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Première histoire de▶ fous : ◀l’▶auto
◀Les▶ jeunes gens ◀d’▶aujourd’hui n’imaginent pas ◀le▶ monde et ◀la▶ vie quotidienne sans ◀l’▶auto, ni par suite que ◀l’▶auto puisse avoir une histoire, qu’elle ait donc commencé, voire à une date récente : ◀le▶ centenaire ◀de▶ sa conception dans ◀l’▶esprit ◀d’▶un petit campagnard ◀d’▶Amérique tombait en 1975. C’était hier, et personne ne s’en est aperçu.
◀L’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ nouvelle religion commence à ◀l’▶automne ◀de▶ 1875. Elle est rapportée par Henry Ford dans ses mémoires, avec ◀la▶ simplicité qui convient.
« ◀Le▶ plus mémorable événement ◀de▶ ces années ◀de▶ ma jeunesse fut ◀la▶ rencontre ◀d’▶une locomotive routière à huit miles ◀de▶ Detroit, un jour où je me rendais avec mon père à cette ville. J’avais alors 12 ans. Je me rappelle ◀la▶ locomotive comme si je ◀l’▶avais vue hier, car c’était le premier véhicule non attelé que je voyais… Ce fut ◀la▶ rencontre ◀de▶ cet appareil98 qui m’orienta vers ◀le▶ transport automoteur… Dès ◀l’▶instant où je ◀l’▶aperçus, jusqu’au jour présent, ma grande et constante ambition a été ◀de▶ construire une bonne machine routière. »
Tel fut ◀le▶ « Chemin ◀de▶ Damas » du petit paysan, et c’est ◀le▶ titre qu’il donne au chapitre rapportant ◀l’▶événement décisif ◀de▶ sa vie.
« En 1879, quatre ans environ après avoir vu ◀la▶ machine Nichols-Shepard, je trouvai ◀le▶ moyen ◀d’▶en conduire une… Je me préoccupais plus spécialement ◀d’▶un tracteur propre au travail si pénible du labourage. ◀La▶ pensée me vint alors à ◀l’▶esprit que ◀le▶ même principe pouvait s’appliquer à une voiture ◀de▶ route. »
C’est alors qu’il entend parler ◀de▶ ◀la▶ machine « au gaz silencieux » (sic) à combustion interne, inventée par ◀l’▶Allemand Otto. En 1887, il réussit à en construire une, actionnée par un moteur à quatre temps. Jusqu’au printemps ◀de▶ 1893, il s’affaire à perfectionner moteur et carrosserie. « Je n’étais pas ◀le▶ seul, je ◀le▶ savais, à m’occuper ◀d’▶une voiture sans chevaux, mais je ne pouvais savoir ce que faisaient ◀les▶ autres. »
◀De▶ fait, qu’en était-il à cette époque des recherches sur ◀l’▶automobile ? Dans ◀l’▶Est des États-Unis, mais surtout en Europe, ◀les▶ inventeurs paraissaient être en nombre égal ou à peine inférieur à celui des voitures effectivement construites, et ces prototypes n’étaient guère que ◀de▶ coûteuses curiosités pour millionnaires extravagants. En Allemagne, ◀le▶ Brockhaus (équivalent du Grand Larousse ou ◀de▶ ◀l’▶Encyclopaedia Britannica) publie en 1880 cette définition : « Automobile : nom qui a quelquefois été donné à ◀de▶ curieux véhicules mus par un moteur à explosion… Cette invention aujourd’hui oubliée n’a connu qu’échecs et désapprobations des autorités scientifiques. » En France, Georges Clemenceau écrit en 1882 dans son journal ◀La▶ Justice : « Dangereuse, puante, inconfortable, ridicule assurément, vouée à ◀l’▶oubli rapide, telle est ◀la▶ voiture automobile qu’en Allemagne MM. Benz et Daimler viennent de présenter au Kaiser Guillaume. » ◀Le▶ gouvernement anglais venait ◀d’▶interdire ce nouveau moyen ◀de▶ transport, tandis que ◀le▶ gouvernement français tentait ◀de▶ ◀l’▶adapter à ◀la▶ « science militaire ».
◀Le▶ jeune Ford, lui, marche à ◀l’▶étoile, avec toute ◀l’▶assurance que peuvent donner aux ambitions ◀d’▶un jeune paysan son ignorance du reste du monde, son puritanisme naïf, et ◀le▶ soutien ◀de▶ ◀la▶ morale utilitaire qui règne sans problème sur ◀les▶ États-Unis depuis ◀l’▶époque ◀de▶ Benjamin Franklin.
Toute son œuvre est sortie ◀de▶ lui seul, et non ◀d’▶on ne sait quelles « nécessités économiques », alors inexistantes. Elle exprime et traduit ◀les▶ données et ◀les▶ limites ◀de▶ son individu, non ◀les▶ besoins et possibilités ◀de▶ son époque. ◀L’▶auto qu’il sera le premier à produire en série est à ◀l’▶image ◀de▶ ce mécanicien têtu et sans culture (il se verra contraint ◀d’▶avouer plus tard, au cours ◀d’▶un procès, qu’il sait lire, oui, mais très lentement), ennemi juré ◀de▶ toute grâce et ◀de▶ toute gratuité, et dont ◀la▶ morale se résume dans une stricte et constante adaptation ◀de▶ ◀l’▶individu au travail efficace « qui est ◀la▶ base du monde ». Son fameux modèle T sera donc robuste et laid, mais bon marché, fait pour ◀la▶ masse, adapté aux besoins bien définis des ouvriers allant à leur usine et des paysans allant parfois en ville, mais non pas aux loisirs et aux exploits sportifs. Au cours des ans, ◀le▶ modèle T ne changera pas plus que son auteur. ◀Le▶ Ford milliardaire et souvent ridiculisé ◀de▶ ◀la▶ maturité et ◀de▶ ◀la▶ vieillesse, n’est en rien différent du Ford entreprenant et souvent malchanceux ◀de▶ ◀l’▶adolescence et ◀de▶ ◀la▶ jeunesse. Sous une écorce rude, il dissimule une stupéfiante insensibilité. Ce qui n’empêche nullement un désir très sincère ◀de▶ faire du bien à ◀la▶ pauvre humanité : c’est même là ◀le▶ motif principal ◀de▶ ◀la▶ discipline forcenée qu’il impose à ses ouvriers. Il entend ◀les▶ protéger du vice qui naît ◀de▶ loisirs excessifs — c’est-à-dire dépassant ◀le▶ temps ◀de▶ ◀la▶ simple récupération après une journée harassante. Il va donc ◀les▶ soumettre au rythme des machines — par ◀le▶ moyen ◀de▶ ◀la▶ chaîne ◀d’▶assemblage, notamment — afin d’augmenter ◀la▶ production des voitures qu’ils pourront acheter en toujours plus grand nombre et ◀de▶ moins en moins cher avec leurs salaires sans cesse augmentés. Espionnage et surmenage seront ◀les▶ conditions dures, mais nécessaires, ◀de▶ cette action morale. « Si un homme était vu quittant ◀l’▶usine une fois son travail terminé ◀le▶ sourire aux lèvres ou ◀d’▶un pas trop léger, il était transféré dans un autre service qui corrigeait ce défaut », écrit l’un des biographes ◀de▶ Ford99. À partir des axiomes ◀de▶ toute éthique utilitaire et du principe ◀de▶ base ◀de▶ toute son œuvre qu’il formule en une phrase mémorable du dernier chapitre ◀de▶ Ma vie : « Faire passer ◀l’▶intérêt ◀de▶ ◀la▶ production avant celui du producteur », ◀le▶ système se révèle ◀d’▶une cohérence inattaquable : plus vite ◀les▶ ouvriers travaillent, plus ils produisent ◀de▶ modèles T et plus ils gagnent ◀de▶ dollars pour ◀les▶ acheter, « consommant » ainsi ce qu’ils produisent en un circuit fermé qui ne leur laisse plus ◀le▶ temps ◀de▶ « faire des bêtises » comme dit ◀le▶ patron. Quant à lui, il n’a même plus ◀le▶ temps ◀de▶ compter ses bénéfices, auxquels, d’ailleurs, il ne s’intéresse pas. Une rentabilité tout juste utile à ◀la▶ poursuite ◀de▶ ◀la▶ production lui suffit. Ford n’est pas un capitaliste. Il se voit au contraire philanthrope. Il veut protéger ◀l’▶homme en général (mais d’abord ◀le▶ paysan et ◀l’▶ouvrier parmi lesquels il a ses seuls amis) contre ◀les▶ mauvaises habitudes et ◀les▶ dangers qui menacent ◀l’▶espèce : ◀la▶ cigarette, « ◀le▶ Juif international qui conspire contre ◀le▶ monde entier100 », et surtout ◀la▶ guerre. La plupart de ses initiatives pour sauver ◀le▶ monde échoueront dans ◀le▶ ridicule, ainsi ◀la▶ croisière-croisade pour ◀la▶ Paix, qu’il entreprendra en 1915 vers ◀l’▶Europe. Sur ◀le▶ paquebot qu’il a frété, il emmène un plein chargement ◀de▶ fanatiques pacifistes, antitabagistes, et antialcooliques, mais aussi ◀de▶ journalistes narquois, ◀de▶ resquilleurs et ◀de▶ Scandinaves désireux ◀de▶ regagner leur pays pour ◀les▶ fêtes ◀de▶ Noël. Arraisonné par ◀les▶ Anglais, ◀le▶ paquebot touche à peine un petit port écossais, ◀d’▶où il est renvoyé vers ◀la▶ Norvège neutre, où Ford écœuré ◀l’▶abandonne, pour reprendre aussitôt à Détroit son œuvre propre, qui n’est pas uniquement ◀de▶ construire des autos, mais ◀de▶ fabriquer des hommes selon son idéal.
Ce qui est proprement effrayant, c’est ◀de▶ constater que si ◀le▶ modèle T est à ◀l’▶image ◀de▶ son fabricant, il va bientôt communiquer ses caractéristiques principales à toute ◀la▶ société industrielle. Tel sera ◀le▶ « succès » majeur du mécanicien philanthrope. Reprenons ◀le▶ récit ◀de▶ sa vie.
« En 1892, j’achevai ma première voiture… Elle fut longtemps ◀la▶ seule automobile ◀de▶ Détroit. On ◀la▶ considérait plutôt comme une peste, à cause de son vacarme qui effrayait ◀les▶ chevaux… J’ai fait sur cette machine environ un millier ◀de▶ miles, et je ◀la▶ vendis ensuite à Charles Ainsley, ◀de▶ Détroit, pour 200 dollars. Ce fut ma première voiture vendue. »
En 1899, vingt-quatre ans après son « chemin ◀de▶ Damas », Ford abandonne un emploi bien rétribué ◀de▶ chef mécanicien à ◀la▶ Société Edison, pour fonder à ses risques et périls une première entreprise ◀de▶ construction ◀d’▶automobiles.
Il note à ce moment-là avec une dramatique sobriété que sa résolution pouvait passer pour téméraire car, à cette époque-là (qui est ◀le▶ tournant du siècle) « il n’y avait pas ◀de▶ demande pour ◀les▶ automobiles ». Phrase inouïe, constat vertigineux, aveu du siècle !
En quelques décennies, Ford va changer tout cela : c’est dire qu’il va changer ◀la▶ nature même des besoins ◀de▶ ◀l’▶homme occidental et surtout ◀de▶ ◀la▶ conscience que ◀l’▶homme a ◀de▶ ses besoins, en faisant passer au premier rang ◀le▶ plus artificiel ◀de▶ tous et le dernier venu dans ◀l’▶histoire ◀de▶ nos rêves. Voyons ◀l’▶intrigue.
Ford observe d’abord que ◀le▶ public ne s’intéresse aux voitures automobiles que par esprit ◀de▶ compétition. ◀L’▶idée ◀d’▶aller plus vite amuse ◀l’▶Américain. Ford, sans plaisir, décide ◀de▶ jouer ce jeu. ◀La▶ même année 1903, il gagne sa première course ◀de▶ vitesse. Et, dans ◀la▶ foulée ◀de▶ ce succès, il fonde ◀la▶ Ford Motor Company, qui va faire ◀de▶ ◀l’▶histoire. Il a quarante ans.
Pour remédier à ◀l’▶absence ◀de▶ demande, voire à ◀la▶ « répugnance du public devant ◀la▶ machine », il imagine ◀le▶ grand, ◀le▶ vrai, ◀le▶ seul moyen ◀de▶ créer un besoin là où il n’existe pas : ◀la▶ réclame, comme on dit alors.
Dans sa première brochure publicitaire, il fait écrire : « ◀L’▶auto peut vous mener n’importe où, où il vous plaît ◀d’▶aller… pour vous reposer ◀le▶ cerveau par ◀de▶ longues promenades au grand air et vous rafraîchir ◀les▶ poumons grâce à ce tonique des toniques : une atmosphère salubre. »
Il invente ◀la▶ technique des slogans, des histoires farfelues, des vantardises énormes : « Envoyez-nous vos vieilles boîtes ◀de▶ conserve, vous recevrez un camion ! » Et ◀le▶ quidam qui a envoyé deux boîtes reçoit huit jours plus tard cette dépêche : « Camion prêt. Que devons-nous faire ◀de▶ la seconde boîte ? »
En 1910, il introduit ◀le▶ modèle T, disgracieux mais facile à réparer, et qu’il va s’entêter à faire durer seize ans sans nul changement, même ◀de▶ couleur : elle restera noire jusqu’au bout, laide mais utile. D’ailleurs, il ne cessera ◀de▶ faire baisser son prix au fur et à mesure ◀de▶ ◀l’▶accroissement ◀de▶ ◀la▶ production et des besoins artificiels créés par sa publicité. (◀La▶ Volkswagen d’Hitler traduit ◀la▶ même idée.) En 1909, il vend 18 000 voitures. En 1919, près ◀d’▶un million ◀de▶ voitures. En 1924, 7000 par jour. Aujourd’hui, ◀les▶ États-Unis en produisent 12 millions par an.
Quand Henry Ford meurt en 1947, rassasié ◀de▶ jours et milliardaire, ◀la▶ General Motors et ◀la▶ Ford Company sont ◀les▶ deux plus grandes firmes du monde. À peine âgée ◀d’▶un demi-siècle, ◀l’▶industrie ◀de▶ ◀l’▶auto domine ◀la▶ conjoncture et détermine ◀l’▶évolution mondiale ◀de▶ toutes ◀les▶ autres industries.
Elle est née du fantasme ◀d’▶un préadolescent fasciné par ◀l’▶idée ◀de▶ partir au hasard des chemins ◀de▶ campagne, « n’importe où il vous plaît ◀d’▶aller », au volant ◀d’▶une « machine ◀de▶ route » qui n’obéirait qu’à ses humeurs, tandis que ◀la▶ locomotive sur « voie ferrée », mise sur des rails une fois pour toutes, semble ◀le▶ symbole même ◀de▶ ◀la▶ contrainte.
Or, ◀l’▶auto qui devait servir à ◀l’▶évasion mène d’abord au bureau, à ◀l’▶usine. Elle devait « rafraîchir ◀les▶ poumons », elle ◀les▶ pollue et cancérise. Elle devait permettre ◀d’▶aller vite, et elle ne fait que 4 km à ◀l’▶heure — qui est ◀l’▶allure ◀d’▶un piéton peu pressé — dans ◀le▶ centre ◀de▶ nos grandes villes, qu’elle asphyxie. Elle devait libérer, elle asservit. Ivan Illich a calculé que ◀l’▶Américain moyen qui roule ses 10 000 km par an, se voit contraint pour payer sa voiture, son essence, son garage, ses impôts, ◀de▶ consacrer tant de journées ◀de▶ travail qu’au total ses 10 000 km lui auront pris 1700 heures ◀de▶ son temps, et cela fait du 6 km/h !
◀Le▶ rendement ◀de▶ ◀l’▶automobile est resté jusqu’à ce jour l’un des plus faibles dans ◀le▶ monde des machines : ◀les▶ voitures américaines rejettent par ◀les▶ tuyaux ◀d’▶échappement 87 % ◀de▶ ◀l’▶énergie qu’elles consomment. Mais ◀le▶ rendement négatif, en morts et en blessés, ne cesse ◀de▶ s’améliorer : ◀le▶ nombre des morts est actuellement ◀de▶ 280 000 par an, et celui des blessés ◀de▶ 13 millions. ◀La▶ voiture est la première cause ◀de▶ décès des moins ◀de▶ 25 ans aux États-Unis.
Il y a certes dans ◀le▶ monde plus ◀de▶ morts par ◀le▶ cancer que par ◀l’▶auto, mais un grand nombre ◀de▶ cancers sont dus aux pollutions qui ont ◀l’▶auto pour cause.
Et, surtout, ◀la▶ voiture devenue signe ◀de▶ statut social, ou ◀de▶ puissance, crée des besoins qui outrepassent largement ◀la▶ sobre utilité que Ford vénérait. ◀Les▶ jeunes gens prennent leur voiture pour faire 300 mètres, moins par paresse que par une petite peur ◀d’▶avoir l’air bête si on ◀les▶ voyait marcher. Un chauffeur ◀de▶ taxi parisien me dit : — Je ne comprends plus ◀les▶ jeunes. Mon fils s’est acheté une voiture. ◀Le▶ dimanche soir, je lui demande : où as-tu été ? qu’est-ce que tu as vu ? qu’est-ce que tu as fait ? Il me répond : 300 kilomètres.
Partir au hasard sur ◀les▶ routes, c’était donc cela ? On a vu que ◀le▶ projet fondamental ◀de▶ Ford est né ◀d’▶un rêve ◀d’▶évasion campagnarde hors des voies imposées ◀de▶ ◀la▶ civilisation, ces « chemins de fer » au nom évocateur ◀d’▶une dure contrainte, tandis que ◀le▶ préfixe auto évoque ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀l’▶individu. Mais il s’en faut que ◀l’▶invention ait été adaptée à ces fins. Elle n’a même pas été calculée pour répondre aux besoins pratiques, utilitaires, comme on ◀le▶ voit dans nos villes embouteillées. Si je veux aller vite à coup sûr, ou si je veux rester libre ◀de▶ rêver, c’est justement un train que je vais prendre. Dans mon wagon, je lis, je dors, je mange, je puis marcher, regarder ce qui passe, fermer ◀les▶ yeux, méditer à loisir. Au volant, rien ◀de▶ pareil : tout ce que je puis lire, ce sont des chiffres, des panneaux publicitaires, des conseils ou des ordres ◀de▶ ◀la▶ police routière. Si je mange, ce n’est guère qu’un sandwich, et ◀d’▶une main. Si je rêvasse, un klaxon me réveille brutalement. Et si je m’endors, c’est pour toujours.
Au lieu de ◀la▶ libération rêvée par Ford, nous avons accepté en fait ◀l’▶asservissement au rythme des machines, et ◀la▶ manie ◀de▶ ◀la▶ compétition — vitesse, mode, ou prix — qui accentue ◀les▶ traits psychologiques ◀les▶ plus antisociaux ◀de▶ notre nature, et ◀les▶ plus névrotiques ◀de▶ notre société. Aller plus vite que ◀les▶ autres, aller plus vite en soi, donne aux impuissants ◀de▶ ◀l’▶intellect, du sexe ou ◀de▶ ◀l’▶affectivité, dès 18 ans, ◀les▶ moyens surpuissants ◀de▶ se venger sur ◀le▶ repos et ◀la▶ sécurité des autres. Rouler devient une fin en soi, et ce besoin dont on a vu qu’il est presque entièrement artificiel, a investi en moins ◀d’▶un demi-siècle notre vie quotidienne et ◀le▶ budget ◀de▶ ◀l’▶État.
Inversion des moyens et des fins, qui a trouvé sa formule prudhommesque dans ◀la▶ déclaration ◀de▶ Georges Pompidou à propos de ◀la▶ voie express qui menaçait ◀de▶ détruire ◀les▶ derniers quais ◀de▶ ◀la▶ Seine : « Il est temps que Paris s’adapte à ◀l’▶automobile. »
Cela peut se corriger, dira-t-on ? Hélas non, car plusieurs séries ◀de▶ conséquences irréversibles, et au surplus indépendantes ◀les▶ unes des autres, sont d’ores et déjà déclenchées.
◀L’▶auto a provoqué ◀le▶ plus grand bouleversement ◀de▶ ◀la▶ société occidentale depuis Napoléon Ier.
◀L’▶auto a tué ◀la▶ ville en permettant ◀de▶ lui donner une extension kilométrique qui fait éclater toute communauté, et un encombrement qui rend impraticable ◀l’▶usage quotidien des commodités qui font ◀la▶ raison ◀d’▶être ◀d’▶une cité — transports, marché, culture, beauté des perspectives, sécurité, surprises ◀de▶ ◀la▶ rue, vie des places. Chassant ◀les▶ piétons des artères livrées au « fleuve des voitures » et des places transformées en parkings, ◀l’▶auto dévaste ou interdit ◀les▶ lieux où se formait ◀l’▶opinion vivante au gré des rencontres et des attroupements. ◀L’▶auto rend ◀la▶ ville invivable par des embouteillages qui ressemblent à des infarctus ; irrespirable par ses émanations asphyxiantes qui forment 69 % ◀de▶ ◀la▶ pollution atmosphérique ◀de▶ Tokyo, par exemple ; inadministrable, du fait que 40 % des investissements ◀d’▶une capitale comme Paris sont absorbés par ◀la▶ « modernisation ◀de▶ ◀la▶ voirie » qu’exige ◀l’▶auto, au détriment du logement et ◀de▶ ◀la▶ culture101 ; bref, ◀l’▶auto a rendu ◀la▶ ville à tel point insensée que tous ◀les▶ samedis elle se vide — et c’est encore grâce à elle — ◀d’▶un tiers ◀de▶ sa population qui fuit en masse vers ◀la▶ solitude des campagnes.
C’est ainsi que ◀la▶ pollution urbaine s’étend à ◀l’▶ensemble du territoire. Parce qu’il ne peut plus vivre en ville, ◀le▶ citadin se rue sur ◀la▶ campagne et ne tarde pas à ◀la▶ dénaturer. Au sens écologique aussi, Paris crée ◀le▶ désert français. Du fait ◀de▶ ◀l’▶auto, 18 % du territoire ◀de▶ ◀la▶ Hollande est bétonné, et ce sera sous peu 25 %. Chaque petit coin tranquille, aussitôt repéré, est envahi par mille campeurs. ◀L’▶auto détruit tout ce qu’elle permet ◀de▶ découvrir, à commencer par ◀les▶ plus beaux paysages, que ◀l’▶on tronçonne et que ◀l’▶on saigne, et que ◀l’▶on bétonne pour permettre à des foules ◀d’▶aller voir où ils furent avant ◀la▶ ruée bovine ◀de▶ leurs admirateurs — mais ce qu’ils furent est à jamais perdu.
◀L’▶auto, qui a provoqué ◀la▶ demande ◀de▶ pétrole, lequel arrive par mer en Occident, est responsable ◀de▶ ◀la▶ pollution des océans par ◀les▶ tankers. Et cette pollution est ◀la▶ cause (voir plus haut, page 34) non seulement ◀de▶ ◀la▶ ruine ◀de▶ pêcheries prestigieuses, mais probablement des famines qui ravagent aujourd’hui ◀l’▶Afrique noire. Des variations ◀de▶ 2 à 5 % dans ◀l’▶évaporation des mers peuvent déterminer des changements ◀de▶ climat, qui à leur tour peuvent anéantir des millions ◀d’▶hommes.
Ces enchaînements irrationnels et désastreux pour ◀de▶ très larges pans ◀de▶ ◀l’▶humanité deviennent subitement ridicules, voire grotesques, si ◀l’▶on passe au plan politique national et international. « ◀Les▶ grandes compagnies pétrolières financent ◀les▶ campagnes électorales et présidentielles », nous apprend Ralph Nader, qu’on n’a pas réfuté. À ◀la▶ corruption intérieure répond ◀l’▶humiliation extérieure. En suspendant ◀l’▶ensemble ◀de▶ ses industries à celle ◀de▶ ◀l’▶auto, donc au pétrole, ◀l’▶Occident s’est rendu dépendant ◀de▶ quelques petits émirats, du royaume saoudien, et ◀de▶ ◀la▶ dictature ◀d’▶un colonel libyen, mahométan ◀de▶ ◀l’▶espèce intégriste (on sait que ◀les▶ colonels « chrétiens » sont seuls « fascistes », ◀les▶ autres sont « anti-impérialistes »).
Il s’agit là ◀de▶ contrecoups plus ou moins accidentels du développement ◀d’▶une industrie dont ◀la▶ croissance normale eût bien suffi à créer des désastres. Mais il y a mieux. ◀L’▶accident totalement imprévisible selon ◀le▶ Hudson Institute, c’est ◀la▶ crise monétaire qu’à leur caprice peuvent provoquer ◀les▶ émirs pétroliers, ◀le▶ roi ◀de▶ droit divin et ◀le▶ colonel ◀de▶ gauche qui déclare au journal ◀Le▶ Monde qu’il peut « détruire ◀l’▶économie européenne ». ◀Les▶ émirats détenaient en 1973 une vingtaine ◀de▶ milliards ◀de▶ dollars, car c’est en cette monnaie que ◀le▶ pétrole est payé. Vers 1980, si tout va dans ◀le▶ même sens, ce seront au moins 60 milliards ◀de▶ dollars qui chercheront où se placer dans ◀le▶ monde, une fois saturés ◀les▶ modestes réseaux ◀d’▶autoroutes et ◀les▶ capacités ◀de▶ consommation ◀de▶ ces pays. ◀La▶ masse énorme ◀de▶ pétrodollars qu’ils peuvent jeter sur ◀le▶ marché mondial évoque ◀l’▶image ◀d’▶une très grosse boule ◀de▶ pierre libérée en pleine tempête sur ◀le▶ pont ◀d’▶un bateau, dévastant tout.
◀L’▶épuisement des ressources connues ◀de▶ pétrole, exploitées aux prix ◀d’▶aujourd’hui, est prévu pour ◀l’▶année 2000, au rythme actuel du gaspillage motorisé. Nos gouvernements n’y croient pas ou du moins ◀le▶ disent publiquement : ils touchent 60 % sur ◀la▶ vente ◀de▶ chaque litre. Il s’agit donc ◀d’▶étouffer dans ◀le▶ public jusqu’au pressentiment ◀d’▶une fin possible du jeu ◀de▶ ◀l’▶offre auto et ◀de▶ ◀la▶ demande pétrole ; mais, en même temps, ◀de▶ se préparer à ◀la▶ relève qu’on sait inévitable, ◀d’▶où ◀les▶ investissements des pétroliers et des capitalistes du tiers-monde dans ◀les▶ centrales nucléaires. Vendre cinq fois plus cher fera vendre moins vite. Vendre moins vite fera durer ◀le▶ plaisir. ◀La▶ politique des princes arabes est cohérente, ils réagissent très raisonnablement au diagnostic du club de Rome. Ils amassent des fortunes en croissance exponentielle qui ◀les▶ mettraient, selon ◀la▶ déclaration récente du petit-fils ◀de▶ Henry Ford, en mesure ◀de▶ racheter ◀la▶ General Motors et ◀la▶ Ford Company, s’ils ◀le▶ voulaient : et voilà une boucle bouclée.
Résumons-nous : en 1899, personne n’a besoin ◀de▶ ◀l’▶auto. Mais Henry Ford réussit à ◀l’▶imposer au monde en quelques dizaines ◀d’▶années, et voici nos villes invivables, ◀le▶ bétonnage universel, ◀la▶ nature défigurée, ◀la▶ morale quotidienne et publique dégradée, ◀l’▶industrie et ◀l’▶économie tout entières suspendues à ◀l’▶auto, qui est elle-même suspendue aux ressources ◀de▶ pétrole, qui dépendent ◀de▶ ◀la▶ politique des Arabes, laquelle est déterminée par ◀l’▶existence ◀d’▶Israël, qui n’a été rendue possible et nécessaire que par ◀les▶ camps ◀de▶ ◀la▶ mort ◀de▶ cet Hitler qu’un Herman Kahn n’eût pas prévu.
◀Les▶ effets ◀de▶ ◀l’▶auto, difficilement prévisibles
Imaginons maintenant une équipe ◀de▶ futurologues, chargée ◀de▶ prévoir, aux débuts ◀de▶ ce siècle, ◀l’▶histoire que ◀l’▶on vient de résumer. Je dis que leur tâche est impossible. Trop ◀de▶ facteurs entreront en jeu, qui ne sont pas tous prédéterminés (comme ◀la▶ nature du combustible : ◀le▶ pétrole n’est pas seul possible, ou ◀le▶ réseau des autoroutes) et dont certains seront même purement fortuits (comme ◀la▶ localisation dans ◀le▶ monde arabe des principaux gisements pétrolifères). Surtout comment prévoir tout ce que nous savons bien qui est arrivé : ◀les▶ interactions ◀de▶ ces facteurs, leurs combinaisons par deux ou par trois, et ◀les▶ répercussions ◀de▶ ces combinaisons sur ◀le▶ corps social, sur ◀la▶ santé mentale des citadins, sur ◀les▶ mœurs sexuelles des jeunes gens, ou sur ◀le▶ sort du futur État d’Israël ?
Comment prévoir que ◀la▶ publicité — encore discrète à cette époque, c’est autant dire inexistante — réussira en une vingtaine ◀d’▶années à faire changer ◀de▶ signe ◀les▶ pronostics tirés ◀de▶ ◀la▶ « répugnance » du public devant ◀l’▶auto, laide, bruyante, qui empeste, et pour laquelle « il n’y a pas ◀de▶ demande », au point ◀de▶ rendre cette même machine bientôt acceptable, puis désirable et finalement indispensable ?
Comment prévoir ◀le▶ doublement ◀de▶ ◀la▶ population du globe entre 1930 et 1975, son incidence combinée avec celle ◀de▶ ◀la▶ technique du béton armé pour créer des villes énormes exigeant des transports par auto, ◀d’▶où pollution ◀de▶ ◀l’▶air, bruit et nervosité, que ◀le▶ citadin fuira dans ◀les▶ campagnes, par des autoroutes multipliées, lesquelles tueront ◀l’▶humus, et ◀la▶ paix des campagnes, etc. ?
Comment prévoir ◀les▶ deux guerres mondiales, et même en ◀les▶ prévoyant, qu’elles multiplieront par cent, mille et cent-mille ◀les▶ « besoins » en pétrole pour ◀les▶ voitures militaires, ◀les▶ chars, ◀les▶ avions et ◀les▶ bateaux ◀de▶ guerre ?
Comment prévoir, enfin, ◀la▶ crise ◀de▶ 1973, née ◀de▶ ◀la▶ conjonction des deux séries que je nomme ◀l’▶auto et Hitler, dans ◀le▶ monde arabe, premier fournisseur ◀de▶ pétrole, alors que Hitler lui-même n’était pas prévisible par ◀la▶ prospective scientifique, et que ne ◀l’▶était pas davantage ◀l’▶attitude « réaliste » ◀de▶ la plupart des gouvernants européens cédant au chantage pétrolier (émirs et sociétés complices) pour assurer leurs revenus fiscaux et ne pas indisposer ◀l’▶électorat, dont on nous assure qu’il exige ◀de▶ passer ses dimanches sur ◀les▶ routes ?
◀Les▶ prévisions elles-mêmes imprévisibles
Il y a plus. Par une sorte ◀de▶ suprême ironie ◀de▶ ◀l’▶histoire, qui n’aime pas qu’on prétende ◀la▶ deviner, c’est ◀l’▶intervention même ◀de▶ certaines prévisions qui a déclenché ◀la▶ crise, posant du même coup ◀la▶ limite autoréglée ◀de▶ toute prospective.
Car ◀la▶ crise ◀de▶ ◀l’▶automne 1973 a bien sûr résulté sous nos yeux du conflit entre ◀le▶ monde arabe, détenteur ◀d’▶un produit valorisé par ◀le▶ succès mondial ◀de▶ ◀l’▶auto, et ◀l’▶État d’Israël, créé en Palestine à ◀la▶ suite des forfaits hitlériens. Mais on sait aujourd’hui que ◀le▶ motif « sioniste » n’a guère servi que ◀de▶ prétexte. ◀Les▶ vrais motifs ◀de▶ ◀l’▶embargo sur ◀le▶ pétrole ne sont pas là. Si ◀l’▶on en croit ◀le▶ plénipotentiaire ◀d’▶un émirat s’adressant au Premier ministrea japonais, ce sont ◀les▶ prévisions des « savants ◀de▶ Harvard » qui ont convaincu ◀les▶ émirs ◀de▶ ◀l’▶épuisement probable ◀de▶ leur or noir avant trente ans au rythme actuel du gaspillage occidental. C’était aussi ce que prévoyait ◀le▶ Rapport Meadows. ◀Les▶ gouvernants ◀de▶ ◀l’▶Occident n’en ont tiré nulle conséquence, parce qu’ils ne veulent croire qu’à ◀la▶ croissance102. ◀Les▶ émirs ont été plus réalistes. Saisissant ◀le▶ prétexte ◀de▶ ◀la▶ guerre du Kippour, où pas un seul d’entre eux ne s’était engagé, ils décident ◀l’▶embargo, ◀la▶ réduction ◀de▶ ◀la▶ production et ◀le▶ triplement des prix du brut, toutes choses d’ailleurs très raisonnables, puisqu’il s’agit maintenant ◀de▶ faire durer ◀le▶ pétrole, dût-on investir à cette fin dans ◀les▶ centrales nucléaires ◀de▶ ◀l’▶Occident, ce que font aussi ◀les▶ magnats du pétrole et ◀les▶ grands producteurs ◀d’▶énergie électrique.
Et voilà ◀la▶ raison majeure ◀de▶ ◀l’▶incapacité où nous étions ◀de▶ prévoir ◀la▶ crise du pétrole : nul ne peut prévoir aujourd’hui quelles prévisions seront faites demain, et encore moins dans quelle mesure elles seront crues, et dans quels délais, et par qui.
Cette action ◀de▶ ◀la▶ prévision sur ◀l’▶événement, sur ◀le▶ présent, a ◀de▶ quoi rendre très sceptique sur ◀la▶ valeur des prévisions en général, du point de vue ◀de▶ ◀la▶ pure connaissance. Mais sans elle, tout demeure théorique et virtuel. ◀L’▶agir et ◀le▶ savoir, variables conjuguées, sont donc en relation ◀d’▶incertitude, tout comme ◀le▶ sont ◀la▶ vitesse et ◀la▶ position ◀d’▶une particule, selon Heisenberg.
D’autres exemples ◀de▶ rétroaction ◀de▶ ◀la▶ prévision sur ◀l’▶événement nous sont donnés par ◀la▶ régression du taux des naissances tant en Europe qu’au Japon. Je relevais, dès 1970, que « ◀les▶ prévisions si souvent publiées depuis ◀le▶ milieu ◀de▶ ce siècle quant aux effets ◀de▶ “◀l’▶explosion démographique” (2 500 000 hommes au km2 en ◀l’▶an 2400 selon ◀le▶ rapport Nixon paru fin 1969), exercent d’ores et déjà des effets certains, même s’ils sont malaisément mesurables, sur ◀l’▶évolution prévue : ils contribuent à ◀la▶ freiner. ◀La▶ vision angoissante projetée par ◀les▶ démographes a déclenché des processus variés ◀d’▶inhibition, dont ◀le▶ plus évident est ◀l’▶abaissement du seuil ◀de▶ résistance à ◀la▶ propagande pour ◀les▶ moyens ◀de▶ contraception en général et ◀la▶ pilule en particulier. On peut prévoir dès lors que les premières prévisions se révéleront inexactes en suite ◀d’▶un phénomène ◀de▶ régulation ◀de▶ ◀l’▶évolution démographique par ◀la▶ rétroaction ◀de▶ ◀la▶ vision ◀d’▶avenir. En d’autres termes, ◀la▶ vision deviendra fausse parce qu’elle était juste au début ; ou, pour pousser à ◀la▶ limite : ◀l’▶utilité (◀l’▶efficacité) ◀de▶ ◀la▶ prévision se mesurera à son inexactitude finale 103 ».
Non, ◀l’▶avenir ◀de▶ ◀l’▶auto n’était pas prévisible, parce que ◀le▶ besoin ◀de▶ cette mécanique n’est pas inscrit au cœur ◀de▶ ◀l’▶homme, n’y est pas lisible, et que sa production en masse n’était réponse à nul défi vital.
C’est Hitler, au contraire, qui, pour ces mêmes motifs, était bel et bien prévisible, était lisible dans ◀les▶ rêves qui trahissaient nos frustrations communautaires — et, ◀de▶ fait, a été prévu. (Comme on va ◀le▶ voir.)
Et cependant… Si ◀l’▶évolution techno-économique ◀de▶ ◀l’▶auto n’était pas inscrite dans ◀les▶ chiffres, son avenir ◀de▶ catastrophe sociale était bel et bien prévisible dans ◀le▶ sentiment ◀de▶ ce que, par ◀le▶ succès ◀de▶ Ford, elle menaçait ◀de▶ léser pour longtemps au plus intime ◀de▶ ◀l’▶homme moderne : à savoir ses besoins réels, ses désirs et ses finalités. Je ◀l’▶avais écrit dès 1928. Qu’on me permette ◀de▶ souligner ◀la▶ date : ◀l’▶automobile avait à peine trente ans.
« ◀Le▶ péril Ford104 »
« On a trop dit que notre époque est chaotique. Je crois bien, au contraire, que ◀l’▶histoire n’a pas connu ◀de▶ période où ◀les▶ directions ◀d’▶une civilisation apparaissent plus nettement.
» Un certain ordre s’élabore, ou, pour mieux dire, une organisation générale ◀de▶ ◀la▶ vie mondiale. Toutes ◀les▶ forces du temps y concourent obscurément ; et, pour peu que cela continue, pour peu que ◀la▶ bourgeoisie intellectuelle persiste à jouer ◀l’▶autruche, ◀l’▶avènement ◀de▶ cette organisation toute-puissante n’est plus qu’une question ◀de▶ quelques années105. Mais peut-être est-il temps encore… Ici et là, quelques cris s’élèvent dans ◀le▶ désert ◀d’▶une époque déjà presque abandonnée par ◀l’▶Esprit. À ◀l’▶heure ◀de▶ toucher aux buts que sa civilisation poursuit depuis près de deux siècles, ◀l’▶Occidental est saisi ◀d’▶un étrange malaise. Il soupçonne, par éclairs, qu’il y avait peut-être dans ces buts une absurdité fondamentale. ◀L’▶infaillible progrès aurait-il fait fausse route ? Est-il temps encore ◀de▶ ◀le▶ détourner du désastre spirituel vers lequel il entraîne ◀l’▶Occident ?
» Cris dans ◀le▶ désert. Déserts des villes fiévreuses où ◀le▶ fracas des machines couvre déjà ◀la▶ plainte humaine…
» …L’homme moderne recule devant ◀l’▶évidence ◀de▶ ◀la▶ banqueroute prochaine ◀de▶ sa civilisation. Il répugne à admettre qu’une époque entière ait pu se tromper, et se tromper mortellement.
» Il suffit pourtant ◀de▶ regarder autour de nous et ◀d’▶en croire nos yeux.
» Je prends Henry Ford comme un symbole du monde moderne, et ◀le▶ meilleur, parce que personne ne s’est approché plus que lui du type idéal ◀de▶ ◀l’▶industriel dans ◀le▶ monde capitaliste. ◀Le▶ succès immense ◀de▶ ses livres, sa popularité universelle, sont signes que ◀l’▶époque a senti en lui son incarnation ◀la▶ plus parfaite. »
« Se fordiser ou mourir », écrivait récemment un économiste.
Sous ◀l’▶intertitre suivant : « M. Ford ou ◀la▶ philosophie ◀de▶ ceux qui n’en veulent pas » je donnais ◀la▶ recette ◀de▶ ses succès :
« Par ◀le▶ procédé très simple ◀de▶ ◀la▶ répétition, on fait croire aux gens qu’ils ne peuvent plus vivre heureux sans auto. Voilà ◀l’▶affaire lancée. ◀La▶ passion ◀de▶ Ford se donne libre cours. Il ne s’agit plus maintenant que ◀de▶ lui donner une apparence ◀d’▶utilité publique.
» À chaque page ◀de▶ ses livres, on pourrait relever ◀les▶ sophismes plus ou moins conscients par lesquels il prétend ramener ◀le▶ bénéfice ◀de▶ ◀la▶ production à celui du consommateur. Prenons cette petite phrase qui n’a l’air ◀de▶ rien : “Nul ne contestera que, si ◀l’▶on abaisse suffisamment ◀les▶ prix, on ne trouve toujours des clients, quel que soit ◀l’▶état du marché.” Il semble que cela soit tout à ◀l’▶avantage du client. Mais quelles sont ◀les▶ causes réelles ◀de▶ cet abaissement ◀de▶ prix — ◀la▶ concurrence n’étant bien entendu qu’une cause accessoire ? Dire que ◀l’▶état du marché est tel que ◀le▶ client n’achète plus, cela signifie parfois que ◀la▶ marchandise est momentanément trop chère, mais surtout que ◀le▶ besoin qu’on a ◀de▶ tel objet est satisfait ou a disparu. Il semble alors que ◀l’▶industriel n’ait plus qu’à plier bagage. Mais c’est ici que Ford montre ◀le▶ bout ◀de▶ ◀l’▶oreille, et que son but réel est ◀la▶ production pour elle-même, non pas ◀le▶ plaisir ou ◀l’▶intérêt véritable du client. ◀Le▶ besoin ayant disparu, ◀la▶ production devant se maintenir, il n’y a qu’une solution : recréer ◀le▶ besoin. Pour cela, on abaisse ◀les▶ prix. ◀Le▶ client fait ◀la▶ comparaison. Il croit qu’il va gagner cinq francs en achetant cinq francs moins chers un objet que, sans cette baisse, il n’eût pas acheté du tout. Autrement dit, il est donc trompé par ◀la▶ baisse, et ◀la▶ tromperie était préméditée.
» ◀Le▶ scandale, à mon sens, n’est pas que ◀l’▶industriel ait forcé (psychologiquement) ◀le▶ client à faire une dépense superflue ; ◀le▶ scandale est qu’il ◀l’▶ait trompé sur ses véritables besoins. Car cela va bien plus profond, cette tromperie-là. Elle peut amener, en se généralisant, une sorte ◀de▶ suicide du genre humain, par perte ◀de▶ son instinct ◀de▶ préservation, ◀d’▶autorégulation et ◀d’▶alternances.
» Ford a créé un second dimanche dans ◀la▶ semaine, “retouché ◀l’▶œuvre ◀de▶ ◀la▶ création”, comme dit Guglielmo Ferrero. ◀Le▶ bon peuple s’extasie. Il ne peut voir ◀la▶ duperie : ce jeu du chat et ◀de▶ ◀la▶ souris. Si Ford relâche ◀les▶ ouvriers, et leur donne une apparence ◀de▶ liberté, c’est pour mieux ◀les▶ prendre dans son engrenage. ◀L’▶emploi ◀de▶ leurs loisirs est prévu. Il est déterminé par ◀la▶ réclame, ◀les▶ produits Ford qu’il faut user, etc. Il a pour but véritable ◀d’▶augmenter ◀la▶ consommation. Il rend plus complet ◀l’▶esclavage ◀de▶ ◀l’▶ouvrier, puisqu’il englobe jusqu’à son repos dans ◀le▶ cycle ◀de▶ ◀la▶ production. Cercle vicieux : plus ◀la▶ production s’intensifie, plus il faut créer ◀de▶ besoins et ◀de▶ loisirs. Or, ◀l’▶industrie ne peut subsister qu’en progressant. Mais ◀la▶ nature humaine a des limites. Et ◀le▶ temps approche où elles seront atteintes.
» On peut se demander jusqu’à quel point Ford est conscient des buts et ◀de▶ ◀l’▶avenir ◀de▶ son effort. Pour mon compte, je crois que ◀l’▶idée fixe ◀de▶ produire peut très bien envahir un cerveau moderne au point ◀d’▶en exclure toute considération ◀de▶ finalité. »
Au sujet de ces finalités :
« Si ◀l’▶esprit nous abandonne, c’est que nous avons voulu tenter sans lui une aventure que nous pensions gratuite : nous avons cherché ◀le▶ bonheur dans ◀le▶ développement matériel, avec ◀l’▶arrière-pensée sournoise que, si cela ratait, on gardait toutes ◀les▶ autres chances. J’accorderai que ◀le▶ progrès matériel n’est pas mauvais en soi. Mais par ◀l’▶importance qu’il a prise dans notre vie, il détourne ◀la▶ civilisation ◀de▶ son but véritable ; aller à ◀l’▶Esprit, y conduire ◀les▶ peuples. Ainsi, détournant ◀de▶ ◀l’▶essentiel une grande part des forces humaines, il travaille contre ◀l’▶Esprit. »
Je voyais qu’il fallait choisir :
« 1. — Accepter ◀la▶ technique et ses conditions. Dans cette mécanique bien huilée, au mouvement si régulier qu’il en devient insensible et que ◀la▶ fatigue semble disparaître, ◀l’▶homme s’abandonne à des lois géométriques. Un jeu ◀de▶ chiffres ◀d’▶horlogerie calculé une fois pour toutes et qu’il sent immuable comme ◀la▶ mort ◀le▶ restitue au monde vers cinq heures du soir, dans ◀la▶ détresse des dernières sirènes. Au monde, c’est-à-dire à une nature dont ◀l’▶usine lui a fait oublier jusqu’à ◀l’▶existence, et à une liberté qu’il s’empresse ◀d’▶aliéner au profit ◀de▶ plaisirs tarifés, soumis plus subtilement encore que son travail aux lois ◀d’▶une offre et ◀d’▶une demande sans rapport avec ses désirs réels, et dont il subit docilement ◀l’▶abstraite et commerciale nécessité. Ennui, fatigue, sommeil sans prière106.
» Cela s’appelle encore vivre. Mais ◀l’▶homme qui était un membre vivant dans ◀le▶ corps ◀de▶ ◀la▶ nature, lié par ◀les▶ liens ◀les▶ plus subtils et ◀les▶ plus profonds à tous ◀les▶ autres membres ◀de▶ ◀la▶ nature, choses, bêtes et anges — ◀le▶ voici devenu sourd à cette harmonie universelle, incapable ◀d’▶en comprendre ◀les▶ correspondances divines et humaines, insensible même à sa déchéance, abandonné à ◀la▶ lutte tragique et absurde des lois économiques et des exigences ◀les▶ plus rudimentaires ◀de▶ son corps.
» Il a perdu ◀le▶ contact avec ◀les▶ choses naturelles, et par là même, avec ◀les▶ surnaturelles. Il en ressent une vague et intermittente détresse — qu’il met d’ailleurs sur ◀le▶ compte ◀de▶ sa fatigue. Neurasthénie.
» ◀La▶ conquête du confort matériel ◀l’▶a laissé oublier ◀les▶ valeurs ◀de▶ ◀l’▶esprit au point qu’il n’éprouve plus même cette carence ; seulement, peu à peu, il découvre qu’il s’ennuie profondément ; fatigué ◀de▶ trop ◀de▶ satisfactions matérielles, il a laissé se détendre, ou il a cassé ◀les▶ ressorts ◀de▶ sa joie : ◀l’▶effort libre et généreux, ◀le▶ sentiment ◀d’▶avoir inventé ou compris par soi-même, ◀la▶ liberté et une certaine durée normale et capricieuse dans ◀le▶ plaisir, ◀la▶ conscience ◀de▶ ses besoins et ◀de▶ ses buts propres, humains et divins.
» Mauvais loisirs. Ford lui a donné une auto pour aller admirer ◀la▶ nature entre 18 et 19 heures : vraiment, il ne lui manque plus rien — que ◀l’▶envie.
» Mauvais travail. Il a perdu ◀le▶ sens religieux, cosmique, ◀de▶ ◀l’▶effort humain. Il ne peut plus situer son effort individuel dans ◀le▶ monde, lui attribuer sa véritable valeur. Il sent obscurément que son travail est antinaturel. Il ◀le▶ méprise ou ◀le▶ subit, mais, jusque dans son repos, il en est ◀l’▶esclave.
» Pour s’être exclu lui-même ◀de▶ ◀l’▶ordre ◀de▶ ◀la▶ nature, il est condamné à ne plus saisir que des rapports abstraits entre ◀les▶ choses. Il ne comprend presque plus rien à ◀l’▶Univers.
» Par ◀la▶ technique, ◀l’▶Occidental a prétendu maîtriser ◀la▶ matière et parvenir à une liberté plus haute. Or, ◀la▶ technique a révélé des exigences telles que ◀l’▶esprit ne peut ◀les▶ supporter. Il abandonne donc ◀la▶ place, mais c’est pourtant lui seul qui nous permettrait ◀de▶ jouir ◀de▶ notre liberté. ◀La▶ victoire mécanicienne est une victoire à ◀la▶ Pyrrhus. Elle nous donne une liberté, dont nous ne sommes plus dignes. Nous perdons, en ◀l’▶acquérant, par ◀l’▶effort ◀de▶ ◀l’▶acquérir, ◀les▶ forces mêmes qui nous ◀la▶ firent désirer.
» 2. — Accepter ◀l’▶esprit, et ses conditions. Je dis que ◀les▶ êtres encore doués ◀de▶ quelque sensibilité spirituelle deviennent par ◀le▶ seul fait ◀de▶ rester eux-mêmes dans un monde fordisé, des anarchistes. Car ◀l’▶Esprit n’est pas un luxe, n’est pas une faculté destinée à amuser nos moments ◀de▶ loisir. Il a des exigences effectives ; et ces exigences sont en contradiction avec celles que ◀le▶ développement ◀de▶ ◀la▶ technique impose au monde moderne.
» Ces êtres, ◀d’▶une espèce de plus en plus rare, qui savent encore quelque chose ◀de▶ ◀la▶ vie profonde, qui voient encore des vérités invisibles, qui gardent, par quelle grâce ? un peu de cette connaissance active ◀de▶ Dieu que nos savants nomment mysticisme et considèrent comme un “cas” très spécial — on ◀les▶ écarte des engrenages où ils risqueraient ◀de▶ faire grain ◀de▶ sable. Ils se réfugient dans ce qu’on pourrait appeler ◀les▶ classes privilégiées ◀de▶ ◀l’▶esprit : fortunes oisives ou misères sans espoir. On en rencontre encore parmi ◀les▶ jeunes gens, jusqu’aux jours où, comme on dit, sans doute par ironie, “◀la▶ vie ◀les▶ prend”.
» Irréguliers aux yeux du monde ; ◀la▶ proie ◀d’▶on ne sait quelles forces occultes sans doute dangereuses, puisqu’elles ◀les▶ rendent inutilisables dans ◀les▶ rouages ◀de▶ ◀la▶ vie moderne.
» ◀Le▶ triomphe ◀de▶ Ford réduira ◀l’▶Esprit à devenir ◀l’▶apanage ◀d’▶une sorte ◀de▶ franc-maçonnerie ◀de▶ quelques centaines ◀d’▶individus. Et cette franc-maçonnerie sera bientôt traquée avec la dernière rigueur : avec ◀la▶ rigueur ◀de▶ ◀la▶ nécessité — puisqu’elle est inutile au grand dessein matérialiste ◀de▶ ◀l’▶Occident.
» ◀La▶ logique, parlant par ◀la▶ bouche ◀de▶ Ford : “Inutile, donc à détruire.” Ford a raison, une fois de plus. Pas ◀de▶ compromis possible ◀de▶ ce côté. Mais du nôtre ?
» “Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon”, dit ◀l’▶Écriture.
» Je ne pense pas qu’une attitude réactionnaire qui consisterait à vouloir en revenir à ◀la▶ période pré-industrielle soit autre chose qu’une échappatoire utopique. Nous avons mieux à faire, il n’est plus temps ◀de▶ se désintéresser simplement des buts — si bas soient-ils — ◀d’▶une civilisation sous ◀le▶ poids ◀de▶ laquelle nous risquons ◀de▶ périr. Il se prépare déjà des révoltes terribles107, celles ◀d’▶un mysticisme exaspéré, devenu presque fou dans sa prison.
» ◀Les▶ intellectuels ◀d’▶aujourd’hui ont une tâche pressante : chercher s’il est possible ◀d’▶échapper au fatal dilemme. Premier pas vers ◀la▶ solution : reconnaître ◀l’▶existence du dilemme. Second pas : en poser ◀les▶ termes avec netteté et courage. Pour ◀le▶ reste, je pense que c’est une question ◀de▶ foi. »
À partir de cette prise ◀de▶ position qui n’était qu’un avertissement, il semble qu’on eût pu prévoir et modifier, intervenir dans ◀le▶ processus… ◀L’▶écho fut nul, bien entendu. Que pouvaient signifier dans ces années des notions telles qu’autorégulation, limites, finalités, liens avec ◀la▶ nature, et ces irréguliers vivant en marge ?
Il est rare que celui qui voit et celui qui fait se confondent. Marx n’avait certes pas prévu ◀l’▶ascension ◀de▶ ◀la▶ Russie au xxe siècle jusqu’au rang ◀de▶ deuxième Grand du monde. Tocqueville ◀l’▶annonçait, en revanche, sur un ton ◀de▶ lucidité désabusée. Mais c’est grâce à ◀l’▶action ◀de▶ Marx que ◀la▶ prédiction ◀de▶ Tocqueville s’est vérifiée. Ainsi Marx est devenu responsable ◀de▶ ce qu’il n’avait pas su prévoir. Et Tocqueville n’a rien fait — et ne pouvait rien faire — pour modifier ce qu’il avait exactement prévu.
Critères pour demain déduits des carences ◀d’▶hier
Essayons après coup ◀d’▶imaginer sinon une méthode véritable, du moins un ensemble ◀de▶ procédés prospectifs qui eussent été capables ◀d’▶orienter une politique ◀de▶ ◀l’▶innovation technologique en général, et tout d’abord ◀de▶ ◀l’▶automobile.
Ces procédés ou critères prospectifs me semblent faciles à déduire ◀de▶ ce que ◀l’▶on n’a pas fait dans ◀les▶ débuts, et que ◀la▶ suite a montré que ◀l’▶on aurait dû faire.
◀Les▶ futurologues supposés ◀de▶ 1900 eussent été hors ◀d’▶état ◀de▶ prévoir ◀l’▶histoire ◀de▶ fous qu’initiait Henry Ford sous leurs yeux, parce qu’ils partageaient avec lui ◀le▶ plus clair ◀de▶ leurs préjugés quant aux fins ◀de▶ notre existence. Comment prévoir ◀les▶ effets ◀d’▶une machine sur ◀l’▶humanité quand on ignore à ce point ce qu’est ◀l’▶homme ? Quand on ◀le▶ réduit à des fonctions ◀de▶ main-d’œuvre et ◀de▶ consommation, sans même se rendre compte qu’on ◀le▶ réduit ? Quand on voit dans ◀le▶ travail ◀la▶ clé ◀de▶ toute morale, et quand on fait ◀d’▶insensibilité vertu ?
Il eût fallu des sages, conscients ◀de▶ ce qu’ils étaient et des limitations qui en résultaient, et décidant en conséquence de recourir à des critères indépendants ◀de▶ leur milieu : donc à des critères spirituels, métaphysiques, éthiques et religieux, mais aussi aux avis ◀de▶ quelques hommes sensibles.
(En formulant maintenant ces critères ◀d’▶exclusion, je pense bien entendu à leurs applications aux projets ◀de▶ centrales nucléaires.)
1. Personne, vers 1900, ne semble avoir pensé à calculer ◀l’▶avenir prochain en tenant compte ◀de▶ ◀l’▶hypothèse ◀d’▶un succès total ◀de▶ ◀l’▶auto, au point de vue ◀de▶ ◀la▶ production, ◀de▶ ◀la▶ vente et des profits, ◀de▶ leurs effets sur ◀la▶ société, sur ◀la▶ nature et, finalement, sur ◀le▶ bonheur humain.
Il est vrai que ce succès total a été rendu possible, en fait, par ◀les▶ deux guerres mondiales, dont Herman Kahn admet si facilement que sa méthode n’aurait pu ◀les▶ prévoir. Désormais, nous savons que ◀le▶ pire danger ◀d’▶une innovation technique peut provenir ◀de▶ sa réussite et non pas, comme ◀le▶ pense un fabricant, ◀de▶ son seul échec.
La première question à poser devant une innovation technique sera donc celle-ci : en cas ◀de▶ succès total, quels seront ses effets ?
2. ◀Le▶ recours à des critères moraux respectés dans tout ◀l’▶Occident eût induit à rejeter ◀le▶ travail à ◀la▶ chaîne, qui réduit ◀la▶ personne à ◀l’▶état ◀d’▶instrument, contrairement au précepte fondamental ◀de▶ Kant, et qui justifie ◀la▶ phrase ◀de▶ Marx sur ◀l’▶ouvrier que ◀le▶ travail industriel transforme en « complément vivant ◀d’▶un mécanisme mort ».
◀D’▶où un deuxième critère : écarter délibérément toute innovation dont l’une des conditions ◀de▶ succès s’annoncerait comme incompatible avec ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀la▶ personne.
3. ◀L’▶idée ◀de▶ créer ◀de▶ très grandes unités ◀de▶ production est née du seul souci ◀de▶ « rationaliser » pour augmenter ◀le▶ profit aux dépens de ◀la▶ main-d’œuvre, et ◀la▶ puissance ◀de▶ quelques-uns au mépris du mieux-être ◀de▶ ◀la▶ masse ouvrière. Ainsi naquit ◀la▶ ville enfer ◀de▶ Détroit. Ainsi se renforcèrent par ◀la▶ suite nos États, maîtres ◀de▶ grands, toujours plus grands travaux qu’ils sont seuls en mesure ◀de▶ financer grâce aux impôts qu’ils lèvent sur ◀les▶ hydrocarbures, et abusant ◀de▶ ce monopole pour accroître sans freins ◀le▶ pouvoir centralisé, et dévaster ◀les▶ champs ◀d’▶intervention civique.
Notre troisième critère sera ◀le▶ complément du second, comme ◀la▶ responsabilité ◀l’▶est ◀de▶ ◀la▶ liberté : refuser toute innovation qui entraînerait nécessairement ou favoriserait par sa nature des entreprises ◀de▶ taille monstrueuse, et des concentrations toujours croissantes ◀de▶ pouvoir, aux dépens de ◀l’▶autonomie des communautés locales et régionales et ◀de▶ ◀la▶ participation des citoyens à leur gestion.
4. Le quatrième critère nous est devenu familier depuis quelques années seulement. Il nous commande ◀d’▶éviter tout ce qui pollue notre milieu social ou naturel, et de même tout ce qui menace ◀d’▶épuiser à court terme ◀les▶ ressources naturelles non renouvelables, en vertu d’une croissance exponentielle des besoins.
5. On a vu que ◀les▶ pionniers ◀de▶ ◀l’▶automobile, puritains du petit peuple du Middle West, érigeaient en vertu virile ◀l’▶insensibilité aux facteurs non mesurables ◀de▶ confort, ◀de▶ beauté, ◀d’▶aisance à vivre. On comprend qu’ils n’aient pas enregistré tous ◀les▶ signes sensibles qui pouvaient avertir : fracas, laideur, fumées toxiques, danger permanent ◀d’▶écraser ◀le▶ corps humain par ◀le▶ poids et ◀la▶ dureté des matériaux. Combien ◀de▶ nouveaux ouvriers n’ont-ils pas été traités ◀de▶ « femmelettes » pour leur réaction contre ce bruit que ◀la▶ médecine appelle aujourd’hui « agresseur ◀de▶ ◀l’▶organisme », écrit Bertrand de Jouvenel108, et il déduit ◀de▶ cette observation l’une des rares idées neuves et hardies ◀de▶ ces dernières décennies : « Supposons qu’au lieu de tourner en dérision ◀les▶ hommes ◀les▶ plus sensibles, nous ◀les▶ utilisions comme des “indicateurs” enregistrant ◀l’▶apparition des fléaux sociaux, bien avant que ◀la▶ foule en ait pris conscience ; et supposons que dès la première réaction ◀de▶ ces “indicateurs”, une amende soit imposée aux auteurs ◀de▶ ces méfaits ; il est probable qu’alors ◀le▶ coût ◀de▶ ◀la▶ production ◀de▶ ces fléaux sociaux pousserait à ◀les▶ éviter. » Notre cinquième critère consistera simplement à faire confiance au plus sensible.
Conclusions sur ◀la▶ prospective
Bien des problèmes posés par ◀la▶ prospective en général s’évanouiraient, si ◀l’▶on s’en tenait à ◀l’▶évidence que ◀la▶ futurologie « scientifique » ne peut prévoir que du calculable, et que ◀le▶ calculable est rarement décisif, quoique utile à savoir sectoriellement. Ce n’est pas ◀la▶ technique qui fait ◀l’▶histoire, mais nos désirs, dont ◀la▶ technique n’est que ◀l’▶outil.
◀La▶ futurologie devrait prévoir ce qui met en danger notre avenir. C’est ce qu’a fait ◀d’▶une manière exemplaire ◀le▶ club de Rome. C’est ce que ne font pas, bien au contraire, ◀les▶ experts des grandes entreprises parce qu’ils sont au service des États et concluent toujours à plus ◀d’▶armes, plus ◀d’▶autoroutes, plus ◀de▶ centrales nucléaires, c’est-à-dire plus ◀de▶ moyens ◀de▶ pouvoir nécessairement centralisé.
Il nous faut une prospective au service ◀de▶ ◀l’▶homme, non ◀de▶ ◀l’▶État.
Quant aux grands événements qui font ◀l’▶histoire, et qui ne sont pas calculables, ils sont prévisibles par ◀la▶ sensibilité. On peut sentir d’autres réalités que physiques et physiologiques — réalités sociales, culturelles, politiques. Quand ◀les▶ « indicateurs vivants », en ces domaines, ressentent au fond ◀d’▶eux-mêmes quelque profond malaise du corps social, on doit être certain qu’il en résultera tôt ou tard ◀de▶ grands événements.
Ainsi prévoyaient-ils, dès 1932, ◀les▶ triomphes et ◀le▶ désastre, également « nécessaires », ◀d’▶Adolf Hitler.