopolitique (ses rites et ses conduites sociales) tel que ◀l’▶ont fondé ◀les▶ ancêtres ;
mais au contraire :
— oppose ◀le▶ « nouvel homme » au « vieil homme », ◀le▶ « Nouvel Adam » christique à ◀l’▶Adam pécheur ◀de▶ ◀la▶ Genèse.
— oppose ◀la▶ foi, « substance des choses espérées, ferme assurance ◀de▶ celles qu’on ne voit point », aux certitudes ◀de▶ ◀la▶ religion gageant ◀le▶ passé, ◀la▶ tradition, ◀les▶ intérêts ◀de▶ ◀la▶ communauté et sa politique ;
— annonce ◀la▶ destruction totale et irrémédiable ◀de▶ ◀l’▶actuel ordre des choses (que toutes ◀les▶ autres religions avaient pour mission ◀de▶ maintenir), et son remplacement instantané par un nouvel ordre : « ◀Les▶ choses vieilles sont passées, voici, toutes choses sont devenues nouvelles ». « ◀De▶ nouveaux Cieux, une nouvelle Terre » sont promis, remplaçant ceux qui existent devant nos yeux.
Tous ces traits définissent une anti-religion. Que ◀les▶ Églises plus tard aient recréé ◀les▶ éléments ◀d’▶une religion chrétienne, c’était inévitable et « humain, trop humain ». Mais cela n’ôte pas ◀la▶ nouveauté radicale ◀de▶ ◀l’▶Évangile : ◀la▶ vérité n’est plus désormais dans ◀le▶ Passé. ◀Le▶ référentiel absolu n’est plus « ce qui s’est toujours fait », mais, au contraire, ce qui est déjà en train de se faire au nom de ◀la▶ Fin universelle, donc ◀de▶ ◀l’▶Avenir.
Quant au passage ◀de▶ ◀l’▶ancienne économie à ◀la▶ Nouvelle Jérusalem, correspondant au passage du « vieil homme » à ◀l’▶homme régénéré, il est décrit comme une rupture, comme une métamorphose subite. Saul de Tarse devient Paul l’Apôtre dans ◀les▶ instants ◀d’▶une crise aveuglante. Et il écrit, un peu plus tard, qu’au retour du Christ : « Nous serons tous transformés, en un instant » (grec : en atomo), c’est-à-dire en un atome ◀de▶ temps. Ainsi ◀le▶ Chemin ◀de▶ Damas est au principe ◀de▶ ◀l’▶idée ◀de▶ Révolution.
Idée radicalement exclue par toutes ◀les▶ autres religions, parce qu’elle n’est concevable, en effet, que dans une société travaillée par ◀le▶ message chrétien. Idée profondément antireligieuse et qui, d’ailleurs, fut ressentie et dénoncée comme telle par ◀les▶ Romains.
IV. « Tout est venu à ◀l’▶Europe… »
Ces faits religieux fondamentaux conditionnent ◀les▶ échanges entre ◀l’▶Europe (ou ◀l’▶Occident christianisé)135 d’une part, et ◀le▶ Monde mahométan, hindouiste, bouddhiste, shintoïste, animiste, communiste136, maoïste, etc., d’autre part.
Rappelons ◀les▶ périodes principales ◀de▶ ces échanges.
◀De▶ ◀l’▶aurore des civilisations jusqu’à ◀l’▶Empire ◀d’▶Alexandrie, on peut bien dire avec Valéry que « tout est venu à ◀l’▶Europe » : population, alphabet, droit, cosmogonie — mythe ◀de▶ ◀la▶ Création et astronomie. C’est ce que symbolise ◀le▶ mythe ◀de▶ ◀l’▶Enlèvement ◀d’▶Europe. Europe, princesse de Tyr — non loin de Byblos où ◀l’▶alphabet fut inventé — est enlevée par Zeus qui ◀la▶ conduit en Crête, ◀d’▶où ◀la▶ civilisation minoenne, nourrie du Proche-Orient, va se transmettre aux Mycéniens et à ◀la▶ Grèce continentale.
◀Le▶ peuplement ◀de▶ ◀l’▶Europe s’est produit à partir du nord (Scythes, Doriens, Indo-Européens), ◀de▶ ◀l’▶Anatolie et du Caucase (par ◀le▶ Vardar et ◀le▶ Danube), et ◀de▶ ◀l’▶Égypte (par ◀le▶ sud ◀de▶ ◀la▶ Méditerranée puis ◀le▶ Rhône).
Enfin, ◀le▶ droit est apporté aux Grecs par Solon, après ses voyages en Égypte, ◀l’▶astronomie est importée ◀de▶ Babylone. Et tout cela fait ◀le▶ « Monde antique ».
Puis « viennent » à ◀l’▶Empire romain ◀les▶ religions du Proche-Orient et ◀le▶ christianisme.
Puis viennent ◀les▶ peuplades germaniques, descendant du Nord-Est, qui apportent jusqu’en Ibérie leur droit communautaire, si différent du droit romain.
Puis viennent, ◀de▶ Bagdad par ◀l’▶Afrique, ◀les▶ Arabes, qui nous apportent ◀l’▶aristotélisme, ◀l’▶algèbre, et bien plus que cela : ◀le▶ concept ◀de▶ ◀l’▶amour-passion, sa mystique et sa rhétorique, qui vont influencer profondément nos manières ◀de▶ sentir et ◀de▶ rêver, à travers ◀la▶ poésie des troubadours et ◀le▶ roman celtique ; ◀la▶ synthèse ◀de▶ ces grands phénomènes culturels pouvant être localisée à ◀la▶ cour ◀de▶ Poitiers et dans ses environs, au premier quart du xiie siècle.
On peut voir dans cette révolution du sentiment la dernière phase du mouvement vers ◀l’▶Europe, le dernier grand apport ◀de▶ ◀l’▶extérieur, définissant ◀la▶ « modernité » ◀d’▶une époque, — « modernité » au sens ◀de▶ rupture ◀de▶ ◀la▶ tradition, ◀d’▶où ◀les▶ condamnations répétées ◀de▶ ◀l’▶Église contre ◀la▶ cortezia des troubadours.
Oui, « tout est venu à ◀l’▶Europe », mais désormais, tout en viendra, « ou presque… ».
Et d’abord ◀la▶ découverte ◀de▶ ◀la▶ Terre, donnant naissance à ◀la▶ notion ◀d’▶humanité. ◀Les▶ Européens ont découvert ◀le▶ Monde, et personne n’est jamais venu ◀les▶ découvrir.
Cette constatation symbolique nous permet ◀de▶ faire ici ◀l’▶économie ◀de▶ ◀l’▶énumération des découvertes et inventions européennes adoptées, imitées, puis exigées par ◀le▶ Monde, depuis ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ chrétienté médiévale et ◀le▶ début des grandes découvertes — moment ◀de▶ ◀l’▶histoire où ◀le▶ courant des échanges culturels s’inverse ◀d’▶une manière qui me paraît définitive.
À partir du xve siècle, que fait ◀l’▶Europe quand elle emprunte au Monde, faute de « valeurs », des formes ou des rythmes ? Elle ◀les▶ pose « en collage » sur ses compositions. Hors du contexte sacré, religieux, traditionnel, qui donnait sa valeur réelle à cette forme plastique, musicale, ou magique. Et sans plus de souci ◀de▶ ◀l’▶intégrer à notre tradition chrétienne137. En sorte que ◀la▶ greffe sera bientôt rejetée.
◀Les▶ chinoiseries du xviiie français ne sont qu’une mode et qui n’influence guère que ◀la▶ vaisselle et ◀l’▶ameublement des plus riches.
Au xixe , ◀la▶ Polynésie séduit Gauguin, sans lui apporter rien ◀d’▶essentiel que ◀la▶ Bretagne n’ait formé d’abord. Il en va de même pour ◀l’▶influence passagère ◀de▶ ◀l’▶art japonais sur Van Gogh.
◀Le▶ xxe siècle européen va s’ouvrir sur ◀la▶ vogue ◀de▶ ◀l’▶art nègre, dès avant la Première Guerre mondiale. ◀Les▶ Demoiselles ◀d’▶Avignon de Picasso en témoignent à la manière d’un manifeste. Puis dans ◀les▶ années 1920, c’est ◀l’▶invasion du jazz — ◀le▶ jazz, ou musique « anglo-nègre », comme ◀l’▶écrit ◀d’▶une manière pertinente autant qu’originale, Charles-Albert Cingria : on ignore très généralement que ◀les▶ negro spirituals utilisent des mélodies populaires du pays de Galles — celles-là mêmes que ◀les▶ « revivalists » des années 1830 utilisèrent pour tant de cantiques qu’on chante encore en Suisse romande. C’est ainsi que ◀l’▶audition des premiers disques ◀de▶ negro spirituals réveilla d’abord en moi ◀les▶ souvenirs ◀de▶ ◀l’▶école du dimanche ◀de▶ mon enfance !
Ces apports émotifs ou plastiques à nos arts ont peu de chances ◀de▶ durée en Europe. Dans ◀la▶ mesure même où ils ont signifié trop facilement ◀la▶ « modernité » pendant deux ou trois décennies, ils sont rejetés par ◀les▶ nouvelles générations ◀de▶ créateurs, ◀d’▶avant-gardistes. Si ◀le▶ jazz a marqué certaines œuvres ◀de▶ Darius Milhaud par exemple, alors en réaction contre ◀le▶ debussysme, un Pierre Boulez aujourd’hui ne lui doit rien, et c’est précisément à Debussy qu’il choisit ◀de▶ se rattacher.
Mais dans ◀le▶ même temps, par ◀la▶ force et ◀la▶ ruse, ◀les▶ Européens s’approprient ◀d’▶immenses réserves ◀de▶ minerais, ◀d’▶or, ◀d’▶aliments et ◀de▶ pétrole.
C’est ◀l’▶information scientifique, venue de ◀l’▶Europe et ◀d’▶elle seule, qui a révélé ces richesses naturelles et dans un sens précis, concret, ◀les▶ a créées. Tel émirat n’est qu’un désert ; ajoutez-y ◀l’▶art du forage des puits et ◀l’▶industrie automobile, ◀le▶ même désert vaudra des milliards ◀de▶ dollars.
Ce mouvement va-t-il ◀de▶ ◀l’▶Europe vers ◀le▶ Monde, ou ◀l’▶inverse ? Il va ◀de▶ ◀la▶ source scientifico-technique ◀d’▶information, vers ◀le▶ pays où cette information produira ◀de▶ ◀l’▶énergie.
◀Le▶ pétrole est « arabe », dit-on, mais sans ◀l’▶Europe il n’existerait pas. Et dans ce sens concret, « il vient de ◀l’▶Europe ».
V. « … et tout en est venu, ou presque »
J’ai fait ailleurs, et à plus ◀d’▶une reprise, ◀la▶ liste impressionnante des inventions majeures dues à ◀l’▶Europe, dans tous ◀les▶ ordres138 : arts et sciences, philosophies révolutionnaires et formes ◀de▶ gouvernement, technique et psychologie, moyens ◀de▶ transport et camps ◀de▶ concentration, procédés ◀de▶ construction et procédés ◀de▶ destruction, ◀de▶ guérison des corps et ◀de▶ massacres massifs. Il en résulte à ◀l’▶évidence que ◀le▶ monde moderne tout entier, en tant que tel, peut être appelé une création européenne.
Que se passe-t-il quand ◀le▶ monde adopte ces inventions, ces procédés, ces formes ?
◀D’▶une manière globale, je crois que nous sommes en droit ◀de▶ dire que ◀l’▶Europe, depuis deux ou trois siècles, exporte sans relâche ses produits finis, non ses valeurs ; ses idéologies, non sa foi ; son obsession ◀de▶ ◀la▶ puissance, non sa passion ◀de▶ ◀la▶ vérité reconnue dans ◀la▶ liberté ; sa formule ◀de▶ ◀l’▶État-nation, non ses principes du droit des gens, sa séparation des pouvoirs ou sa sagesse fédéraliste ; et pour tout résumer en deux mots, sa civilisation non sa culture, alors que celle-ci explique seule ◀la▶ création ◀de▶ celle-là, et peut seule en fournir ◀le▶ mode ◀d’▶emploi.
Nécessairement, cette dissociation schizophrénique fausse tous ◀les▶ termes ◀de▶ ◀l’▶échange aussi bien culturel que commercial. Mais, que ◀le▶ dialogue sur ◀les▶ finalités ◀de▶ ◀la▶ culture et ◀de▶ ses produits devienne de plus en plus défectueux ou inepte, tandis que s’accélère ◀le▶ rythme ◀de▶ croissance des échanges matériels et des contacts humains, voilà qui ne cesse ◀de▶ multiplier et ◀d’▶aggraver ◀les▶ causes ◀de▶ conflits politiques et militaires.
Trois exemples nous permettront ◀d’▶illustrer ◀le▶ principe ◀de▶ cette crise mondiale et ◀l’▶impact sur ◀le▶ tiers-monde ◀de▶ « ce qui est venu de ◀l’▶Europe ».
A. Prenons notre premier exemple au niveau microscopique des effets ◀d’▶une forme (ici musicale) que ◀l’▶on impose à ◀la▶ sensibilité ◀d’▶un peuple, — lequel n’est pas en mesure ◀d’▶en déchiffrer ◀le▶ message : il ne peut donc que subir cette forme comme une contrainte stérilisante.
◀L’▶énoncé des plus hautes valeurs européennes tient dans ◀l’▶œuvre ◀de▶ Bach et dans celle ◀de▶ Mozart. ◀Les▶ Messes et ◀les▶ Passions réduisent à peu de chose toute tentative verbale pour exprimer ce que ◀l’▶homme européen a conçu de plus pur, de plus fort et de plus exaltant. Voilà ◀l’▶Europe suprême, elle n’ira pas plus haut, peut-être, mais qui serait en mesure ◀d’▶exiger davantage ou ◀de▶ proposer mieux dans ◀le▶ monde ◀d’▶aujourd’hui ?
Certes, ◀l’▶Europe réelle est loin de tels sommets, mais ce sont tout de même ses sommets. Elle n’est pas souvent digne ◀de▶ ces œuvres, mais c’est elle qui ◀les▶ a créées. Nous ◀l’▶oublions souvent et ◀les▶ autres ◀l’▶ignorent ; ils voient plus facilement ce qui est beaucoup plus bas, au niveau du contact brutal entre leurs coutumes et nos armes, leur sagesse ancestrale et nos machines. Nos péchés sont criants, et tout ◀l’▶Orient ◀les▶ crie, mais il n’entend pas nos grandeurs. Car ◀la▶ musique est ◀le▶ sublime ◀de▶ ◀l’▶Occident, mais pour ◀l’▶oreille ◀d’▶un Oriental, c’est un bruit vague, une espèce ◀de▶ rumeur insensée…
Seulement, elle est issue du même complexe, et elle répond dans ◀le▶ monde ◀de▶ ◀l’▶âme au même défi que ◀la▶ science dans ◀le▶ monde des corps et ◀de▶ ◀l’▶intellect. ◀Les▶ structures musicales se raccordent au psychisme ◀de▶ ◀l’▶homme européen qui a conçu ◀les▶ machines et ◀la▶ personne. Mais ◀les▶ machines sont transportables et vendables, ce que ne sont pas ◀les▶ sensibilités ni ◀les▶ valeurs spirituelles.
Un intellectuel indonésien me dit un jour : « Vous autres Européens, vous nous envoyez des machines-outils ; c’est très joli, cela nous amuse et c’est utile, mais pourquoi n’y joignez-vous pas un petit livre expliquant ◀d’▶où viennent ces objets, pourquoi vous avez eu ◀l’▶idée ◀de▶ ◀les▶ construire et comment ils expriment et transportent, en fait, tout un monde ◀de▶ valeurs complètement étranger à nos croyances traditionnelles ? »
Une autre fois, il me raconte que sa femme, qui est Hollandaise, donnait des leçons ◀de▶ solfège aux enfants ◀d’▶une école ◀de▶ Djakarta ; et quand ils eurent appris ◀les▶ notes ◀de▶ notre gamme, elle leur dit : « Composez maintenant une chanson dans ◀le▶ goût ◀de▶ ce pays ». Mais ils ne purent écrire que ◀de▶ petites mélodies qui ne rappelaient rien ◀de▶ leur musique indonésienne et ne faisaient que réinventer ◀les▶ lieux communs ◀de▶ nos chansons européennes, qu’ils n’avaient jamais entendues.
Ainsi, chaque machine exportée est, en fait, un cheval ◀de▶ Troie. Nous avons évacué nos guerriers et retiré nos fonctionnaires, mais nous ramenons subrepticement, et sans ◀le▶ savoir, des occupants plus efficaces et plus puissants, car c’est aux pensées qu’ils commandent, aux sentiments, aux sources mêmes ◀de▶ ◀l’▶invention et ◀de▶ ◀la▶ compréhension ◀de▶ ◀la▶ vie. Nos machines et nos raisonnements, nos formes ◀d’▶art et ◀de▶ gouvernements transportent au loin des champs ◀de▶ force qui vont agir anarchiquement, détruisant ◀les▶ bases mêmes ◀d’▶équilibres anciens, appelant et impliquant impérieusement d’autres ensembles ◀de▶ valeurs, mais ne pouvant ◀les▶ communiquer, ◀les▶ expliquer et ◀les▶ faire vivre, au sens ◀le▶ plus fort ◀de▶ ce terme.139
B. Mon second exemple sera pris au niveau macroscopique du contact ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀d’▶un empire, ◀la▶ Chine : — qu’a-t-elle reçu ◀de▶ ◀l’▶Europe ? et qu’en fait-elle ?
◀La▶ Chine a pris d’abord ◀l’▶idée ◀de▶ révolution, qui est bien ◀l’▶idée ◀la▶ plus contraire à sa tradition millénaire ◀d’▶équilibre des antinomies, c’est-à-dire ◀de▶ complémentarité du yin et du yang. Elle a reçu toute faite, « clé en main », ◀la▶ doctrine ◀de▶ ◀la▶ révolution issue ◀de▶ ◀la▶ société industrielle du xixe siècle européen : ◀le▶ marxisme. Elle a reçu ◀la▶ technique, et elle développe une science empruntée (sauf pour ◀la▶ médecine) à ◀l’▶Occident — entendons aux États-Unis plus qu’à ◀la▶ mère-patrie européenne. Cet ensemble ◀d’▶options fondamentales, ◀de▶ doctrines, ◀de▶ pratiques, ◀d’▶orientations, constitue sa modernité.
◀L’▶idée ◀de▶ révolution se manifeste par ◀la▶ volonté ◀de▶ rompre avec ◀la▶ tradition ◀la▶ plus indiscutée, ◀la▶ plus omniprésente et ◀la▶ plus populaire du pays. Dans ◀le▶ cas ◀de▶ ◀la▶ Chine, c’est celle ◀de▶ Confucius (551-479 av. J.-C.), aujourd’hui désigné comme ennemi du peuple et suppôt ◀de▶ ◀l’▶impérialisme national-soviétique et yankee. ◀La▶ modernité consiste donc pour ◀la▶ Chine à renier ◀le▶ Chinois ◀le▶ plus célèbre, pour lui substituer cet Européen typique : un Juif allemand, dont ◀le▶ père s’était fait protestant, et qui écrivait dans ◀les▶ salles du British Museum, pour ◀le▶ New York Daily Tribune (grand organe du capitalisme américain) des articles qui ◀le▶ faisaient vivre, et qui formeront une partie ◀de▶ Das Kapital. Karl Marx avait prévu que sa révolution se produirait dans ◀les▶ pays industriels. Or ◀la▶ Chine est une grande paysannerie. Il va falloir ◀la▶ moderniser. Et ce sera cette exigence ◀de▶ rejoindre ◀les▶ conditions ◀d’▶une révolution marxiste que Mao appellera révolution. Il parlera d’abord ◀de▶ « bond en avant » (marquant ainsi sa volonté ◀de▶ rupture avec ◀le▶ passé, non plus ◀d’▶évolution harmonieuse). Puis il parlera ◀de▶ « révolution culturelle », marquant ainsi que ◀la▶ modernité ne saurait se développer spontanément dans un peuple que toute sa tradition préparait à refuser ◀le▶ nouveau, ◀le▶ moderne, comme représentant ◀l’▶erreur même : il faut donc que ◀l’▶État force ◀le▶ processus par une série ◀de▶ secousses et ◀de▶ bonds en avant bien calculés. Mao a précisé qu’il y aurait lieu ◀de▶ renouveler périodiquement ◀la▶ « révolution culturelle », et cela s’explique aisément. Car cette « révolution » est en réalité, ◀la▶ modernité décrétée.
◀Le▶ chemin ◀de▶ ◀la▶ paysannerie du tiers-monde vers ◀la▶ société industrielle ◀de▶ demain s’annonce si long que ◀les▶ dangers ◀de▶ ◀la▶ croissance illimitée sont encore inconcevables dans ce monde-là. ◀D’▶autant plus que Mao, très sagement, freine ◀les▶ développements ◀les▶ plus nocifs ◀de▶ ◀la▶ technique — comme par exemple, ◀l’▶automobile.
C. Reste ◀le▶ virus ◀le▶ plus sûrement mortel que ◀l’▶Europe ait propagé dans ◀le▶ monde en ◀le▶ colonisant intensivement pendant un siècle140, puis en se retirant en quelques années : je veux parler du stato-nationalisme. Il semble bien que Mao en ait vu ◀le▶ danger et prenne des mesures pour immuniser son peuple, si ◀l’▶on en juge par l’une des directives récentes que « ◀le▶ Grand Timonier » fait répéter chaque jour à des millions ◀de▶ travailleurs : « Ne préconisez jamais ◀l’▶hégémonie ». (Il est clair que cela vise d’abord ◀le▶ grand voisin, mais enfin ◀le▶ slogan paraît valoir pour tous…)
◀La▶ modération dans ◀la▶ modernisation, c’est-à-dire ◀la▶ manière raisonnée et maîtrisée dont ◀la▶ Chine s’européanise par ◀l’▶extérieur, — contraste avec ce que pratiquent la plupart des autres régimes asiatiques et africains hâtivement bricolés sur ◀le▶ modèle ◀de▶ ◀l’▶État-nation européen.
Les Nations unies comptent aujourd’hui 153 États-nations, dont ◀les▶ 4/5e ont moins ◀de▶ 30 ans ◀d’▶âge et n’en sont que plus aptes à revendiquer leur souveraineté stato-nationale illimitée. Là réside ◀le▶ plus grave danger pour ◀la▶ survie du genre humain.
Car cette souveraineté sans limites se présente toujours comme quelque chose qu’il s’agit ◀de▶ « protéger » contre ◀les▶ « ingérences étrangères ». C’est ◀la▶ forme politique ◀de▶ ◀la▶ paranoïa. Elle ne se pose qu’en s’opposant aux voisins et aux « impérialismes internationaux ». Si elle s’oppose à ◀l’▶impérialisme américain, elle conduit à une République populaire nationale et démocratique à dictature militaire résolument socialiste. Si elle s’oppose à ◀l’▶impérialisme soviétique, elle conduit à une République populaire nationale et socialiste à dictature militaire résolument démocratique.
◀Les▶ pays neufs ◀de▶ ◀l’▶Afrique et ◀de▶ ◀l’▶Asie du Sud-Est, ainsi qu’une bonne moitié des pays depuis longtemps décolonisés ◀de▶ ◀l’▶Amérique latine, se partagent à peu près également entre ◀les▶ deux tendances, de plus en plus difficiles à distinguer. Ce ne sont donc pas à proprement parler des conflits idéologiques qui nous menacent, mais c’est ◀le▶ mécanisme même des prétentions stato-nationales qui oblige 150 nations à s’armer au-delà ◀de▶ toute raison contre des ennemis qu’elles se créent, dont elles ont besoin pour survivre et assurer leur « cohérence nationale », et qui un jour se matérialiseront sous ◀la▶ forme ◀de▶ victimes ◀de▶ tirs atomiques « préventifs ».
Dans un état du Monde où ◀l’▶humanité se voit menacée 1°) par ◀l’▶explosion démographique des régions ◀les▶ plus pauvres du tiers-monde, 2°) par des famines continentales, 3°) par ◀la▶ pollution des océans, et 4°) par ◀la▶ criminalité internationale à « justifications » politiques, — ◀la▶ possession par une centaine ◀d’▶États-nations ◀de▶ centrales nucléaires, et donc, à bref délai, ◀de▶ bombes atomiques, pose ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ survie du genre humain au-delà du xxe siècle.
En effet, ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀la▶ souveraineté nationale interdit aux États-nations ◀de▶ répondre victorieusement aux défis mortels qu’on vient de citer141. Or ◀la▶ souveraineté nationale ne sera bientôt plus garantie que par ◀la▶ possession ◀de▶ ◀l’▶arme nucléaire. Mais ◀l’▶arme nucléaire est désormais à ◀la▶ portée ◀de▶ toutes ◀les▶ mafias politiques. Il est donc fatal, dans ces conditions, qu’une guerre atomique, même si aucun État ne ◀la▶ souhaite, éclate « par accident » avant ◀la▶ fin du siècle, prévenant ◀les▶ effets encore plus destructeurs qu’auraient sans elle ◀les▶ famines continentales ou une diminution catastrophique ◀de▶ ◀l’▶oxygène par suite de ◀la▶ mort du plancton océanique.
VI. Vocation ◀de▶ ◀l’▶Europe
◀Les▶ conditions critiques que ◀l’▶on vient de rappeler ont été créées par ◀l’▶Occident, et d’abord par ◀l’▶Europe (colonisation, formule ◀de▶ ◀l’▶État-nation, développement industriel non équilibré par un développement moral, technologie « sauvage », sans vues prospectives, pharmacopée localement efficace mais globalement nocive). C’est à ◀l’▶Europe qu’il appartient ◀de▶ modifier ces conditions, et ◀l’▶on ne voit pas ◀de▶ raisons ◀d’▶espérer que des solutions radicales puissent venir d’ailleurs.
Si ◀les▶ Européens ne parviennent pas à s’unir au-delà ◀de▶ leurs États-nations, ni à résoudre ◀le▶ complexe systémique ◀de▶ leurs problèmes économiques-écologiques-civiques, au prix de ◀l’▶abandon ◀de▶ leurs sacro-saintes souverainetés nationales, on ne voit pas comment ◀le▶ tiers-monde perdrait sa croyance aveugle dans ◀la▶ validité ◀de▶ ◀la▶ formule stato-nationale, ni par suite, comment ◀la▶ guerre atomique pourrait être évitée.
C’est en Europe et non ailleurs que ◀les▶ anticorps des virus répandus par nos États, notre technologie, notre matérialisme, doivent être élaborés, et peuvent ◀l’▶être.
◀L’▶union fédérale ◀de▶ nos peuples pourrait seule permettre une lutte efficace contre ◀les▶ périls écologiques qui menacent notre continent (pollution du Rhin, ◀de▶ ◀la▶ Méditerranée, ◀de▶ ◀l’▶Atlantique, pénurie ◀d’▶eau potable, multiplication des centrales nucléaires, désordres climatiques, altération chimique des aliments, etc., etc.).
◀La▶ création ◀de▶ régions fonctionnelles (économiques, écologiques, ethno-culturelles, énergétiques, etc.) nécessairement transfrontalières dans un très grand nombre ◀de▶ cas, pourrait seule permettre 1°) un dépassement du dogme ◀de▶ ◀la▶ souveraineté nationale illimitée ; — 2°) une restauration du sens civique et des possibilités ◀de▶ participation des citoyens à leurs affaires communes, qui est ◀la▶ seule prévention efficace contre ◀la▶ délinquance générale ; — 3°) ◀la▶ mise au point ◀d’▶un modèle ◀de▶ mesure humaine, opposé aux modèles ◀de▶ gigantisme de plus en plus inhumain développés par ◀les▶ USA et ◀l’▶URSS.
Enfin, seul ◀l’▶exemple vécu et réussi ◀d’▶une Europe fédérée au-delà et en deçà de ses États-nations serait susceptible ◀d’▶exercer sur ◀le▶ tiers-monde une influence décisive, orientant ◀les▶ peuples à travers ◀l’▶élite ◀de▶ leurs responsables, vers des formules ◀de▶ communauté plus conformes à leurs conceptions du monde, à leur way of life, ainsi qu’à leurs données géohistoriques, écologiques et ethno-culturelles.
◀La▶ vraie modernité pour ◀l’▶Europe pourrait offrir ◀l’▶exemple au monde, et dont on peut espérer qu’elle exercerait sur lui une attraction puissante, consisterait dans ◀la▶ prise au sérieux des vertus créatrices ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀de▶ ◀la▶ vocation ◀de▶ ◀l’▶Europe dans ◀le▶ Monde : animer, équilibrer, fédérer, en prenant pour finalité non ◀la▶ puissance des États mais ◀la▶ liberté des personnes.
Telles sont ◀les▶ grandes orientations qui me paraissent propres à guider une relance, qu’il faut souhaiter, aussi prochaine que possible, du Dialogue des cultures.