Du passé à l’▶avenir ◀d’▶une région (27 juin 1977)aj ak
Républiques et principautés
Pour donner une idée ◀de▶ ◀la▶ diversité des communautés qui formeront plus tard ◀la▶ Romandie, prenons à titre ◀d’▶exemple ◀l’▶état ◀de▶ ◀la▶ région au xviie siècle.
Au nord, ◀la▶ Principauté ◀de▶ Neuchâtel est gouvernée au nom d’un prince français, Henry II d’Orléans-Longueville, par ◀les▶ quelque douze familles fournissant ◀les▶ membres ◀d’▶un Conseil ◀d’▶État qui s’appuie tantôt sur ◀la▶ France, tantôt sur Berne, pour échapper à ◀la▶ tutelle ◀de▶ l’autre. Aux Orléans-Longueville qui s’éteignent, succéderont dès 1707 ◀les▶ rois ◀de▶ Prusse : ils seront Princes ◀de▶ Neuchâtel jusqu’en 1848.
Au sud, Genève, ville ◀d’▶Empire, donc République indépendante, promue par Calvin au rang ◀de▶ « Rome protestante », vient ◀d’▶échapper aux agressions du duc de Savoie (dont ◀la▶ plus célèbre est ◀l’▶Escalade ◀de▶ 1602). ◀Les▶ Bernois, déjà venus à son secours en 1535, ont annexé au passage ◀le▶ Pays ◀de▶ Vaud, naguère encore fief des Savoie, ainsi que ◀le▶ Chablais et ◀le▶ pays ◀de▶ Gex.
Fribourg, vieille cité-État aristocratique, demeurée catholique, fait partie depuis ◀le▶ xve siècle des Ligues suisses, et reste liée très spécialement à Berne. (Une partie du canton, d’ailleurs, est ◀de▶ langue alémanique.) Mais elle entretient des relations privilégiées avec ◀la▶ France, par-dessus ◀les▶ régions protestantes.
Quant au Valais, principauté épiscopale dont seule ◀la▶ moitié ouest parle français, elle s’est liée aux cantons catholiques des Ligues suisses, mais restera longtemps à ◀l’▶écart ◀de▶ ◀la▶ vie ◀de▶ ses voisins francophones : ◀les▶ uns (Vaudois) passés à ◀la▶ Réforme, ◀les▶ autres (Savoyards) en guerre chronique avec ◀les▶ seigneurs ◀de▶ ◀la▶ haute vallée.
Ces inter-relations complexes, souvent paradoxales, ne sont d’ailleurs pas ◀l’▶exception, mais plutôt ◀la▶ règle, parmi ◀les▶ petits États qui formeront plus tard ◀la▶ Romandie. C’est ainsi que Neuchâtel qui avait entretenu pendant des siècles des liens étroits avec ◀la▶ Franche-Comté (sa charte ◀de▶ franchises, 1214, était copiée sur celle ◀de▶ Besançon), se tourne dès ◀la▶ Réforme vers ◀les▶ Bernois, pourtant germanophones, plutôt que vers ◀les▶ Vaudois, pourtant francophones, ou ◀les▶ Fribourgeois catholiques.
Cependant que Genève, cité du Refuge, s’ouvre au monde mais tend à se fermer à ses proches voisins du Faucigny et du Genevois, certes fort mêlés à sa population par mariages ou par immigration, mais sujets catholiques ◀de▶ ◀l’▶ennemi séculaire, ◀le▶ duc de Savoie.
Dès ce moment, et jusqu’aux débuts du xixe siècle, deux facteurs principaux vont contribuer à former peu à peu un sentiment ◀de▶ communauté entre ces cinq pays, principautés et républiques : ce sont ◀la▶ Réforme (pour Genève, Neuchâtel et Vaud) et ◀les▶ liens ◀de▶ combourgeoisie avec ◀la▶ République de Berne (pour Neuchâtel quoique francophone, pour Fribourg quoique catholique, pour Vaud quoique colonisée, et pour Genève quoique lointaine).
Au lendemain ◀de▶ ◀la▶ guerre civile du Sonderbund (cette guerre ◀de▶ Sécession des Suisses), ◀la▶ nécessité ◀de▶ se prémunir contre ◀le▶ retour ◀de▶ pareils conflits intérieurs apparaît évidente et urgente. Comme aussi ◀la▶ nécessité ◀de▶ trouver ensemble ◀les▶ moyens ◀de▶ résister à ◀la▶ pression des mouvements « nationalitaires » dans ◀les▶ deux grands États-nations en voie ◀de▶ formation à partir de ◀l’▶Allemagne et ◀de▶ ◀l’▶Italie. Nos vingt-deux cantons décident enfin ◀de▶ se donner une Constitution fédérale. Ils vont ◀la▶ discuter, ◀la▶ rédiger, ◀la▶ ratifier et ◀la▶ mettre en vigueur en neuf mois, très exactement : du 17 février au 16 novembre 1848.
C’est en somme ◀la▶ formation ◀de▶ ◀la▶ Suisse fédérale, en 1848 (phénomène proprement politique) qui a créé ◀la▶ Suisse romande, bien plutôt que ◀la▶ géographie (point ◀de▶ frontières naturelles à ◀l’▶est), que ◀l’▶histoire (intérêts divergents ◀de▶ nos cinq cantons au long des siècles), ou encore que ◀l’▶analogie ◀de▶ régime politique (une Principauté héréditaire, une principauté épiscopale31, un pays sujet, deux républiques…)
◀L’▶esprit romand
Cependant, à partir de ◀la▶ convergence décisive ◀de▶ 1848, un « esprit romand » va se constituer. Il sera ◀l’▶expression ◀de▶ ce que ◀les▶ cinq cantons — et surtout ◀les▶ trois protestants — sentiront qu’ils possèdent en commun, malgré leurs origines hétéroclites, une fois confrontés au groupe majoritaire des Alémaniques dans ◀la▶ nouvelle Confédération.
◀La▶ Suisse romande dès ce moment-là, se met à exister comme telle dans ◀le▶ cadre ◀de▶ ◀la▶ Suisse confédérale, donc en fonction ◀d’▶un libre choix politique, ◀d’▶un choix ◀d’▶avenir. Elle va constituer en quelques décennies son identité culturelle, spirituelle, et même économique.
Certes, ◀les▶ trois réformateurs décisifs : Calvin et Théodore de Bèze à Genève, Guillaume Farel à Neuchâtel sont ◀d’▶origine française. Seul Pierre Viret est autochtone, qui domine ◀la▶ Réforme vaudoise.
Leurs descendants donneront naissance à un complexe ◀de▶ philosophie et ◀de▶ doctrine politique qu’illustreront au cœur même ◀de▶ ◀l’▶Europe, successivement, Jean-Jacques Rousseau, Germaine de Staël et Benjamin Constant. Jean-Jacques est sans nul doute le premier théoricien du fédéralisme, c’est-à-dire ◀de▶ ◀la▶ libre alliance ◀de▶ très petites communautés, « seul système, écrit-il, qui réunisse ◀les▶ avantages des grands et des petits États ».
Quant à Madame de Staël et à Benjamin Constant, ce sont eux qui, par « ◀la▶ trouée ◀de▶ Coppet », vont faire entrer en France ◀la▶ philosophie romantique des Allemagnes, ◀de▶ Kant à Hegel. Et cela, peu après qu’en sens inverse, ◀l’▶École suisse ◀de▶ Zurich ait introduit dans ◀le▶ monde germanique la première connaissance ◀de▶ Dante, ◀de▶ Shakespeare et des troubadours. Ainsi ◀la▶ Suisse romande se définit comme « Suisse » en tant qu’elle remplit une fonction médiatrice entre ◀le▶ monde germanique et ◀le▶ monde latin, tout comme ◀les▶ maîtres et ◀les▶ principaux épigones ◀de▶ ◀l’▶École suisse, écrivains, philosophes et peintres, ont rempli leur fonction ◀de▶ médiateurs entre ◀le▶ monde latin, ◀le▶ monde anglo-saxon et ◀les▶ Allemagnes.
Dans ◀le▶ courant du xixe siècle, ce que ◀l’▶on nommera « ◀l’▶esprit romand » se signale et se caractérise par des œuvres philosophiques, critiques et théologiques plutôt que purement littéraires. ◀Les▶ deux grands noms du siècle, en Suisse romande, sont Alexandre Vinet et Henri-Frédéric Amiel, c’est-à-dire ◀le▶ moraliste du civisme à fondement théologique, et ◀l’▶introspectif qui s’efforce à ◀la▶ traversée clandestine et craintive du territoire des tabous ◀de▶ ◀la▶ bourgeoisie. Deux pensées ◀de▶ Vinet me paraissent définir ◀la▶ pointe militante ◀de▶ ◀la▶ pensée romande :
Quand tous tes périls seraient dans ta liberté, toute ◀la▶ tranquillité dans ◀la▶ servitude, je préférerais encore ◀la▶ liberté : car ◀la▶ liberté c’est ◀la▶ vie, et ◀la▶ servitude c’est ◀la▶ mort.
Au xxe siècle, ◀la▶ Suisse romande va devenir ◀la▶ mère patrie ◀de▶ ce qu’on nomme aujourd’hui ◀les▶ sciences humaines. Ferdinand de Saussure fonde ◀la▶ linguistique, ◀d’▶où naîtront ◀les▶ doctrines structuralistes des années 1960 et ◀de▶ nombreuses écoles américaines et françaises illustrées par ◀les▶ noms ◀de▶ Jakobson et ◀de▶ Lévi-Strauss.
En même temps s’ouvre à Genève l’Institut Rousseau, centre ◀de▶ recherches pédagogiques, qui par Édouard Claparède, Pierre Bovet, Jean Piaget, et tant d’autres, va créer ◀la▶ psychologie ◀de▶ ◀l’▶enfant, et modifier profondément dans tout ◀l’▶Occident, ◀l’▶approche des problèmes ◀de▶ ◀l’▶école et ◀de▶ ◀la▶ formation ◀de▶ ◀l’▶enfant. ◀Le▶ Bureau international ◀de▶ ◀l’▶éducation, fondé par Jean Piaget à Genève, peut être considéré comme ◀la▶ capitale mondiale ◀de▶ ◀la▶ psychologie génétique et ◀de▶ ◀la▶ pédagogie scientifique du xxe siècle.
On a beaucoup écrit sur cet « esprit romand », que dans la plupart des ouvrages à lui consacrés, on considère comme grave et scrupuleux, ennemi des extrêmes, introspectif, incapable ◀de▶ toute rhétorique, voire ◀de▶ toute expression lyrique gratuite… Bref, on a fait du Romand-type ◀l’▶antithèse du Français-tel-qu’on-le-parle. Inutile ◀d’▶insister : ◀les▶ deux clichés ne sont rien de plus que des clichés. Il y a chez ◀le▶ Vaudois une bonhomie un peu cynique, une sorte ◀de▶ paresse qui peut être rusée mais que ◀l’▶accent rend désarmante ; chez ◀le▶ Neuchâtelois que Rousseau, bien à tort, qualifiait ◀de▶ « fin, faux, fourbe et courtois », une rudesse utilitaire qui semble se méfier ◀de▶ ◀la▶ courtoisie comme ◀d’▶une espèce ◀de▶ fourberie, précisément ; chez ◀le▶ Fribourgeois, un sens du terroir trop facilement taxé ◀de▶ « réactionnaire » et beaucoup de gentillesse native ; chez ◀le▶ Valaisan, un fanatisme corse ; et chez ◀le▶ Genevois, un bien curieux mélange ◀de▶ gouaille à ◀la▶ française dans ◀le▶ peuple, ◀de▶ sérieux calviniste dans ◀la▶ grande bourgeoisie, ◀de▶ gauchisme intellectuel chez beaucoup ◀d’▶enseignants et la plupart des rédacteurs littéraires ◀de▶ journaux par ailleurs dûment capitalistes ; chez tous, un même sens ◀de▶ ◀l’▶ouvrage bien faite et du service civique, synonymes ◀de▶ devoir moral ; ces traits ont caractérisé depuis plus ◀d’▶un siècle, aux yeux des étrangers du moins, ◀le▶ Suisse romand ◀d’▶empreinte réformée, qu’il soit horloger ou pasteur, militant socialiste dans ◀les▶ montagnes, vigneron ◀de▶ Lavaux, banquier genevois…
Qu’on m’entende bien : je ne limite pas « ◀l’▶esprit romand » à ses expressions littéraires, philosophiques ou théologiques. Il s’agit bien plutôt ◀d’▶un comportement moral et civique, fût-il aussi sentimental que nos chants patriotiques, aussi concret qu’une votation sur ◀la▶ TVA. « ◀L’▶esprit romand » implique une politique, je veux dire une certaine approche des problèmes ◀de▶ ◀la▶ cité. Il implique une économie dérivée ◀de▶ ◀la▶ culture et des accidents ◀de▶ ◀l’▶histoire répercutés sur nos communautés : ◀l’▶horlogerie par exemple dans ◀l’▶arc jurassien, et ◀la▶ banque à Genève à cause de tous ces réfugiés italiens, lorrains, dauphinois, parisiens, exilés dans maints pays ◀d’▶Europe par ◀la▶ révocation ◀de▶ ◀l’▶édit de Nantes, mais gardant des relations épistolaires, échangeant des tuyaux, des prêts, et finalement des lettres ◀de▶ crédit…
◀L’▶esprit romand implique aussi, en relation avec ce qui précède, une vie culturelle ◀d’▶une exceptionnelle intensité : cinq universités au xxe siècle pour 1 200 000 habitants — qui dira mieux sur notre continent ?
Réalité récente — qui peut changer…
Si je me suis étendu quelque peu sur ◀la▶ genèse historique ◀de▶ notre Romandie, c’était pour attirer ◀l’▶attention du lecteur sur deux faits trop souvent méconnus.
Premier fait : ◀les▶ cinq ou six petits États dont je viens ◀d’▶évoquer ◀les▶ diversités ◀les▶ plus frappantes n’ont acquis ◀le▶ sentiment ◀de▶ former une entité qu’à ◀la▶ faveur ◀de▶ leur rattachement tardif (1814, 1815, 1848) à ◀la▶ Confédération helvétique, et ils ne doivent leur « esprit » commun qu’à ◀la▶ dominante protestante (sensible jusque dans ◀les▶ écrits ◀d’▶auteurs fribourgeois comme Reynold) et qui différencie ◀la▶ culture romande ◀de▶ celle ◀de▶ ◀la▶ France une et indivisible.
Second fait : ◀l’▶entité romande n’a pas existé ◀de▶ tout temps, comme la plupart de nos compatriotes ◀l’▶imaginent vaguement. Elle est relativement récente, et il ne serait pas raisonnable ◀de▶ penser qu’elle va se figer désormais dans son image du xixe siècle. Elle va changer, cela seul est certain. À la lumière de son histoire, essayons ◀de▶ conjecturer dans quels délais, dans quelles directives générales, et par ◀l’▶effet ◀de▶ quelles nécessités mais aussi ◀de▶ quelles possibilités nouvelles se fera ◀le▶ changement.
◀La▶ grande région
◀Les▶ conflits confessionnels ont beaucoup contribué, on ◀l’▶a vu, à différencier nos cantons. Si ces conflits sont apaisés ◀de▶ nos jours, voilà qui n’est pas dû seulement au long travail ◀de▶ ◀l’▶œcuménisme dans ◀les▶ Églises, moins encore à ◀la▶ prétendue « désaffection des masses » (cliché trompeur), mais simplement au mouvement ◀de▶ brassage démographique qui, par exemple, a fait ◀de▶ ◀la▶ « Rome protestante » une ville à très nette majorité catholique, cependant que ◀la▶ proportion des protestants ne cesse ◀d’▶augmenter dans ◀les▶ cantons à dominante catholique. Ce phénomène sociologique (et non pas proprement religieux) se trouve avoir levé ◀le▶ principal obstacle à ◀l’▶établissement ◀de▶ relations plus étroites entre Genève et ses voisins gessiens et savoyards. (On sait que ◀la▶ crainte ◀de▶ recevoir trop ◀de▶ catholiques avait joué un rôle fort important dans ◀l’▶attitude négative des Genevois lorsqu’il fut question, en 1814-1815, puis en 1861, ◀de▶ rattacher au canton ◀les▶ districts qui forment aujourd’hui ◀la▶ Haute-Savoie.)
En revanche, du point de vue économique, ◀l’▶élévation des obstacles frontaliers surcompense ◀l’▶abaissement des obstacles confessionnels. ◀Les▶ guerres mondiales ◀de▶ 1914 et ◀de▶ 1939 ont eu pour effet normal ◀de▶ durcir ◀les▶ frontières et ◀de▶ ◀les▶ fermer plus qu’elles ne ◀l’▶ont jamais été dans toute ◀l’▶histoire européenne.
Et que devient pendant ce temps « ◀l’▶esprit romand » ? Sa dominante protestante — Benjamin Constant, Alexandre Vinet, H.-F. Amiel, Félix Bovet — fait place à ◀l’▶influence très rapidement croissante des journaux, des hebdos, ◀de▶ ◀la▶ TV de Paris.
Cette conjoncture nouvelle incite à prévoir et appelle une série ◀de▶ développements que rien n’eût permis ◀de▶ prévoir il y a un demi-siècle.
◀La▶ fermeture progressive des frontières a provoqué ◀les▶ réactions ◀de▶ ◀la▶ Communauté économique ◀de▶ Bruxelles, puis ◀de▶ sa contrepartie, ◀l’▶AELE, dont ◀la▶ Suisse est ◀le▶ siège comme elle fut ◀la▶ marraine. Et nos cantons gardent leurs séculaires valences (au sens chimique du terme : pouvoir ◀de▶ se combiner) par rapport aux régions voisines. Genève reste ◀la▶ métropole ◀de▶ ◀l’▶agriculture du pays ◀de▶ Gex. ◀Le▶ Valais tend à resserrer ses liens traditionnels avec ◀le▶ Val ◀d’▶Aoste. ◀Les▶ problèmes horlogers renouvellent ◀les▶ rivalités mais aussi ◀les▶ complicités historiques ◀de▶ Neuchâtel et ◀de▶ Besançon.
Sans qu’à aucun moment ne soit remise en question ◀l’▶irréversible et inconditionnelle fidélité confédérale ◀de▶ nos cantons, des inter-relations ◀d’▶un type nouveau apparaissent désormais possibles entre ces cantons et leurs voisins français et italiens. Et ◀l’▶ensemble ◀de▶ ces relations dessine ◀l’▶aire ◀d’▶une vaste région potentielle qui engloberait ◀la▶ Suisse romande (augmentée du Jura, bien entendu) et ◀les▶ départements voisins, franc-comtois, jurassiens, gessiens et savoyards, mais aussi à certains égards, ◀le▶ Lyonnais, Grenoble et ◀le▶ Val ◀d’▶Aoste.
Tout cela, projeté sur une carte, donne une région englobante ayant ◀la▶ forme ◀d’▶un grand triangle : ◀la▶ base relie Saint-Étienne à Aoste en passant par ◀le▶ sud ◀de▶ Grenoble. ◀Le▶ sommet se situe près de Belfort.
J’observe dans cette aire — tout empiriquement définie, on va ◀le▶ voir — une série ◀de▶ phénomènes ◀de▶ tous ordres, dont chacun se trouve caractériser une région différente, toutes étant cependant transfrontalières par nature et fonction.
— ◀De▶ ◀la▶ France voisine, chaque matin, arrivent dans ◀les▶ bureaux et ◀les▶ usines ◀de▶ Genève quelque 23 000 travailleurs, qui chaque soir regagnent leur cité-dortoir. Voilà qui définit une région transfrontalière ◀de▶ main-d’œuvre, ◀d’▶environ 40 km ◀de▶ rayon autour de ◀la▶ ville. Par suite des accords passés entre Genève et Paris et ◀de▶ ◀la▶ rétrocession aux communes françaises ◀d’▶une large part des impôts versés en Suisse par ◀les▶ frontaliers, on peut aussi parler ◀d’▶une région fiscale transfrontalière. C’est celle dont ◀la▶ Commission régionale franco-suisse, créée en 1973, étudie ◀les▶ problèmes non seulement économiques mais sociaux, ◀d’▶éducation et ◀d’▶environnement.
— ◀Le▶ Léman est pollué par ◀le▶ Rhône qui y déverse du mercure (déchet ◀d’▶industries pharmaceutiques), par ◀les▶ égouts des villes vaudoises et par ◀les▶ rivières savoyardes non épurées. Avec ◀l’▶aéroport ◀de▶ Cointrin et ses nuisances, ◀les▶ menaces ◀de▶ Verbois nucléaire et ◀de▶ Creys-Malville générateur ◀de▶ plutonium, voilà qui définit une région écologique, ◀d’▶aire différente ◀de▶ la première, mais elle aussi transfrontalière car chacun sait que ◀les▶ pollutions n’ont jamais été arrêtées par ◀les▶ douaniers, ni par ◀la▶ ◀ligne▶ ◀de▶ démarcation toute théorique qui passe au milieu du Léman.
— ◀Les▶ flux commerciaux qui vont ◀de▶ Genève au pays ◀de▶ Gex, à ◀la▶ Savoie, à ◀l’▶Isère, à ◀l’▶Ain, et vice versa, définissent une région économique qui ne recouvre pas ◀les▶ deux autres et reste susceptible ◀de▶ variations rapides, selon ◀les▶ implantations ◀d’▶usines, par exemple. Mais un certain type ◀d’▶industrie, traditionnellement lié à un certain mode de vie et ◀de▶ pensée, caractérise depuis des siècles ◀l’▶arc jurassien qui va ◀de▶ Genève à Bâle-Campagne, avec des prolongements vers Cluse au sud et ◀le▶ Pays ◀de▶ Bade au nord ; 80 % ◀de▶ ◀la▶ production horlogère européenne viennent de là !
— ◀Le▶ triangle Belfort-Saint-Étienne-Aoste, aux débuts ◀de▶ notre histoire (◀de▶ ◀la▶ fin du ixe au milieu du xie siècle) avait déjà été englobé dans ◀le▶ royaume ◀de▶ Bourgogne transjurane : c’est sa plus ancienne unité. Sur cette aire, certes plus historique que géographique, je repère une vingtaine ◀d’▶universités et ◀d’▶instituts universitaires32, densité que je crois inégalée dans ◀le▶ reste ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Frappé par ce fait, j’avais entrepris il y a quelques années une étude sur ◀les▶ possibilités ◀de▶ coopération transfrontalière au sein de cette vaste région universitaire. Et comme j’expliquais mes projets à l’un ◀de▶ nos recteurs romands, tout en m’excusant du caractère très empirique et presque accidentel ◀de▶ mon fameux triangle, il me dit : — « Détrompez-vous ! ◀Le▶ triangle que vous venez de dessiner couvre très exactement ◀l’▶aire du franco-provençal, langue distincte à la fois ◀de▶ ◀l’▶oc et ◀de▶ ◀l’▶oïl, et que parlèrent nos populations du ixe au début du xixe siècles. » Je devais découvrir peu après que Pictet de Rochemont, porte-parole ◀de▶ Genève aux congrès ◀de▶ Paris et ◀de▶ Vienne (1814 et 1815) avait publié trois petits ouvrages dans cette langue — dont nous ne connaissons plus guère que quelques expressions patoisantes et ◀les▶ paroles du Cé qu’è lainô. Il n’en reste pas moins remarquable que ◀l’▶extension ◀d’▶une langue oubliée, comme refoulée dans ◀l’▶inconscient collectif, se trouve coïncider avec ◀l’▶extension non seulement ◀d’▶un phénomène culturel comme ◀les▶ universités, mais aussi ◀de▶ phénomènes ◀d’▶une tout autre nature, comme ◀l’▶extension ◀de▶ ◀l’▶horlogerie à partir du xviiie siècle, ou même ◀la▶ provenance des clients ◀de▶ ◀l’▶aéroport ◀de▶ Cointrin ! (Tout au moins avant ◀l’▶ouverture ◀de▶ Satolas.)
N’y aurait-il pas, entre ◀les▶ fondements séculaires ◀de▶ ◀la▶ culture et notre économie moderne, plus ◀de▶ liens et bien plus mystérieux, que nos brillants théoriciens et nos robustes réalistes n’auraient jamais osé ◀l’▶imaginer ? ◀Le▶ secret ◀de▶ notre avenir ne serait-il pas enfoui au plus profond ◀de▶ notre histoire oubliée ?