Pédagogie des catastrophes (avril 1977)ad ae
Tout ne fut pas toujours de▶ notre faute. Ils souffraient ◀de▶ famine quand nous n’étions pas nés. Ils meurent encore ◀de▶ faim, mais en bien plus grand nombre — c’est un résultat du Progrès — cependant que l’on meurt chez nous ◀de▶ manger trop. Cette fois-ci, notre faute est immense, mais ailleurs : elle est ◀d’▶avoir offert, ou plutôt imposé aux élites occidentalisées du tiers-monde un modèle totalement étranger à toutes leurs traditions, le modèle ◀de▶ l’État-nation napoléonien — et que ce soit en version capitaliste ou communiste ne fait aucune différence.
Ils se trompent ◀d’▶Europe, quand ils veulent l’imiter, surtout pour mieux s’en libérer. Ils choisissent celle qui les a dominés, mais c’est choisir aussi celle qui les a perdus ! Je leur propose l’Europe des régions, comme offrant la formule la moins incompatible avec leurs différences libérées, leur identité retrouvée.
Le seul moyen ◀de▶ les inciter à éviter nos maux, au lieu de les revendiquer, sera l’exemple vécu et réussi ◀d’▶un dépassement ◀de▶ nos stato-nationalismes par la fédération continentale ; ◀d’▶un dépassement ◀de▶ la croissance à tout prix des formules ◀d’▶équilibre humain qui prennent en compte le bonheur, ou simplement l’aisance à vivre, plutôt que le gonflement artificiel du PNB et les stocks ◀de▶ bombes calculés en « équivalents TNT ».
Condamner l’Europe et ne rien faire pour sa fédération, c’est priver le tiers-monde des seuls moyens ◀de▶ s’en tirer sans catastrophes. Car s’il est vrai que l’Europe est responsable ◀de▶ la plupart des maux qui accablent le tiers-monde, et d’abord ◀de▶ son explosion démographique, ◀d’▶où famine, mais ◀d’▶où soif aussi ◀de▶ nos industries, il est non moins vrai que l’Europe seule peut produire les anticorps des toxines qu’elle a répandues, et peut élaborer un modèle politique qui soit tentant pour le tiers-monde.
Quant à savoir si le tiers-monde sera tenté, et tirera ◀de▶ sa libération les conclusions que nous aurions dû tirer, pour notre part, ◀de▶ l’échec du colonialisme, je suis sceptique. Il se peut que le tiers-monde ne désire imiter qu’un Occident dominateur et sans scrupules, non pas perdant et devenu sage. Mais ce qui est sûr, c’est qu’en refusant ◀de▶ faire les régions et ◀de▶ se « faire » du même mouvement, l’Europe perdrait ses dernières chances ◀de▶ paix, ◀d’▶autonomie, et ◀de▶ survie ◀de▶ son identité, ◀de▶ son génie.
— Comment alors, évaluez-vous les chances ◀de▶ votre projet ? Quelles forces peut-il mobiliser ? Qui est pour ? Qui sera contre ? Et qui va le prendre en charge ?
— Je ne serais pas tenu ◀de▶ répondre à ces questions, m’étant donné pour tâche ◀de▶ faire voir et sentir la nécessité des régions, en tant qu’elle me paraît lisiblement inscrite dans la problématique ◀de▶ notre temps. Et voilà bien pourquoi plusieurs hommes politiques, dont quatre ou cinq du premier rang, en Amérique du Nord comme en Europe de l’Ouest, se voient amenés aux mêmes conclusions et le confessent… dans une conversation ou un colloque privé. Pourtant, ils ne font rien ◀de▶ visible dans ce sens, tout occupés qu’ils sont à se maintenir au pouvoir. Ils voudraient bien agir dans le sens ◀de▶ mon plan, mais s’ils en montraient l’intention, ils perdraient aussitôt, et à coup sûr, le pouvoir ◀de▶ le faire peut-être un jour… Je n’en vois pas un seul qui ait risqué l’expérience, dont rien ne prouve qu’elle n’eût pas réussi.
Mais je ne vais pas me dérober à une question que je ne cesse ◀de▶ me poser. Vous demandez qui va réaliser mon plan. À vrai dire, il y a toutes raisons ◀de▶ redouter que personne ne s’en charge en tant que représentant ◀d’▶une nation, ◀d’▶un parti, ◀de▶ la gauche ou ◀de▶ la droite, ou même ◀de▶ la Jeunesse.
Les hommes d’État ne feront rien, pour la raison que je viens de dire, et les politiciens moins encore, pour la raison que les régions n’existent pas, ou seulement à l’état ◀de▶ nécessités vitales et ça ne vote pas.
Qu’ont fait tous nos gouvernements, avertis par le club de Rome ? Et qu’ont fait les partis politiques ? Ils sont encore « nationaux » avant tout, donc pas plus régionaux qu’européens. Leur but est ◀d’▶accéder au pouvoir existant, ◀d’▶occuper ses bureaux, ◀de▶ s’asseoir dans ses fauteuils, ◀de▶ manipuler ses commandes, et non pas ◀de▶ le modifier radicalement, encore moins ◀de▶ créer un tout autre pouvoir. Même jeu donc pour la droite et la gauche, selon qu’elles ont le pouvoir ou seulement l’ambitionnent : sa structure leur dicte ses lois.
Quant au « grand public » ◀de▶ la droite et aux « masses » ◀de▶ la gauche, catégories ◀de▶ naguère aujourd’hui confondues dans l’ensemble passif des téléspectateurs, on n’y voit pas mieux les régions qu’on n’y a su voir venir les guerres mondiales, la théorie ◀de▶ la relativité, le stalinisme, la décevante marche sur la Lune, ni même la crise ◀de▶ l’énergie.
Tout ou presque semble indiquer à l’observateur objectif que rien ne se fera, ni ne convaincra, ni ne s’imposera au xxe siècle, en temps utile.
— Mais la Jeunesse ?
— Pour autant qu’elle n’est pas un mythe journalistique, je la vois partagée dans sa majorité entre deux attitudes :
— opportunisme à très court terme (trouver un job) et souci fortement anticipé ◀de▶ sécurité (s’assurer la retraite en même temps que le job). On ne s’occupe ni ◀de▶ l’Europe, ni encore ◀de▶ régions, et encore moins ◀de▶ révolution.
— Refus du « système », ce refus passant pour « révolutionnaire ». On ne s’occupe pas encore ◀de▶ l’Europe, ni ◀de▶ régions, ni ◀de▶ la création ◀d’▶un pouvoir neuf, mais très souvent, presque toujours ◀de▶ « pollution », notez cela !
— Si je comprends bien, vous n’avez avec vous ni les gouvernements ni les partis, ni la grande industrie ni le prolétariat, ni les masses ni même les élites à la ◀mode▶… Qu’avez-vous donc ?
— Le sens ◀d’▶un péril imminent et la conscience ◀de▶ vivre un long cauchemar où tout est faux, impossible et réel ; le refus ◀de▶ croire que l’état des forces cataloguées, tel que vous venez de le caractériser très justement, ne puisse changer à bref délai ; et la vision ◀d’▶un avenir vivant, qui peut faire se lever d’autres forces.
Rien ◀de▶ ce qui nous semble aujourd’hui définitivement installé dans une évidence granitique ne va durer, parce que rien ◀de▶ tout cela ne peut durer. Aucune des conditions ◀de▶ survie ◀d’▶une civilisation quelconque ne se trouve remplie par la nôtre : ni le consensus des meilleurs, ni celui du grand nombre ; ni l’amour pieux ou gouailleur du peuple, ni le dévouement rituel ◀d’▶une aristocratie qui sait ce qu’elle se doit. Plus grave encore, cette civilisation ne peut produire nulle garantie ◀de▶ sécurité égale ou supérieure aux risques par elle-même créés et entretenus.
Absurde, impossible et réelle, la société stato-nationaliste a pour seule vertu ◀d’▶être là. Écoutons Baudelaire :
Le monde va finir. La seule raison pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel ?
Dans les partis, tout peut changer. Certains, disait Emmanuel Berl « peuvent en avoir marre tout ◀d’▶un coup »74. Déjà s’opère en toutes classes sociales et toutes classes ◀d’▶âge la mobilisation de plus en plus fréquente ◀d’▶activistes nombreux et motivés luttant contre la pollution sous toutes ses formes, des emballages plastiques aux déchets plutoniens. À partir de là, tout s’enchaîne. L’analyse des causes ◀de▶ la pollution et du système ◀de▶ ces causes conduit, au-delà des déductions critiques, à l’escalade lente et sûre des innovations attendues et des rénovations sociales et politiques proposées au long ◀de▶ ces pages, et qui vont des petites communautés à la fédération du continent, première base ◀d’▶un ordre mondial.
Déjà, lors ◀d’▶élections locales ou nationales, les candidats bénéficiant ◀de▶ l’appui des mouvements « écologiques » ont battu les chevaux ◀de▶ retour des partis grâce aux quelques centaines ◀de▶ voix qui font toute la différence. Déjà, un régime scandinave vient de se voir renversé après trente ans ◀de▶ pouvoir, parce qu’il s’obstinait à confondre progrès social et centrales nucléaires. La vertu des gouvernements, même s’ils sont au service des marchands ◀d’▶armes, n’est pas telle qu’ils ne tirent ◀de▶ pareils résultats des conclusions ◀d’▶un sain opportunisme.
— Il y a donc des mouvements, des signes favorables ?
— Des milliers ◀de▶ mouvements sont à l’œuvre. Au premier rang, ceux des écologistes. On leur dispute ce nom, ils assurent la fonction. Et bien plus, par leurs luttes contre la pollution et les centrales nucléaires, ils ont fourni à la révolution régionaliste le levier politique qui avait fait défaut aux mouvements personnalistes des années 1930, puis aux fédéralistes européens ou mondialistes ◀de▶ l’après-guerre.
Je vois des signes. L’évolution ◀de▶ la TV reproduit le phénomène dialectique des régions fédérées s’opposant aux États-nations par l’intérieur et par l’extérieur. La formule des circuits fermés favorise les communautés locales, tandis que les relais par satellites permettent une communication mondiale : dans les deux cas on échappe aux contrôles ◀de▶ l’État-nation, dont les monopoles classiques se trouvent débordés et vidés tant par en bas (quartiers) que par en haut (continents).
Je vois des sociologues et des économistes comme E. F. Schumacher, pour qui l’avenir est aux « petites unités intelligibles » ; des politologues comme C. N. Parkinson (◀de▶ la loi du même nom), pour qui l’Europe ◀de▶ demain ne sera viable que si elle se recompose sur la base ◀de▶ quelque 140 régions autonomes, dont il dresse la carte. Je vois des architectes comme Doxiadis, qui écrit : « L’expérience nous apprend que seules des unités ◀de▶ dimensions restreintes peuvent être appréhendées par leurs habitants et leur offrir un cadre ◀de▶ ◀vie▶ plaisant », et qui préconise au surplus ◀de▶ « petites cellules urbaines à l’échelle humaine », ◀d’▶ampleur limitée à 50 000 habitants75 ; enfin des futurologues comme Hermann Kahn, qui voit nos États-nations, ayant perdu leurs raisons ◀d’▶être, bientôt remplacés par une « communauté plus effective », l’Europe des régions.
— L’avenir serait donc à l’Europe des régions ?
— Sans aucun doute, si les vues justes nous conduisaient. Mais depuis dix-mille ans qu’il y a des hommes à Histoire, et qui n’ont pas trouvé mieux que la guerre pour résoudre leurs différends, on ne voit pas ce qui pourrait justifier l’espoir fou qu’ils deviennent raisonnables dans les dix ou quinze ans prochains — et nous n’avons guère plus ◀de▶ temps pour décider ◀de▶ la survie ◀de▶ notre espèce.
— Seriez-vous radicalement pessimiste ?
— Pessimiste, optimiste, cela n’a pas ◀de▶ sens en soi. Je ne cesserai ◀de▶ me sentir optimiste tant que je verrai que je puis faire quelque chose, quel qu’en soit d’ailleurs le succès ! Attitude qui n’est pas différente ◀de▶ celle que j’annonçais dans ma jeunesse sous le titre ◀de▶ « politique du pessimisme actif »76, prenant ma devise au Taciturne. Si l’on me suivait, bien sûr, tout irait mieux, ou éviterait au moins le pire, mais je sais bien que vous ne me suivrez pas — pas assez tôt et pas en nombre suffisant. Il reste à la réalité ◀de▶ vous imposer ce que le bon sens jamais n’aura pu faire, et c’est la réalité elle-même qui va recourir à la pédagogie des catastrophes. Je ne vois rien de plus probable. Je ne prédirai rien ◀d’▶autre comme certain.
Je sens venir une série ◀de▶ catastrophes organisées par nos soins diligents quoique inconscients. Si elles sont assez grandes pour réveiller le monde, pas assez pour tout écraser, je les dirai pédagogiques, seules capables ◀de▶ surmonter notre inertie et l’invincible propension des chroniqueurs à taxer ◀de▶ « psychose ◀d’▶Apocalypse » toute dénonciation ◀d’▶un facteur ◀de▶ danger mortel, bien avéré, mais qui rapporte.
Je disais cela dans mon jardin du pays ◀de▶ Gex devant la caméra ◀de▶ la TV française, dans l’après-midi lumineux du 24 août 1973, et donnais pour exemple la crise énergétique, industrielle et monétaire où cinq ou six émirs ◀de▶ droit divin, un roi madré et un dictateur fou pouvaient nous jeter ◀d’▶un jour à l’autre, si cela leur chantait ou pour que nous chantions. Quelques semaines plus tard, la guerre du Kippour fournissait un prétexte à la « crise du pétrole », m’obligeant à jeter au panier, pour cause ◀de▶ confirmation prématurée, une centaine ◀de▶ pages destinées à ce livre, et dont le ton prophétique eût paru plutôt ridicule après coup.
Tout le monde aujourd’hui sait ou pourrait savoir ce que je découvrais et croyais révéler : les ressources limitées, les besoins infinis, les centrales nucléaires qui vont arranger cela et qu’on dit au surplus tellement propres… Mais comme tout le monde déjà oublie sa peur et la sagesse qu’il en tira pour quelques semaines, ◀de▶ nouvelles catastrophes s’organisent dans l’ombre : « excursions » nucléaires, déchaînements criminels, répressions policières correspondantes, pétroliers éventrés, extinction des baleines, des éléphants, des phoques, et ◀de▶ tous les fauves à fourrure, chantages à la bombe bricolée exigeant les bijoux ◀de▶ la couronne, la tête ◀d’▶un chef d’État ou autrement c’est Manhattan, Moscou, Paris rasés dans l’heure…
Quelqu’un ◀d’▶autre l’avait déjà dit, c’était Saint-Just, au cœur ◀de▶ la Révolution :
Il faut attendre un mal général assez grand pour que l’opinion générale éprouve le besoin ◀de▶ mesures propres à faire le bien.
Saint-Just ajoutait :
Ce qui produit le bien général est toujours terrible, ou paraît bizarre lorsque l’on commence trop tôt.
Mais je ne vois pas ce qu’il serait possible, aujourd’hui, ◀de▶ « commencer trop tôt » : tout va trop vite. Il a fallu cinq siècles exactement (1300-1800) pour préparer l’État-nation, moins ◀d’▶un siècle pour en imposer le modèle à toute l’Europe, et trente ans pour le propager au monde entier. Mais depuis qu’il sévit, à cause de lui, tout s’accélère vers le pire. ◀D’▶où non seulement l’urgence accrue ◀d’▶un changement ◀de▶ cap, mais une plus grande lisibilité ◀de▶ l’évolution, qui peut faciliter ce changement.
Les catastrophes n’apprendront rien à ceux qui n’ont pas vu où il faut aller, et donc n’en cherchent pas les voies et ne les inventeront jamais. « Pas ◀de▶ vent favorable pour qui ne sait pas où il va », disait Sénèque. Mais pour celui qui sait, tout est possible tant qu’un vent souffle, même contraire. Tirer des bords contre le vent ◀de▶ l’Histoire et ◀de▶ la guerre : formule ◀de▶ nos efforts actuels et prochains.
Et peu m’importe ◀de▶ prévoir si la gauche ou la droite vont l’emporter — ◀de▶ toute façon, ce sera tout autre chose — car je n’écris ceci que pour mieux disposer quelques esprits à désirer, vouloir, préparer d’autres fins. Cette dialectique qui ne prévoit ni A ni B, mais incite à trouver des chemins vers V, je la vois déjà formulée par Héraclite au siècle ◀d’▶or ◀de▶ Delphes, ◀de▶ la Pythie et ◀de▶ la naissance des cités grecques :
Le maître de la Pythie ne veut ni prédire ni cacher, mais il indique sa volonté et la vraie Voie.
« Sentinelle, que dis-tu ◀de▶ la nuit ? »
Il y a quelques années, ayant écrit que l’action politique par excellence allait consister désormais à prendre des mesures conservatoires ◀de▶ l’Humain, quelqu’un demanda : — « Pourquoi voulez-vous donc que ça dure ? » Question morbide, mais lucide, et qu’on ne peut simplement écarter.
Je veux que l’homme dure à cause de l’espérance. À quoi s’ajoute un raisonnable espoir. La fin ◀de▶ l’homme, tout à l’heure, serait au moins prématurée. Nous voyons aujourd’hui certaines causes du péril où l’humain risque ◀de▶ s’anéantir, et nous disons : — ce serait trop bête ! Nous venons ◀d’▶entrevoir la guérison possible. Nous avons les moyens ◀de▶ sauver « l’environnement » — la Nature et nos habitants — in extremis. Mais que serait la beauté du Monde sans l’œil ◀de▶ l’homme ? C’était si beau, la Terre ◀de▶ la ◀Vie▶, bleue, verte et blanche dans le noir éternel… Mais sauver le paysage et les décors n’aura plus ◀de▶ sens si nous ne sommes plus là, ou ce qui revient au même, si nous sommes encore là mais aliénés, devenus incapables même ◀de▶ nostalgie pour ce qui fut un jour notre ◀vie▶ menacée. Mais il n’est pas ◀de▶ prévision ◀d’▶avenir meilleur qui ne passe par un homme meilleur. Car il arrivera… ce que nous sommes. Et quoi ◀d’▶autre peut-il arriver ? Et venant ◀d’▶où ? (À part les tremblements ◀de▶ terre.) Il nous faut donc vouloir que le meilleur gagne — en nous. Et il nous faut d’abord nous le représenter, nous le rendre présent, l’anticiper.
On peut anticiper l’avenir et le prévoir par les yeux ◀de▶ la foi, « substance des choses espérées, ferme assurance ◀de▶ celles qu’on ne voit pas ». Mais à l’aide ◀d’▶appareils scientifiques, on ne peut voir que du passé, des faits, c’est-à-dire du factum, du déjà fait.
Toute pensée créatrice est du « wishful thinking », prend nos désirs pour des réalités, jusqu’à ce que ces désirs créent ces réalités et leur donnent ◀vie▶ dans notre ◀vie▶, les réalisent. Désirer le meilleur en nous et par la force du désir, le devenir, c’est anticiper notre avenir, mieux : c’est le faire.
La décadence ◀d’▶une société commence quand l’homme se demande : « Que va-t-il arriver ? » au lieu de se demander : « Que puis-je faire ? »
À ces deux questions, curieusement, il n’est qu’une seule réponse possible et c’est : — Toi-même ! Car il arrivera ce que nous sommes : du mal au pire si nous restons aussi mauvais, et quelque bien si nous devenons meilleurs, obéissant mieux à notre vocation dans la cité. Hors de là point ◀de▶ communauté, ni donc ◀de▶ régions, ni ◀d’▶Europe, ni ◀de▶ paix, ni ◀de▶ futur, à vues humaines.
J’ai voulu dire l’avenir inscrit en nous, — non certes dans nos chromosomes : n’allons pas nous cacher une fois de plus derrière les arbres, aux forêts du passé profond ! — mais dans nos attitudes présentes.
Si vous voulez prévenir tel désastre probable ou précisément calculé, et d’abord celui ◀d’▶être tous des seuls en masse, il vous reste à vous convertir, à faire votre révolution, c’est le même mot.
Je ne vais pas vous demander ◀de▶ devenir tous des saints. (Pourtant, ce serait la solution.) Je ne vais pas vous dire : — Aimez-vous ! (même remarque). Mais seulement : — Remplacez ce système qui multiplie les occasions ◀de▶ haine par un autre qui favorise et qui appelle la solidarité. Or ce changement n’adviendra pas dans le réseau des relations humaines, dans la cité, s’il ne s’est opéré d’abord en vous. Si vous voulez changer l’avenir, changez vous-mêmes.
Et c’est pourquoi la Sentinelle ◀de▶ Juda, le grand prophète, interrogé sur l’avenir par la voix ◀de▶ l’angoisse humaine dit seulement : Convertissez-vous ! Le mot doit être ici reçu dans toute sa force et dans la plénitude ◀de▶ son sens. (Qui n’est pas limité à « devenez chrétiens ! ». Isaïe n’était pas chrétien.)
Dira-t-on que l’on peut partager telles idées sur les méfaits des centrales nucléaires et les bienfaits ◀de▶ la communauté, donc des régions, sans adopter l’attitude religieuse que suggère malgré tout le terme ◀de▶ conversion ? Ou que la religion n’a rien à voir avec tel ◀mode▶ ◀de▶ pollution ou ◀de▶ production ◀d’▶énergie ? Je répondrai que les régions, la pollution, l’énergie nucléaire ont valeur symbolique en tant que nœuds ◀de▶ problèmes qu’on ne peut résoudre ou trancher sans impliquer des décisions métaphysiques et religieuses quant au rôle ◀de▶ l’homme sur la Terre et quant à ses options ◀de▶ base : la puissance ou la liberté.
Faire des régions et recréer ainsi des possibilités ◀de▶ communauté où la personne ait liberté ◀de▶ découvrir et ◀d’▶exercer sa vocation ; du même coup, prévenir la guerre nucléaire (les unités ◀de▶ base simplement n’atteignant pas la masse critique) ce n’est rien ◀de▶ moins que se tourner vers des finalités ◀de▶ liberté, rien ◀de▶ moins que renoncer à la puissance sur autrui. Et c’est littéralement se convertir.
Tous les prophètes condamnent la volonté ◀de▶ puissance, qu’ils assimilent à l’invocation des faux dieux. Pour les évangiles, la puissance est la plus grande des tentations que le diable dresse au désert devant Jésus. Toute la Bible exalte en revanche « la liberté des enfants ◀de▶ Dieu ».
Si l’on exclut ◀de▶ la « sphère du religieux » le drame ◀de▶ l’humanité menacée par ses propres erreurs et menaçant du même coup la Nature ; si l’on remplace l’amour par l’efficacité — dont la mesure est la puissance militaire, puissance ◀de▶ tuer ; si l’on ne veut plus tirer son énergie ◀de▶ soi-même mais seulement ◀de▶ la désintégration ◀d’▶un peu de matière, que reste-t-il dans la « sphère du religieux » ? La casuistique ? Mais à l’inverse, si l’on exclut ◀de▶ notre drame l’irréductible spirituel, comment fonder l’objection ◀de▶ la personne, au nom de quoi refuser le verdict ◀de▶ la Raison ◀d’▶État, quand il tombe ◀de▶ l’ordinateur bien programmé ?
Puissance ou Liberté, qui tranchera ? Entre le besoin ◀de▶ sécurité à tout prix et la soif ◀de▶ liberté à tous risques, le choix ◀de▶ l’espèce sera fonction ◀de▶ la chose la moins prévisible du monde, qui est la vitalité ◀d’▶une société.
Mais il nous faut pousser l’analyse sur nous-mêmes : que choisissons-nous réellement ?
Au niveau des États-nations tout est joué, tout est perdu. On le sait dans les hautes sphères du Pouvoir. Chacun, pour se sauver en tant que nation, vend ou achète les armes ◀de▶ la fin, et se précipite vers l’holocauste général avec une très grande et très profonde stupidité, qui amène des éthologistes à penser que se manifeste, dans l’humanité ◀d’▶aujourd’hui, une tendance suicidaire assez puissante.
Alors, nous — chacun ◀de▶ nous — changeons ◀de▶ cap, changeons ◀de▶ buts, ordonnons nos moyens à ces buts — recréons la communauté !
Ce ne sera pas encore la fin ◀de▶ la peine des hommes, la ◀vie▶ sans poids. Pas encore le Jour éternel. Mais quelque chose comme le miracle du réveil après le cauchemar où l’on hurlait seul, sans écho, devant l’indicible injustice ◀de▶ l’écrasement imminent. Comme la permission ◀de▶ vivre encore ◀de▶ nouveaux jours, ◀de▶ nouvelles nuits aussi, et ◀d’▶y trouver plus ◀de▶ saveur et plus ◀de▶ sens.
C’est pourquoi cette génération ne recevra pas ◀d’▶autre oracle que celui ◀d’▶Isaïe à Séir, c’est ◀de▶ lui qu’elle devra tirer son espoir et sa résolution. Et ce n’est pas la promesse ◀d’▶une fin ◀de▶ l’Histoire mais ◀d’▶une rénovation ◀de▶ l’aventure ◀d’▶être homme, si elle prend naissance dans notre cœur.
Écoutons maintenant le cri sublime.
◀De▶ Séir, une voix crie au prophète : — Sentinelle, que dis-tu ◀de▶ la nuit ? Sentinelle, que dis-tu ◀de▶ la nuit ? La sentinelle a répondu : — Le matin vient, et la nuit aussi. Si vous voulez interroger, interrogez ! Convertissez-vous et revenez !