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L’avenir sensible au cœur
Paradoxes de▶ ◀la▶ prospective
Jouvenel observe une chose très simple : c’est que nous ne pouvons connaître avec quelque certitude que ◀le▶ passé, mais sans pouvoir ◀le▶ changer ; alors que nous avons liberté et puissance ◀de▶ changer ◀l’▶avenir, mais sans ◀le▶ connaître91.
◀L’▶antinomie entre ◀le▶ pouvoir ◀de▶ connaître et celui ◀de▶ changer évoque immédiatement ◀l’▶antinomie démontrée par Heisenberg entre notre pouvoir ◀de▶ mesurer ◀la▶ vitesse ◀d’▶un électron et celui ◀de▶ déterminer sa position. Cette nouvelle « relation ◀d’▶incertitude » définirait ◀le▶ passé et ◀l’▶avenir dans ◀les▶ termes ◀les▶ plus propres, me semble-t-il, à poser ◀le▶ problème fondamental ◀de▶ toute prospective.
Il serait facile ◀d’▶en déduire un sophisme du gouvernement : — Si ◀l’▶avenir est totalement imprévisible, ne prétendez pas gouverner. Mais si ◀l’▶avenir est entièrement connu, que sert alors ◀de▶ gouverner ?
En fait, ◀les▶ termes ◀de▶ ◀l’▶antinomie ne sont pas aussi radicaux. Il serait absurde ◀de▶ prétendre que nous ne savons rien ◀de▶ ◀l’▶avenir, car nous en savons ◀l’▶essentiel : nous mourrons tous. Nous savons que ◀la▶ mort physique (selon le second principe ◀de▶ ◀la▶ thermodynamique) ◀l’▶emportera finalement sur ◀la▶ vie, mais non pas sur ◀l’▶esprit créateur. Et nous savons que ◀la▶ Terre ayant des dimensions finies, ses ressources seront épuisées dans des délais calculables, mais qui varieront en fonction de nos appétits ou ◀de▶ notre sagesse.
Voilà donc quelques certitudes quant à ◀l’▶avenir et à ses cadres ou limites extrêmes ; ◀l’▶incertitude portant alors sur ◀le▶ contenu ◀de▶ cet avenir, son déroulement, son histoire et ses dates, « car nous ne savons ni ◀le▶ jour ni ◀l’▶heure ».
À ◀l’▶inverse, ◀les▶ historiens ne font plus mystère ◀de▶ ce que ◀l’▶histoire n’est pratiquement, pour nous, qu’une composition ◀de▶ faits passés, opérée à partir des problèmes du présent ; une espèce ◀d’▶utopie à rebours, ◀d’▶anticipation à rebours, et donc en permanence modifiable. ◀Les▶ dates seules y sont certaines…
Si nous ne savions pas cela, il serait superflu ◀d’▶avoir une politique et ◀d’▶en parler — ◀la▶ politique étant définie en ce point comme ◀l’▶ensemble des mesures à prendre pour lutter contre ◀l’▶entropie, dans ◀les▶ limites du destin ◀de▶ ◀l’▶homme sur ◀la▶ Terre.
Une seule chose est certaine, c’est ◀la▶ mort, non sa date. Mort ◀de▶ ◀la▶ Terre et mort ◀de▶ chacun ◀de▶ nous. Une seule chose est imprévisible, par définition, et c’est ◀la▶ création, ◀l’▶intervention ◀de▶ ◀l’▶esprit. Entre ces pôles se passe ◀la▶ vie, notre aventure collective et personnelle, éphémère et pourtant décisive, que ◀l’▶on voudrait tellement être en état ◀de▶ prévoir, mais qu’il faut faire, à tous risques et périls, mais aussi, faute ◀d’▶une impossible connaissance, dans ◀l’▶espérance.
Bon usage éventuel mais abus actuel ◀de▶ ◀la▶ prospective « scientifique »
◀Les▶ calculs prévisionnels sont utiles ou indispensables pour opposer ◀les▶ quelques certitudes qu’on vient de rappeler aux emportements du « progrès » évalué en termes quantitatifs ◀de▶ production ou ◀de▶ profit.
Ils ont démontré que jamais ◀le▶ tiers-monde ne pourra rejoindre ◀le▶ niveau de vie ◀de▶ ◀l’▶Occident ◀d’▶aujourd’hui. Ils ont fait voir accessoirement qu’il y a là pour ◀le▶ tiers-monde une chance historique qu’il serait fou ◀de▶ méconnaître.
Et ils peuvent nous convaincre encore que ◀la▶ fabrication par ◀les▶ centrales surgénératrices ◀de▶ tonnes ◀de▶ plutonium dans ◀les▶ années qui viennent constitue un danger infiniment plus grave que celui ◀de▶ rouler moins vite et ◀de▶ régler à 20 degrés nos thermostats, voire ◀de▶ payer dix fois plus qu’aujourd’hui une électricité produite par des sources ◀d’▶énergie géothermique, éolienne, ou solaire.
[Mais ◀les▶ calculs prévisionnels deviennent nocifs quand ils tendent à nous faire accroire qu’une seule croissance est à la fois possible et nécessaire, celle ◀de▶ ◀la▶ production matérielle.
Au type ◀de▶ prévision fausse et néfaste qui nous annonce comme un fait scientifique que désormais « ◀la▶ consommation ◀d’▶électricité va doubler tous ◀les▶ sept ans », j’oppose ◀le▶ type ◀de▶ prévision qui nous fait voir que ◀la▶ consommation ◀d’▶électricité doit cesser ◀de▶ doubler tous ◀les▶ sept ans en Occident, car il serait au moins difficile, et à coup sûr superflu, ◀de▶ produire 16 fois plus ◀d’▶électricité vers ◀l’▶an 2000, 32 fois plus dans trente-cinq ans, et 16 384 fois plus dans un peu moins ◀d’▶un siècle.
Mais ◀le▶ meilleur exemple ◀d’▶une prévision utile nous est donné par ◀les▶ fameux graphiques ◀de▶ Forrester et ◀de▶ Meadows. Ils ne disent pas : voilà ce qui se passera en 2025 (comme ◀le▶ fait ◀l’▶impudent Herman Kahn), mais bien : voilà ce qui se passera nécessairement à cinquante ans ◀d’▶un point ◀de▶ départ déterminé, si nous laissons ◀les▶ choses aller selon ◀les▶ lois ◀de▶ ◀l’▶inertie ◀de▶ leur mouvement. Ils nous réveillent et nous incitent, avec une calme cruauté ◀de▶ thérapeutes, mais ils ne nous imposent rien. En présence de cette agression libératrice, il n’y a qu’une attitude raisonnable : si ◀l’▶on veut faire mentir ce modèle (comme ◀l’▶espèrent sans nul doute ses auteurs) il faut commencer par y croire. Car si on ◀le▶ récuse, on ne fera rien pour échapper à ce qu’il annonce, et il deviendra vrai dans ◀les▶ délais prévus, de même qu’on calcule au centième ◀de▶ seconde ◀la▶ rencontre ◀d’▶une pomme en chute libre et du sol.
Un tel modèle provocateur et monitoire, est ◀le▶ contraire ◀d’▶une fatalité : utinam vates falsus sim (plaise aux dieux que je sois faux prophète !) pourrait bien être ◀le▶ motto du club de Rome.
Au surplus, ◀le▶ danger consiste moins dans ◀l’▶inexactitude des calculs prévisionnels que dans ◀le▶ mauvais usage qu’on en fait, surtout quand on déguise en données scientifiques à des fins qui ne veulent pas s’avouer (décrocher un contrat, pousser ◀les▶ ventes) des prévisions évidemment conditionnelles.
Car autant il est nécessaire ◀de▶ se demander ce qui résultera ◀de▶ ce que ◀l’▶on entreprend, et ◀de▶ poursuivre ou non en connaissance ◀d’▶effets, autant il est dangereux, égarant, ◀de▶ subordonner ses décisions à des prédictions qui ne seront « justes » que si vous faites (ou laissez faire) dès maintenant tout ce qu’il faut pour qu’elles se vérifient.
Ce n’est donc pas contre ◀la▶ prospective qu’il s’agit ◀de▶ nous mettre en garde, mais contre ◀l’▶illusion fataliste et fatale qu’il revient à ◀l’▶ordinateur, désormais, ◀d’▶orienter notre politique. ◀La▶ prospective doit nous montrer ◀la▶ nécessité ◀de▶ choisir, mais non pas faire ◀le▶ choix pour nous. Elle devrait tendre à éduquer notre sens ◀de▶ ◀la▶ responsabilité civique, en nous faisant découvrir ◀le▶ système des répercussions politiques et sociales ◀de▶ tous ordres ◀d’▶un projet qui nous paraissait « purement privé ». Mais je vois au contraire ◀les▶ promoteurs ◀de▶ ◀la▶ croissance se servir des calculs prévisionnels pour couper court à toute critique et opposer aux objections ◀de▶ ◀l’▶écologiste, ◀de▶ ◀l’▶urbaniste, du médecin, ou du citoyen qui assume son rôle dans ◀la▶ cité, ◀les▶ « impératifs du développement », ◀les▶ « nécessités du progrès », ◀les▶ « besoins » ◀de▶ ◀l’▶économie, comme s’il s’agissait là ◀de▶ données objectives — comme ◀le▶ retour ◀d’▶une comète, une éclipse, ou ◀le▶ point ◀de▶ fusion ◀d’▶un métal — échappant à toute discussion ; ou ◀de▶ phénomènes qui auraient lieu ◀de▶ toute façon sans nous, sans notre action, hors de nos prises, « parce que c’est nécessaire, si ce n’est pas raisonnable » ainsi que ◀l’▶avouait récemment l’un des pionniers ◀de▶ ◀la▶ physique atomique lors ◀d’▶un vaste débat public sur ◀les▶ centrales nucléaires. Rien de plus déprimant pour ◀la▶ santé ◀d’▶un peuple que ◀l’▶obsédant recours à ◀la▶ « nécessité » contre ◀la▶ liberté du choix moral et ◀de▶ ◀la▶ décision politique. Car quelles que soient ses intentions conscientes, ce discours pousse au crime ◀de▶ désertion civique, et devrait à ce titre être puni beaucoup plus sévèrement que ◀l’▶objection ◀de▶ conscience, qui elle au contraire, fait témoignage civique.
Nous retrouvons ici ◀l’▶attitude ◀de▶ pensée essentiellement irresponsable que ce livre entend dénoncer : elle voudrait nous faire croire que ◀la▶ société, ◀la▶ civilisation, leur crise et ◀le▶ système ◀de▶ leur crise, tout se passe en dehors des volontés humaines. « On n’y peut rien. » Elle voudrait substituer au sentiment ◀de▶ sourde culpabilité qui accompagne nécessairement tout acte libre et novateur, une sorte ◀de▶ terreur déterministe qui exonère ◀l’▶individu des risques ◀de▶ ◀la▶ liberté. Roma locuta… ◀l’▶ordinateur a parlé, ◀la▶ cause est jugée. On oublie ◀de▶ nous dire qu’il n’est que ◀le▶ ventriloque ◀de▶ ses programmateurs et ◀de▶ leurs préjugés.
Tel est ◀le▶ succès ◀de▶ ◀la▶ projection ◀de▶ nos désirs sur une Nécessité impersonnelle, qu’on peut se demander si ◀les▶ « modèles » que manipulent ◀les▶ futurologistes ne jouent pas un rôle comparable à celui ◀de▶ ces figurines que ◀le▶ sorcier transperce ◀d’▶une aiguille ou mutile, persuadé que ◀l’▶être qu’elles figurent subira ◀les▶ effets correspondants dans son corps ou dans son esprit. En manipulant son « modèle », ◀le▶ futurologiste croit-il vraiment qu’il manipule un avenir réel ? (D’autant qu’il a pris soin ◀d’▶introduire dans ◀le▶ modèle quelques bribes ◀de▶ réalité ◀d’▶un futur calculable à coup sûr, tout comme ◀le▶ magicien mêle à ◀la▶ glaise dont il pétrit sa figurine quelques vrais poils ou rognures ◀d’▶ongles ◀de▶ sa victime.)
◀La▶ futurologie « scientifique » appelle ◀l’▶économie ◀de▶ guerre
◀De▶ fait, ◀les▶ prévisions ◀les▶ plus exactes — voire seules à ◀l’▶être — ont été jusqu’ici celles qui portaient sur des techniques indépendantes du jeu des forces sociales et des « impératifs » ◀d’▶une économie ◀de▶ marché. C’est ◀le▶ cas par excellence des calculs prévisionnels portant sur ◀l’▶évolution prochaine des armements.
Seules précises à court ou moyen terme, parce qu’à ◀l’▶abri ◀de▶ toute rétroaction financière, sociale ou morale, il est fatal qu’elles se retournent contre ◀l’▶homme à plus long terme : toute ◀la▶ technologie actuelle vient de ◀la▶ guerre et y conduit. Elle répond aux défis ◀de▶ ◀la▶ « dernière », et en appelle d’autres, fût-ce à seule fin ◀de▶ vérifier ses méthodes. Ainsi ◀les▶ techniques ◀de▶ lutte contre ◀la▶ guérilla permettent « ◀d’▶identifier et ◀de▶ suivre des gens à ◀la▶ trace… forme particulièrement répugnante ◀de▶ ◀la▶ technologie, qui pourrait aboutir à ◀la▶ création ◀d’▶un État policier électronique92 ». Expérimentées pendant ◀la▶ lutte contre ◀les▶ Viets, ces techniques vont servir à traquer ◀les▶ séparatistes basques ou ukrainiens, ◀les▶ houligans et autres Tupamaros, ceux qui ◀les▶ aident, ou ◀les▶ approuvent ou pourraient ◀le▶ faire, et finalement toute personne suspectée par un fonctionnaire anonyme ◀de▶ penser mal.
En temps ◀de▶ guerre, plus ◀de▶ résistance du milieu, plus ◀de▶ gêneurs moralisants ou philanthropes, écologistes ou légalistes, ni plus ◀de▶ rentabilité à prendre en compte. ◀Le▶ seul problème étant ◀de▶ gagner ◀la▶ guerre à n’importe quel prix financier ou humain, rien ne vient brouiller ◀les▶ calculs. Mais, du même coup, se vérifie cette loi : ◀l’▶exactitude des prévisions quantitatives mesure ◀la▶ démission ◀de▶ ◀l’▶homme devant ◀l’▶État.
◀D’▶où ◀l’▶on déduit que ◀l’▶économie ◀de▶ guerre, qui est ◀le▶ modèle ◀de▶ toutes nos prévisions et leur idéal inconscient, est ◀l’▶utopie au sens originel, ◀le▶ « pays ◀de▶ nulle part », donc ◀de▶ pure théorie. C’est une économie qui opère dans un état ◀d’▶apesanteur sociale, ◀de▶ vide civique, exempte ◀de▶ toute régulation exercée par des citoyens, celle du plan stalinien, mais aussi celle des ordinateurs du Pentagone, programmés par ◀la▶ Rand Corporation.
◀L’▶intime liaison ◀de▶ ◀la▶ prospective scientifique et ◀de▶ ◀l’▶état ◀de▶ guerre ne peut manquer ◀de▶ jouer ◀le▶ rôle ◀d’▶une sorte ◀de▶ propagande clandestine en faveur des situations sociales ou des régimes qui se prêtent ◀le▶ mieux aux calculs prévisionnels. ◀L’▶État totalitaire, c’est ◀l’▶état ◀de▶ guerre en permanence, et toute technocratie nous y conduit aussi sûrement que ◀le▶ racisme, ◀le▶ marxisme-léninisme et ◀les▶ fascismes — aux dépens de ◀la▶ vie civique.
◀La▶ futurologie « scientifique » : un conservatisme utopique
D’autre part, par ses méthodes mêmes ◀de▶ projection et ◀d’▶extrapolation, toute prévision chiffrée tend à soumettre ◀l’▶avenir à court terme au passé. Quand elle annonce que « ◀la▶ consommation va plus que doubler durant ◀la▶ prochaine décennie93 », elle décide en fait que ◀l’▶avenir prochain est déjà joué dans ◀le▶ passé récent : c’est ◀le▶ contraire ◀d’▶une véritable prospective.
◀Le▶ court terme est seul calculable. ◀Le▶ long terme ne peut faire ressortir que ◀l’▶absurdité ◀de▶ ◀la▶ croissance dès qu’elle devient exponentielle. ◀Le▶ long terme, au surplus, devrait compter avec tant de facteurs non chiffrables et leurs interactions mal prévisibles, qu’il échappe aux calculs sérieux, ou conduit à des conclusions tout arbitraires, comme celles ◀d’▶Herman Kahn annonçant qu’en 2050, ◀les▶ 20 milliards ◀d’▶habitants couvrant ◀la▶ Terre jouiront (?) ◀d’▶un revenu ◀de▶ 20 000 dollars par tête.
Mais comment pourrait-il ◀le▶ savoir, puisque après tout, ◀le▶ long terme passe par ◀le▶ court, et si ◀le▶ court terme inverse une tendance — comme on va ◀le▶ voir pour ◀la▶ croissance démographique dans toute ◀l’▶Europe — ◀le▶ long terme en subira des effets importants, mais changés ◀de▶ signe !
◀La▶ futurologie qui procède par ◀la▶ méthode kahnienne des « projections sans surprise » est donc nécessairement conservatrice en tant que « projection », et an-historique en tant que « sans surprise ». Elle peut donc être qualifiée ◀de▶ conservatisme utopique.
Il y a plus grave. Liée au passé qu’elle tend à fixer plutôt qu’elle ne ◀le▶ prolonge en création ; soumise aux seules lois ◀de▶ ◀la▶ matière (mécaniques et physiques) qui tendent toujours à ◀l’▶uniformité selon le second principe ◀de▶ ◀la▶ thermodynamique ; fondée sur des stéréotypes philosophiques ou anthropologiques ◀d’▶une platitude volontaire mais non moins humiliante pour ◀l’▶homme, ◀la▶ futurologie prétendue scientifique bride ◀l’▶imagination au lieu de ◀la▶ libérer, et dans ◀la▶ mesure où elle se montre active, c’est-à-dire autoréalisante, elle est un facteur ◀d’▶entropie, et ◀de▶ déperdition du patrimoine humain. Tout cela va vers une mort calculable, non vers ◀la▶ surprenante spontanéité du vivant et encore moins vers ◀l’▶improbable création.
Car dans ◀la▶ mesure même où il est vivant, ◀l’▶homme est imprévisible à lui-même. Tout ce qui prétend prévoir pour lui ◀le▶ soumet aux seules lois du passé, et ◀l’▶aliène.
Pour une prospective intuitive
◀L’▶avenir dépend ◀de▶ nos passions, pas ◀de▶ nos calculs. C’est pourquoi, paradoxalement, ne sont prévisibles en fin de compte que ◀les▶ phénomènes qui dépendent ◀de▶ facteurs non quantitatifs, non calculables, passionnels. Et, par exemple, ◀la▶ prévision ◀de▶ nouvelles techniques, dont Clarke et Kahn, entre autres, dressent ◀le▶ calendrier, n’est pas ◀d’▶un grand secours pour notre politique, car ◀les▶ effets ◀de▶ ces techniques, nous ◀le▶ voyons bien aujourd’hui, sont trop nombreux, trop ramifiés et interagissants pour que leurs résultantes puissent être évaluées : il faudrait tout savoir sur ◀l’▶homme, ses régularités et ses folies ; tout savoir sur ◀les▶ ressources terrestres disponibles ; tout sur ◀les▶ autres inventions et leurs effets croisés dans tous ◀les▶ ordres, et plus encore, comme on ◀le▶ verra au sujet de ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶auto…
Mais quand ◀le▶ calcul échoue et que pourtant, ◀l’▶on se voit sommé ◀de▶ prévoir, quel est ◀le▶ recours ?
Au cours ◀d’▶une conférence en 1971, présentant ◀les▶ travaux encore inédits ◀de▶ Jay Forrester, je répondais ainsi à cette question : « Faut-il en désespoir ◀de▶ cause faire confiance à ◀la▶ fameuse intuition ? Je reste convaincu qu’elle est ◀la▶ voie royale ◀de▶ ◀la▶ recherche fondamentale et ◀de▶ ◀la▶ création, tant scientifique qu’artistique, ◀de▶ ◀la▶ saisie du réel par notre esprit. Mais dans ◀la▶ crise présente ◀de▶ notre civilisation, comment suffira-t-elle à nous guider dans ◀le▶ système ultracomplexe des interactions dont dépend notre avenir ? Il est trop clair qu’on ne peut conduire un Boeing 747 en faisant confiance à ◀l’▶intuition, et qu’il est préférable ◀d’▶analyser d’abord ◀les▶ effets combinés que ◀l’▶on obtient en manipulant ◀les▶ commandes et ◀les▶ boutons du tableau ◀de▶ bord. »
Je concluais à ◀la▶ nécessité ◀de▶ ◀la▶ construction ◀de▶ modèles à la manière de Forrester, tout en déplorant qu’ils échouent à prendre en compte des paramètres éventuellement décisifs pour ◀l’▶évolution ◀de▶ notre société, tels que ◀la▶ peur ◀de▶ ◀l’▶avenir en général, ou du chômage en particulier, capables ◀de▶ déclencher ◀de▶ graves troubles sociaux ; ◀le▶ sentiment ◀de▶ liberté ou ◀de▶ manque ◀de▶ liberté (« ◀La▶ liberté est une sensation. Cela se respire », écrivait Paul Valéry ; donc cela ne se mesure pas) ; et aussi ◀la▶ possibilité ◀d’▶éprouver jusqu’au désespoir et à ◀la▶ révolte une pénurie ◀de▶ sens ◀de▶ ◀la▶ vie au milieu de ◀la▶ surabondance des machines, des objets offerts et des sollicitations ◀de▶ consommer. En second lieu, Forrester ne tient pas compte ◀d’▶un facteur qui me paraît responsable plus que tout autre ◀de▶ ◀l’▶expansion à outrance, je veux parler ◀de▶ ◀la▶ menace ◀de▶ guerre. Elle est ◀de▶ nature à modifier tous nos paramètres : c’est en son nom que tel ministre ◀de▶ ◀la▶ Guerre favorise une forte natalité, alors que son collègue ◀de▶ ◀l’▶Hygiène sociale cherche à ◀la▶ diminuer ; c’est elle qui pousse aux investissements industriels, à ◀l’▶exploitation maximale des ressources naturelles (comme ◀le▶ pétrole), donc à ◀la▶ pollution ; et finalement ◀le▶ seul facteur qu’elle fasse diminuer, c’est ◀la▶ qualité ◀de▶ ◀la▶ vie. Si bien qu’on peut se demander si ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀la▶ croissance industrielle n’est pas devenu sacro-saint dans ◀la▶ mesure même où il participait ◀de▶ ◀la▶ finalité guerrière ◀de▶ nos États-nations ◀de▶ modèle napoléonien94.
En 1974, je lis dans ◀le▶ Rapport ◀de▶ Tokyo sur ◀l’▶homme et ◀la▶ croissance, publié par ◀le▶ club de Rome :
« En vérité, nous sommes comme un enfant bien doué qui se retrouverait tout à coup démuni dans ◀le▶ poste ◀de▶ pilotage ◀d’▶un avion en plein vol ; ◀le▶ voici face aux dizaines ◀de▶ cadrans et ◀de▶ manettes du tableau ◀de▶ bord, et il s’efforce désespérément ◀d’▶en comprendre ◀le▶ mécanisme, avant que ◀l’▶appareil ne s’écrase sur une montagne ou ne tombe en panne sèche. »
Première réaction devant ce texte : ◀le▶ gosse n’a pas une chance, sauf intuition, ◀de▶ deviner ◀les▶ manettes qu’il convient ◀de▶ manier. Et encore faudrait-il que ◀le▶ tableau ◀de▶ bord lui rappelle certaines choses dont il ait (ou ait eu) quelque idée… Car il est devant une mécanique incapable ◀de▶ se prêter au moindre échange vivant, psychique ou sympathique.
◀L’▶intuition peut nous informer sur ◀le▶ vivant par recours au savoir inconscient accumulé dans ◀les▶ cellules et ◀le▶ cerveau. Elle peut nous informer aussi sur ◀le▶ social, par sympathie, réaction consonante ou dissonante aux affects ◀de▶ ◀l’▶espèce ou ◀d’▶un groupe. Mais elle reste sans prises sur une mécanique : là, il s’agit ◀de▶ savoir ou ◀d’▶avoir su ; et « ◀l’▶intuition » du geste à faire ne pourrait être que réminiscence. Faute ◀de▶ quoi, ◀l’▶on fera mieux ◀de▶ consulter ◀le▶ mode ◀d’▶emploi.
Mais une fois reconnues ces limites à ◀l’▶intuition et au calcul, il faut admettre aussi qu’une société humaine n’est pas une mécanique, ou ne ◀l’▶est que partiellement, et que dans toute ◀la▶ mesure où elle est autre chose — ensemble ◀de▶ systèmes plus ou moins intégrés, référentiel ◀de▶ convergences et ◀de▶ tensions entre déséquilibres permanents — ◀les▶ méthodes « scientifiques » échouent nécessairement là où ◀les▶ intuitions « sauvages » ont réussi.
Un seul exemple, ici, me suffira.
À ◀la▶ page 54 ◀de▶ ◀l’▶ouvrage qui ◀l’▶a rendu célèbre, ◀L’▶An 2000, Herman Kahn groupe en un tableau ◀les▶ événements du xxe siècle que ses méthodes n’eussent pu prévoir, en tant que « surprenants ou inattendus ». Je relève dans cette liste ◀les▶ cinq événements suivants :
— Première Guerre mondiale.
— ◀Les▶ USA deviennent la première puissance mondiale.
— Montée du communisme et ◀de▶ ◀l’▶URSS.
— Poussée des fascismes, établissement ◀de▶ dictatures.
— Apparition ◀de▶ nouveaux concepts « plutôt déroutants » ; ceux ◀de▶ Bohr, Einstein, ◀de▶ Broglie, Freud, Schrödinger.
Or, ces cinq événements résument ◀l’▶histoire du siècle.
Imprévisible par ◀la▶ méthode des « projections sans surprises », ou des scénarios jouant avec ◀les▶ « tendances » ◀de▶ ◀l’▶avant-garde industrielle des Américains ◀d’▶avant-hier, on sent que ◀l’▶auteur, pour débonnaire qu’il soit, ◀les▶ juge en somme déplacés, sans justification sérieuse. Ils ont eu tort ◀de▶ se produire. Et ce dépit est bien compréhensible : car ◀les▶ faits ne pouvant avoir tort, c’est ◀la▶ méthode qui sort ruinée ◀d’▶un tel échec prévisionnel. ◀D’▶autant plus qu’il se trouve que ces mêmes événements méthodiquement imprévisibles ont fait ◀l’▶objet ◀de▶ prévisions, voire ◀de▶ prédictions très remarquables, ◀de▶ type intuitif-prophétique, tout au long du xixe siècle, ◀de▶ Tocqueville à Jacob Burckhardt et ◀de▶ Nietzsche à Georges Sorel, pour ne citer que ◀les▶ plus grands noms.
Certes, ils ont tous nourri leurs intuitions ◀d’▶une connaissance directe et passionnée des phénomènes en jeu, sociaux ou politiques. Mais c’est surtout dans ◀la▶ mentalité ◀de▶ ◀l’▶homme ◀de▶ leur temps, dans ◀les▶ contradictions qu’ils y décelaient entre valeurs alléguées et conduites réelles, c’est donc au secret ◀de▶ ◀la▶ psyché ◀de▶ leur époque qu’ils ont surpris ◀l’▶avenir comme à ◀l’▶état naissant. À leurs yeux, ◀la▶ morale du travail et ◀la▶ croyance au progrès par ◀la▶ production annonçaient à la fois ◀les▶ régimes ◀de▶ dictature puritaine (dont ◀le▶ stalinisme allait donner ◀le▶ modèle) et notre société ◀de▶ consommation — selon que ◀l’▶on serait au début ou à ◀la▶ fin ◀d’▶un vaste effort collectif, comme celui ◀de▶ ◀la▶ production industrielle. ◀La▶ morale des stato-nationalismes annonçait ◀les▶ deux guerres mondiales, inévitables, refusées certes par ◀la▶ conscience des peuples, mais inscrites dans ◀les▶ inconscients individuels, dans ◀la▶ littérature, donc dans ◀les▶ rêves du temps. ◀L’▶orgueil occidental, si naïf chez Kipling, annonçait ◀la▶ révolte fatale du tiers-monde et ◀la▶ décolonisation qui s’ensuivrait. Et ◀l’▶atomisation individualiste ◀d’▶une société trop rapidement et sauvagement urbanisée annonçait ◀la▶ venue fonctionnelle des Rassembleurs charismatiques et des « terribles simplificateurs ». Hitler est là, dans ◀les▶ Lettres à von Preen du grand Burckhardt, qui datent ◀de▶ 1887. Et ◀le▶ condominium USA-URSS est là, dès 1856, dans ◀la▶ Démocratie en Amérique, après et avant vingt autres plus obscurs, non moins précis.
L’un des responsables du plan français se déclarait, il y a peu, incapable ◀de▶ dire « si nous verrons jamais ◀le▶ jour où il sera possible ◀d’▶isoler ◀les▶ variables clés qui déterminent ◀le▶ surgissement ◀de▶ forces irrationnelles au sein de ◀la▶ société95 ». Mais ces prévisions impossibles sont justement ◀de▶ celles qu’un Tocqueville, un Proudhon, un Burckhardt, un Sorel multiplient tout au long du xixe siècle, et que je n’ai cessé ◀de▶ risquer dans mes livres : j’en donnerai plus loin des exemples à propos d’Hitler, notamment. Serait-ce qu’une chance imméritée m’ait fait retrouver ◀la▶ clé dont ils s’étaient servis ? Oui, dans un certain sens, s’il est bien vrai que ◀le▶ secret ◀de▶ ◀l’▶avenir est dans ◀l’▶homme, au cœur ◀de▶ ◀l’▶homme ◀d’▶aujourd’hui ; et que ◀de▶ là, et ◀de▶ nulle part ailleurs, ni ◀de▶ ◀la▶ force des choses ni du ciel des Idées, procède ◀l’▶histoire, ◀le▶ devenir des cités et ◀de▶ ◀l’▶humanité.
◀L’▶avenir sensible au cœur
◀De▶ nombreux développements collectifs du passé peuvent nous éclairer sur ◀l’▶avenir. ◀La▶ Rome des jeux, avec ses deux-cents jours fériés sous Dioclétien, offre un parallèle frappant avec ◀l’▶Occident ◀de▶ ◀la▶ TV, des vacances prolongées, des retraites anticipées, choses fort bonnes en soi, mais que ◀l’▶État n’accorde qu’au prix du droit ◀d’▶aînesse des citoyens sur ◀l’▶appareil bureaucratique ! De même, Lewis Mumford décrit ◀les▶ méfaits du centralisme ◀de▶ Rome, incapable ◀d’▶accorder ◀l’▶autonomie aux colonies d’abord, puis aux régions, et ◀les▶ poussant ◀de▶ ◀la▶ sorte au séparatisme :
Diviser pour régner, Rome ne connaissait pas ◀d’▶autre formule ◀de▶ gouvernement. Pour empêcher ◀l’▶alliance ◀de▶ cités vassales, elle s’efforçait ◀d’▶attiser leurs rivalités, jusqu’au jour où une province entière se soulevait, et remettait en cause sa suprématie. Un régime fondé sur ◀la▶ coopération volontaire, qui aurait partagé équitablement ◀les▶ avantages et ◀les▶ responsabilités, n’aurait pas vu se produire ces soulèvements… Limiter une expansion malsaine n’aurait pas été moins nécessaire que ◀d’▶assurer ◀l’▶autonomie des centres régionaux. Au ve siècle, par suite de ◀l’▶affaiblissement général ◀de▶ ◀l’▶empire, ◀la▶ Gaule jouissait apparemment ◀de▶ cette indépendance. Et dans d’autres provinces, il semble que ◀les▶ hérésies chrétiennes, qui dressaient ◀les▶ fidèles contre ◀l’▶autorité du pouvoir religieux, témoignaient ◀d’▶une secrète aspiration à ◀l’▶autonomie que ◀l’▶État temporel avait obstinément refusé ◀de▶ satisfaire. Il était beaucoup trop tard pour que Rome, en reconnaissant ces tendances, puisse constituer un ensemble ◀de▶ conception nouvelle. Par suite de ◀la▶ faiblesse singulière ◀de▶ ◀l’▶empire, ◀la▶ charte ◀d’▶indépendance devait être accordée sans contrepartie96.
Nous retrouvons ◀le▶ parallèle avec notre ère totalitaire : ◀la▶ dépersonnalisation détruit ◀les▶ engagements civiques, ◀l’▶expansion excessive appelle ◀la▶ tyrannie mais aussi ◀la▶ renaissance des régions, des paroisses, et ◀de▶ ◀l’▶autonomie personnelle. Mais peut-on affirmer pour autant que tout cela annonçait ◀le▶ christianisme, sa spécificité religieuse, et ◀le▶ besoin qui, peut-être, s’en faisait sentir dans ◀le▶ monde romanisé du iiie siècle ? Non, car ◀l’▶appel au Christ plutôt qu’aux déités ◀de▶ ◀l’▶Égypte ou du Proche-Orient — Isis, Mithra — ne pouvait être senti et connu, en ce temps-là comme aujourd’hui qu’au plus intime ◀de▶ chaque personne et dans ◀la▶ seule qualité ◀de▶ son angoisse.
Ce qui va se passer dans ◀le▶ monde s’annonce au cœur ◀de▶ ◀l’▶homme et peut s’y lire d’abord, car c’est là que ◀l’▶histoire se noue.
De même que c’est dans ◀la▶ cellule et dans ◀la▶ chaîne à double tresse des chromosomes qu’on peut déceler des maladies comme ◀le▶ cancer, c’est dans ◀l’▶attente secrète ◀de▶ ◀l’▶individu et ◀la▶ formule ◀de▶ sa relation avec ◀les▶ autres qu’on pouvait déceler ◀l’▶hitlérisme et même prévoir ◀l’▶allure ◀de▶ sa courbe historique, et nous allons voir qu’on ◀l’▶a fait.
Tout ce qui peut s’observer dans ◀le▶ noyau humain, physiologique mais aussi psychique, s’inscrira dans ◀l’▶histoire un jour ou l’autre. Telle est ◀la▶ loi ◀de▶ ◀l’▶évolution humaine — et du même coup, ◀de▶ ◀la▶ prospective intuitive.
Finalités et critères ◀d’▶une prospective personnaliste
◀La▶ prospective que j’ai dite intuitive pourrait être aussi bien baptisée subjective, puisqu’elle prend son appui dans ◀l’▶homme sujet ◀de▶ ◀l’▶histoire.
◀La▶ futurologie serait alors « objective » parce qu’elle part des objets, des « faits », c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶histoire déjà faite. Elle tient que ◀l’▶homme, fait par ◀l’▶histoire, est son objet, un objet parmi d’autres, soumis aux mêmes lois, et par-là prévisible, mais dans cette mesure même, déshumanisé.
On peut aussi nommer cette prospective personnaliste, parce qu’elle ne voit ◀de▶ sens possible à ◀l’▶avenir que dans ◀l’▶accomplissement ◀de▶ ◀la▶ personne, c’est-à-dire dans sa liberté, non pas dans quelque puissance collective, en cela chimérique mais mesurable, qui ne serait qu’alibi des vocations reniées.
◀De▶ fait, ◀la▶ prospective n’aurait plus ◀de▶ raison ◀d’▶être si ◀l’▶on ne croyait plus à ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀l’▶homme. Elle existe et n’a ◀d’▶intérêt qu’à seule fin ◀d’▶orienter une politique, mais il n’y aurait plus ◀de▶ politique possible dans un monde soumis aux seuls « impératifs » ◀de▶ ◀la▶ technologie et du profit comptable. ◀La▶ prospective utile et significative ne peut donc être que libératrice (« Fais ◀l’▶avenir à ◀l’▶image ◀de▶ tes désirs ! ») ou monitoire (« Si tu fais cela, prends garde ! Voilà ce qui s’ensuivra. ») mais jamais contraignante ou simplement publicitaire (« Dans x années, on consommera trois fois plus ◀de▶ ceci, trente fois plus ◀de▶ cela, et ◀l’▶on ira six fois plus vite avec Astra. »), car elle tendrait alors à rendre ◀l’▶homme prisonnier des rythmes du passé ou ◀de▶ fins étrangères à sa vocation : aliénantes.
Vos prévisions chiffrées ne m’intéressent que dans ◀la▶ mesure où j’ai en tête quelque finalité plus ou moins formulable, et cherche ◀les▶ moyens ◀de▶ ◀l’▶atteindre. Et ◀les▶ seules prévisions objectives qui m’importent sont celles qui m’indiqueront quelles sont ◀les▶ voies barrées, ◀les▶ grèves possibles, et à quelle heure il faudra que je me lève pour prendre ◀le▶ train ou ◀l’▶avion : elles n’ont pas à me dire que je ◀le▶ prendrai en vertu de leurs statistiques.
Car je n’ai pas à deviner mais à décider mon avenir.
« Dans ma fin est mon commencement », disent ◀les▶ mystiques. C’est ◀de▶ mes fins que je vais partir, non du passé que ◀l’▶inertie fait durer aux dépens du devenir personnel. ◀Les▶ critères ◀de▶ ma prospective seront choisis comme idoines à mes fins97, et ne seront donc ni ◀la▶ rentabilité, ni ◀le▶ profit monétaire aux dépens du bonheur (◀de▶ moi, des autres), ni ◀l’▶accroissement du PNB, ni même ◀la▶ défense militaire ◀de▶ nos frontières. La plupart des critères ◀de▶ ce type qu’utilisent couramment ◀les▶ technologues portent en soi des fins ◀de▶ croissance illimitée, qui condamnent ◀le▶ système à ◀la▶ fuite en avant vers un désastre inévitable, du seul fait que ◀la▶ finitude n’est pas capable ◀d’▶infini — homo finitus non capax infiniti — comme ◀le▶ savaient ◀les▶ scolastiques et comme il semble bien que ◀l’▶avaient oublié nos plus savants économistes.
◀Les▶ moyens technologiques, accordés par leur facture même à une croissance illimitée, portent en eux des finalités virtuellement incompatibles avec celles ◀de▶ ◀l’▶espèce d’une part et ◀de▶ ◀la▶ société ◀de▶ l’autre.
Il s’agit donc ◀d’▶écarter tous moyens dont ◀l’▶emploi non réglé par quelque politique conduirait ◀d’▶une manière calculable à une croissance exponentielle ; et ◀de▶ préconiser au contraire tous moyens dont ◀la▶ mise en œuvre pourrait favoriser ◀l’▶équilibre dans ◀le▶ mouvement, s’agissant ◀de▶ ◀l’▶espèce, et plus ◀de▶ liberté-responsabilité, s’agissant des personnes.
◀D’▶où ◀la▶ règle suivante : devant toute innovation technologique, être en mesure ◀de▶ démontrer non seulement à quoi cela sert, mais surtout à quoi cela peut mener dans ◀l’▶hypothèse ◀d’▶un succès maximal.
Est-ce que cela va dans ◀le▶ sens ◀de▶ mes besoins réels, ou ◀de▶ mes désirs profonds comme chaleur et lumière ; ou seulement ◀d’▶une commodité ou ◀d’▶un caprice, comme la plupart des gadgets qu’on nous offre ; ou encore « n’importe où », comme ◀l’▶auto ; ou vers quelque chose ◀d’▶angoissant et que ◀l’▶on a peine à formuler, comme tout ce qui touche à ◀la▶ mort, j’entends ◀les▶ centrales nucléaires ?
Cette analyse des motifs et des fins n’est faite aujourd’hui par personne. On se borne à protester dans ◀la▶ presse du lundi contre « ◀la▶ route meurtrière », au lieu de se demander qui ◀l’▶a faite et pourquoi, et si son prix valait vraiment ◀les▶ avantages qu’elle offre à ◀la▶ communauté qui ◀l’▶a payée et aux assassins du week-end.
Enfin, ◀le▶ modèle ◀d’▶avenir qu’on élabore doit rester flou. Sinon, ce sera ◀la▶ tyrannie sur ◀la▶ communauté qui ◀le▶ réalisera, et dès maintenant sur notre faculté ◀d’▶imaginer et ◀d’▶inventer.
Car ◀l’▶objet ◀de▶ ◀la▶ prospective n’est nullement ◀de▶ prévoir et ◀de▶ calculer des phénomènes indépendants ◀de▶ ◀l’▶observateur, comme une collision sidérale, mais ◀de▶ déterminer ◀les▶ conditions ◀de▶ toute action qui conduise aux fins souhaitées. C’est ◀la▶ recherche créatrice, élaborante, des moyens ◀d’▶une politique, nullement ◀la▶ prévision donnée pour objective ◀d’▶un avenir qui serait déjà déterminé, hors de nos prises, et que nous n’aurions qu’à subir. C’est ◀l’▶art ◀d’▶aménager des chemins vers nos fins, et non pas ◀de▶ soumettre nos fins à ce qui fut « possible » jusqu’ici.
Soit que nous agissions ou que nous laissions courir, que nous ◀le▶ voulions ou non, ◀l’▶avenir est notre affaire. Et non pas celle des lois mythiques derrière lesquelles nous essayons ◀de▶ nous cacher, et qui ne sont que ◀les▶ alibis ◀de▶ nos vrais désirs.
◀Les▶ deux plus grands fléaux du siècle
J’en étais là ◀de▶ mes réflexions sur ◀les▶ approches ◀de▶ ◀l’▶avenir lorsque éclata ◀la▶ guerre du Kippour, bientôt suivie ◀de▶ ◀la▶ crise ◀de▶ ◀l’▶énergie que ma première partie montrait inévitable.
Me voilà pris ◀de▶ vitesse par ◀l’▶événement. Il est venu me confirmer sans me laisser ◀le▶ temps ◀de▶ finir ma phrase…
◀La▶ question que je me pose maintenant est ◀de▶ savoir si ◀la▶ crise ◀de▶ ◀l’▶automne 1973 pouvait être prévue par ◀les▶ futurologues, et pourquoi elle ne ◀l’▶a pas été.
En fait, cette crise a résulté ◀de▶ ◀la▶ conjonction ◀de▶ deux séries ◀de▶ facteurs, ◀d’▶où ◀la▶ guerre aussitôt suivie ◀d’▶un embargo sur ◀le▶ pétrole.
Derrière ◀la▶ guerre il y a ◀la▶ création ◀de▶ ◀l’▶État d’Israël aux dépens des Palestiniens ; derrière cette création, ◀la▶ rendant seule possible, il y a ◀les▶ camps ◀de▶ ◀la▶ mort, Auschwitz et Mauthausen ; derrière ces camps, il y a Hitler, qui n’est lui-même que ◀le▶ catalyseur ◀d’▶une grande angoisse communautaire, dont ◀l’▶histoire (au sens médical) est celle ◀de▶ notre civilisation industrielle, matérialiste et finalement nationaliste.
Mais derrière ◀l’▶embargo sur ◀le▶ pétrole, il y a toute ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶auto, qui suspend ◀l’▶industrie européenne à ◀la▶ fourniture ◀d’▶un produit détenu par d’autres continents.
Observons que Hitler et ◀l’▶auto auront été ◀les▶ deux fléaux ◀les▶ plus dévastateurs du xxe siècle, et que ◀la▶ futurologie ◀les▶ a manqués.
◀De▶ son propre aveu, je ◀le▶ rappelle, elle ne pouvait prévoir Hitler. En revanche, il peut sembler qu’elle se devait ◀de▶ prévoir ◀l’▶évolution du phénomène technologique par excellence que fut dès ◀l’▶origine ◀la▶ voiture à moteur. Mais elle ne ◀l’▶a pas fait, car ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶auto, de même que celle ◀d’▶Hitler, est une histoire ◀de▶ fous.
Or, personne n’aurait pu prévoir ◀la▶ résultante du croisement fortuit ◀de▶ deux histoires ◀de▶ fous.