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Deuxième histoire de▶ fous : Hitler
Individu quelconque et quasi nul en soi, phénomène ◀d’▶envergure mondiale, tel fut ◀l’▶homme, tel demeure son mystère. ◀Les▶ effets fracassants déclenchés dans ◀le▶ siècle par son apparition sont bien connus : on n’y retrouve pas à ◀l’▶analyse ◀la▶ moindre trace spécifique ◀de▶ sa personne. Il fut ces effets et rien ◀d’▶autre. Démontrer qu’il n’a pas existé serait un jeu : père inconnu, cadavre disparu, témoignages vagues ou contradictoires ◀de▶ ceux qui ◀l’▶ont approché ou servi. (Et ses photos donnent toutes ◀l’▶impression ◀d’▶un truquage.) ◀La▶ catastrophe du xxe siècle européen atteste seule sa réalité.
◀Le▶ plus grand théologien contemporain, Karl Barth, a écrit : « Un prophète n’a pas ◀de▶ biographie. Il se lève et tombe avec sa mission. » Ainsi ◀d’▶Hitler, ◀l’▶antiprophète ◀de▶ notre temps, ◀le▶ prophète ◀d’▶un pouvoir vide, ◀d’▶un Passé mort, ◀d’▶une Catastrophe totale dont il allait devenir ◀l’▶agent. Avec son insondable vulgarité, sa mégalomanie, sa malformation sexuelle et son magnétisme psychotique, ce quasi-néant ◀d’▶homme, ridicule et tragique, a été ◀le▶ prophète du Néant collectif, où il a presque réussi à entraîner toute sa génération. C’est ainsi que je ◀l’▶ai senti, éprouvé ◀de▶ tout ◀l’▶être, enregistré au radar ◀de▶ quelque intuition subconsciente. C’est ainsi que je n’ai cessé ◀de▶ ◀le▶ prophétiser ◀de▶ son vivant, avec cette sorte ◀d’▶infaillibilité qui est celle des actes involontaires, irréparables gaffes ou métaphores géniales : je n’y puis rien, mais j’en donnerai quelques exemples.
En mars 1932, au lendemain ◀d’▶une rencontre ◀de▶ jeunesses révolutionnaires françaises et allemandes, qui s’était tenue dans un Francfort « en proie au carnaval et à ◀l’▶angoisse », je parlais du « dernier carnaval ◀de▶ cette bourgeoisie dont je viens ◀d’▶admirer ◀les▶ trésors patinés dans ◀la▶ haute demeure familiale des Goethe109 ». ◀L’▶accession ◀d’▶Hitler au pouvoir se produisait onze mois plus tard exactement.
◀Le▶ 20 mars 1939, j’osais déclarer dans une chronique du Figaro sur ◀l’▶occupation ◀de▶ Prague que nous vivions « dans ce Paris ◀de▶ mars 1939, ◀les▶ derniers jours du bon vieux temps européen ».
◀Le▶ 17 juin 1940, j’écrivais dans un journal suisse : « ◀L’▶envahisseur avait prophétisé : ◀Le▶ 15 juin j’entrerai dans Paris. Il y entre en effet mais ce n’est plus Paris. Et telle est sa défaite irrémédiable devant ◀l’▶esprit, devant ◀le▶ sentiment, devant ce qui fait ◀la▶ valeur ◀de▶ ◀la▶ vie… Je songe au chef ◀de▶ guerre qui traverse aujourd’hui ces rues ◀les▶ plus émouvantes du monde : il ne ◀les▶ connaîtra jamais. Il ne verra que ◀d’▶aveugles façades… ◀La▶ confrontation stupéfiante ◀de▶ cet homme et ◀de▶ cette ville était peut-être nécessaire pour faire comprendre au monde entier qu’il est des victoires impossibles110… »
Enfin, on peut lire dans ◀La▶ Part du diable que je publiais à New York en 1942, trois ans avant ◀la▶ mort du Führer : « Hitler s’est tu. ◀L’▶aventure a pris fin dans ◀la▶ catastrophe prévue. Et devant ◀le▶ cadavre gisant ◀de▶ ◀l’▶homme qui fit trembler tout ◀l’▶univers, voici que nous nous écrions avec une stupéfaction mêlée ◀de▶ honte : — Comme il était petit ! Il n’était grand comme Satan lui-même, que ◀de▶ ◀la▶ grandeur ◀de▶ nos misères secrètes111. »
Petit, aliéné, prolétaire : ces mots reviennent sans cesse à son propos et ◀le▶ plus souvent dits par lui.
En juillet 1939, au plus fort ◀de▶ ◀la▶ crise ◀de▶ Dantzig, C. J. Burckhardt, haut-commissaire ◀de▶ ◀la▶ SDN, est reçu en audience par ◀le▶ Führer : il s’agit ◀d’▶une ultime tentative pour sauver ◀la▶ paix. Hitler ouvre ◀l’▶album où il fait coller chaque jour ◀les▶ articles parus sur lui à ◀l’▶étranger. Il désigne une coupure du Courrier ◀de▶ Saint-Étienne intitulée : « ◀Le▶ Führer a perdu ◀la▶ guerre des nerfs. » Il entre dans une rage folle. « Vous voyez, crie-t-il, il faut bien que je fasse ◀la▶ guerre à ◀la▶ Pologne puisqu’on écrit des choses pareilles sur moi. » C. J. Burckhardt lui demandant pourquoi il attache tant ◀d’▶importance aux propos ◀d’▶une feuille ◀de▶ province : « Pourquoi ? gémit ◀le▶ Führer, mais parce que moi je ne suis rien, je n’ai que mon prestige vis-à-vis de mon peuple ! Je ne suis qu’un petit homme du commun ! Si je perds mon prestige, je perds tout ! Vous, Monsieur Burckhardt, vous savez qui vous êtes, vous, vous êtes ◀de▶ ◀la▶ grande famille Burckhardt de Bâle. Vous pourriez vous moquer ◀d’▶un tel article. Mais moi je ne suis qu’un prolétaire ! »
Ce prolétaire en uniforme, ce petit homme du commun, Charlot soldat ◀l’▶avait représenté ◀d’▶avance — gesticulation saccadée et moustache comprises — et cette anticipation grotesque nous paraît aujourd’hui bien plus ressemblante que ◀le▶ film polémique composé après coup par ◀le▶ même Chaplin, ◀Le▶ Dictateur.
Non pas un monstre pittoresque comme Attila ou Gengis Khan, mais un petit-bourgeois déclassé, brimé par tous et qui veut sa revanche, tour à tour enragé et prostré. Rien de plus atterrant, dans toutes ses biographies, que ◀la▶ description donnée par Speer des soirées ◀de▶ Berchtesgaden, ◀de▶ leur ennui pesant et empesé autour ◀d’▶un Führer silencieux, non qu’il veuille garder secrets ses grands desseins, mais parce qu’il ne sait pas ◀de▶ quoi parler.
Ce vide du personnage est essentiel : il est ◀la▶ condition ◀de▶ sa « mission » satanique. Certes, Hitler n’était pas ◀le▶ diable. Mais certains ont pensé pour ◀l’▶avoir éprouvé en sa présence par un frisson ◀d’▶horreur sacrée, qu’il était ◀le▶ siège ◀d’▶une « domination », ◀d’▶un « trône » ou ◀d’▶une « puissance », comme saint Paul désigne ◀les▶ esprits ◀de▶ second rang qui peuvent déchoir dans un corps ◀d’▶homme et ◀l’▶occuper.
Je ◀l’▶ai entendu prononcer l’un ◀de▶ ses grands discours, et je ◀l’▶ai vu à la sortie de ce culte, debout dans sa voiture qui longeait très lentement une rue peu large, mal éclairée. Une seule chaîne ◀de▶ SS ◀le▶ séparait ◀de▶ ◀la▶ foule. J’étais au premier rang, à trois mètres ◀de▶ lui, marchant à ◀la▶ hauteur ◀de▶ ◀la▶ voiture, ◀les▶ mains dans ◀les▶ poches ◀de▶ mon pardessus. Un bon tireur ◀l’▶eût descendu très facilement. Mais ce bon tireur ne s’est jamais trouvé dans cent occasions analogues.
« Voilà ◀le▶ principal ◀de▶ ce que je sais sur Hitler, écrivais-je ◀le▶ lendemain dans mon journal. On peut réfléchir là-dessus. Réfléchir ou même délirer… »
« On ne tire pas sur un homme qui n’est rien et qui est tout. On ne tire pas sur un petit-bourgeois qui est ◀le▶ rêve ◀de▶ soixante millions ◀d’▶hommes. On tire sur un tyran, ou sur un roi, mais ◀les▶ fondateurs ◀de▶ religion sont réservés à d’autres catastrophes. ◀Le▶ Führer déclarait un jour : “Je ne crains pas ◀les▶ Ravaillac, parce que ma mission me protège.” Il faut croire un homme qui dit cela… ◀D’▶où lui vient ◀le▶ pouvoir surhumain qu’il développe pendant un discours ? Une énergie ◀de▶ cette nature, on sent très bien qu’elle ne saurait se manifester qu’autant que ◀l’▶individu ne compte plus, n’est que ◀le▶ support ◀d’▶une puissance qui échappe à nos psychologies… On demande s’il est intelligent. Ne voit-on pas qu’un homme intelligent, si cela compte en lui ◀le▶ moins du monde, il ne vaut rien pour un destin pareil. En ce sens démoniaque du terme, un génie n’est ni fou ni bête, ni sensé ni intelligent. Il ne s’appartient pas, n’a pas ◀de▶ qualités propres, ◀de▶ vices ou ◀de▶ vertus, ni même ◀de▶ compte en banque, et à peine un état civil. Il est ◀le▶ lieu ◀de▶ passage des forces ◀de▶ ◀l’▶histoire, ◀le▶ catalyseur ◀de▶ ces forces qui déjà sont dressées devant vous ; et après cela, vous pouvez ◀le▶ supprimer sans rien détruire ◀de▶ ce qui s’est fait par lui. Un homme quelconque, transfiguré par sa ténébreuse “mission”, Schickelgruber habité par un trône ! Vous riez ? Vous cesserez bientôt ◀de▶ rire… »
◀Le▶ national-socialisme s’est présenté à nous comme une catastrophe cosmique, comme un malheur plus étendu et plus profond que ◀l’▶histoire n’en connut depuis ◀le▶ Déluge. ◀L’▶issue fatale ◀de▶ ◀l’▶aventure n’affecte pas sa portée symbolique ni son activité durable, car ◀le▶ mouvement qu’Hitler sut enflammer dans notre siècle existait en puissance dans ◀l’▶âme humaine depuis ◀la▶ formation ◀de▶ la première société. Hitler n’a fait que lui prêter figure et nom, à ◀l’▶occasion ◀de▶ son éruption ◀la▶ plus violente jusqu’ici.
Tout s’est passé comme si Hitler, ayant posé un diagnostic exact ◀de▶ notre société occidentale, avait aussitôt abusé ◀de▶ ◀l’▶élan ◀de▶ confiance déclenché dans ◀les▶ foules, en leur proposant ◀les▶ remèdes ◀les▶ plus grossiers, puis en leur imposant ◀le▶ régime ◀le▶ plus évidemment charlatanesque.
Diagnostic : dans ◀l’▶Europe du xxe siècle, ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ communauté est en train de disparaître, mais ◀le▶ besoin « ◀d’▶être ensemble » demeure vital. ◀La▶ communauté est détruite par toutes ◀les▶ forces ◀de▶ dissociation — rationalisme bourgeois ou marxiste, capitalisme anonyme et nomade, mélange des races, universalisme judéo-chrétien — qui détruisent ◀les▶ liens organiques et naturels, donc germaniques, même entre ◀les▶ Allemands ◀de▶ langue et ◀de▶ race.
Pour recréer ces liens, il faudra faire appel aux forces irrationnelles ◀de▶ ◀l’▶inconscient. Pour régner, pour venger Schickelgruber, Hitler invente génialement ◀la▶ fonction ◀de▶ directeur ◀d’▶inconscience collective. ◀L’▶effrayant, c’est ◀de▶ voir à quel point ◀le▶ Führer ou ◀le▶ Guide ◀de▶ ◀l’▶inconscient du peuple est en même temps conscient ◀de▶ son opération, lucide et froid comme ◀le▶ serpent ◀de▶ ◀la▶ Genèse. Dans Mein Kampf, dès 1923, il décrit avec une surprenante précision ◀le▶ réveil des puissances souterraines qu’il se propose ◀d’▶opérer :
« Tous ◀les▶ grands mouvements ◀de▶ ◀l’▶histoire sont des éruptions volcaniques ◀de▶ passions et ◀de▶ sensations spirituelles provoquées soit par ◀la▶ cruelle déesse ◀de▶ ◀la▶ Misère, soit par ◀la▶ torche ◀de▶ ◀la▶ parole jetée dans ◀les▶ masses. Seule une tempête ◀de▶ passion brûlante peut changer ◀les▶ destinées ◀d’▶un peuple. »
« Surtout, ne donnez pas ◀de▶ raisons aux masses, car ◀de▶ tout temps ◀les▶ forces qui ont produit ◀les▶ plus grands changements dans ◀le▶ monde ont été trouvées non pas dans ◀la▶ connaissance scientifique, mais dans ◀le▶ fanatisme dominant ◀les▶ masses, et dans une véritable hystérie qui ◀les▶ pousse en avant. »
Ailleurs, il parle ◀de▶ « ◀l’▶appel aux forces mystérieuses » qui pourra seul réduire ◀les▶ « obstacles sentimentaux ou rationnels ». Et il annonce, en 1930, « un vaste soulèvement spirituel ». (Il dit geistig, ce qu’il conviendrait ◀de▶ traduire aujourd’hui par psychique.)
Pour provoquer ◀l’▶hystérie nécessaire, Hitler dispose ◀de▶ deux moyens : « ◀la▶ torche ◀de▶ ◀la▶ parole » jetée dans ◀les▶ masses ◀les▶ trouvera prêtes à s’enflammer si « ◀la▶ cruelle déesse ◀de▶ ◀la▶ Misère » ◀les▶ a d’abord conditionnées. Sous toutes ses formes, privées et publiques, c’est ◀le▶ Malheur qui va donc devenir ◀la▶ matière première ◀de▶ son œuvre et ◀le▶ gage ◀de▶ sa parole. ◀De▶ fait, Hitler arrive au pouvoir grâce au chômage (six millions ◀de▶ chômeurs allemands en 1931), à ◀l’▶inflation, à ◀l’▶injustice flagrante des traités, à ◀la▶ haine des classes, à ◀l’▶orgueil national (toujours blessé, partout), à ◀la▶ peur du bolchévisme, à ◀la▶ honte ◀de▶ ◀la▶ défaite, à ◀la▶ contestation anarchisante ◀de▶ ◀la▶ jeunesse (◀les▶ Wandervogel furent ◀les▶ hippies ◀de▶ ◀l’▶époque), à ◀l’▶immoralité brutale des banquiers et industriels, à ◀la▶ dissolution universelle du lien social, et par suite du sens civique.
Sa parole n’est d’abord que ◀le▶ ressassement ◀de▶ ces malheurs occidentaux et du superlatif malheur allemand — confession des péchés ◀d’▶autrui, attisant non ◀le▶ remords mais ◀la▶ haine. Viennent alors ◀les▶ promesses ◀de▶ grâce : en rejetant ◀le▶ traité ◀de▶ Versailles, « cette Gorgone terrorisant ◀le▶ peuple allemand qui vivait désarmé et humilié sous ◀le▶ regard ◀de▶ ces milliers ◀d’▶yeux » (Mein Kampf), il supprime ◀le▶ Juge, et ◀la▶ faute. En fondant tout un peuple dans une masse passionnée, il ◀le▶ rend à ◀l’▶état ◀d’▶innocence première : pas ◀de▶ responsables dans une masse, donc pas ◀de▶ culpabilité.
Ayant ainsi rétabli ◀les▶ liturgies civiques, une messe allemande, réellement nationale, Hitler se voit dans ◀la▶ situation du fondateur ◀de▶ religion, au sens premier du terme : religio, lien renoué.
Au sortir du discours ◀de▶ Francfort que j’entends et subis en 1936, j’écris ceci :
« Je me croyais à un meeting ◀de▶ masses, à quelque manifestation politique. Mais c’est leur culte qu’ils célèbrent ! Et c’est une liturgie qui se déroule, ◀la▶ grande cérémonie sacrale ◀d’▶une religion dont je ne suis pas, et qui m’écrase et me repousse avec bien plus ◀de▶ puissance, même physique, que tous ces corps horriblement tendus. Je suis seul et ils sont tous ensemble. »
« Seul un prophète peut lui répondre »
Dès avant ◀la▶ guerre ◀de▶ 1939, ◀la▶ majorité des humains savaient qu’Hitler était ◀le▶ nom ◀d’▶un désastre imminent et mondial. Pourtant, on ne ◀l’▶a pas arrêté. Voilà ◀le▶ point qu’il faut élucider.
Replaçons-nous dans ◀la▶ situation ◀de▶ ◀l’▶Europe à ◀la▶ veille ◀de▶ sa grande catastrophe. ◀La▶ question qui se posait alors à ◀l’▶inquiétude ◀de▶ trop rares observateurs était ◀la▶ suivante : — Comment se peut-il que des individus « normaux » deviennent subitement nazis ? Que des populations entières se laissent séduire ? Que dans tous ◀les▶ pays, pas seulement en Allemagne, des hommes subissent ◀la▶ contagion ◀de▶ ce mal, changent subitement ◀de▶ visage, se raidissent, se ferment à tout raisonnement, à toute discussion, à tout recours aux vérités fondamentales sur lesquelles s’édifia ◀la▶ civilisation ◀de▶ ◀l’▶Occident ?
Hitler, mieux que ◀les▶ communistes orthodoxes ou déviationnistes, ◀les▶ fascistes, ◀les▶ franquistes, ◀les▶ maoïstes, a répondu à ◀la▶ question centrale du siècle (qui est religieuse au sens élémentaire, sociologique) en offrant une camaraderie, un coude à coude, des liturgies — et cela va du tam-tam des tambours nuit et jour, jusqu’aux cérémonies sacrées ◀de▶ Nuremberg ; en passant par ◀la▶ « mise au pas » des corps, des cœurs et des esprits. C’était simpliste et ridicule, aussi aberrant que ◀l’▶on voudra. C’était un idéal commun, et terriblement effectif.
◀La▶ faiblesse frappante ◀de▶ ◀la▶ critique marxiste dès qu’elle parle ◀d’▶Hitler et du national-socialisme provient ◀de▶ ◀l’▶obsession économiste, c’est évident, mais plus profondément, ◀de▶ ◀la▶ répugnance qu’éprouvent encore ◀les▶ membres du PC à reconnaître ◀les▶ éléments religieux ◀de▶ leur propre fidélité au Parti, même lorsqu’ils ◀le▶ jugent scélérat (voir là-dessus ◀L’▶Aveu ◀d’▶Artur London). ◀La▶ similitude à cet égard ◀de▶ tous ◀les▶ mouvements totalitaires, et plus encore des motivations psychologiques ◀de▶ ceux qui s’y convertissent, ne saurait être admise par aucun d’entre eux. Elle saute aux yeux et c’est peu dire : elle ◀les▶ aveugle. Une même faim vorace et frustrée, faim ◀de▶ communauté ou seulement ◀d’▶être ensemble, ◀de▶ marcher, ◀de▶ chanter et ◀de▶ haïr ensemble, a fait basculer dans ◀l’▶absurde des dizaines ◀de▶ millions ◀de▶ militants — et pas seulement dans ◀les▶ pays totalitaires.
Mais ◀le▶ désastre était inscrit dans ◀les▶ données ◀de▶ ◀l’▶aventure hitlérienne. Fondée sur ◀le▶ Malheur, elle allait au Néant. Das Nichts nichtet (◀le▶ néant néantit) venait ◀d’▶écrire ◀le▶ très germanique Heidegger — un temps séduit par ◀les▶ mythes du nazisme.
Ayant pour force unique ◀l’▶appel communautaire et par-là submergeant tous ◀les▶ mouvements fondés sur ◀le▶ matérialisme — capitaliste ou dialectique — ◀le▶ national-socialisme ne pouvait aboutir qu’à ◀la▶ guerre, dès lors qu’il ne donnait à ◀la▶ communauté ◀d’▶autre contenu que ◀le▶ malheur et ◀la▶ haine, ◀d’▶autre contenant que ◀l’▶État national, et ◀d’▶autre espoir que ◀le▶ rêve ◀d’▶une puissance recouvrée aux dépens de ◀la▶ liberté, la sienne propre non moins que celle des autres.
Mais ◀le▶ rêve ◀de▶ puissance totale n’est qu’un cauchemar. Une nation ne peut ◀le▶ rêver, ◀le▶ mimer et ◀l’▶agir que dans ◀l’▶hypnose, celle qui naissait des fêtes sacrales organisées par ◀le▶ Führer au rythme lent et envoûtant des défilés et des tambours — deux coups lents, trois coups rapprochés — pendant des nuits et des journées entières. C’est que ◀la▶ formule totalitaire est à jamais inapplicable : une idée ◀de▶ fou.
Il ne saurait y avoir puissance ◀d’▶une partie sur un tout humain. Il n’y a en fait que ◀la▶ puissance ◀d’▶un parti sur sa propre nation, systématiquement amputée ◀de▶ tout ce qui pourrait résister à ◀la▶ mise au pas étatique, et par-là promise à sa perte. Choisir ◀la▶ nation autarcique contre ◀l’▶humanité en général — ◀l’▶universel — mais aussi contre chaque homme en particulier — ◀le▶ personnel — tel fut ◀le▶ péché constitutif du parti national-socialiste. ◀L’▶Occident n’a pas eu ◀de▶ pire ennemi, et il est loin ◀d’▶être certain qu’il ◀l’▶ait vaincu ailleurs que dans ◀les▶ ruines ◀de▶ Berlin. Hitler donnait ◀la▶ pire réponse possible, mais une réponse, à ◀la▶ question centrale ◀de▶ notre temps. Tel fut son vrai pouvoir et j’écrivais alors : « Seul un prophète peut lui répondre. » Nous ◀l’▶attendons encore. Saurons-nous ◀le▶ reconnaître ?
◀La▶ personne imprévisible : exemple du général de Gaulle
Certains affirment que de Gaulle fut ◀la▶ réponse au dictateur allemand. Il est vrai qu’il a suscité ◀la▶ résistance française à ◀l’▶occupant, mais ce n’était pas une réponse à Hitler en tant que faux prophète suscité par ◀la▶ grande frustration communautaire du peuple allemand. Aucun nationalisme n’eût pu répondre seul, ni aucun socialisme d’ailleurs, au projet national-socialiste qui avait su mêler dans un commun vertige ◀la▶ droite et ◀la▶ gauche activistes. (◀Les▶ communistes allemands avaient glissé très vite dans ◀le▶ nouveau parti, dont ◀la▶ grande industrie ne tarda pas à prendre ◀les▶ commandes112.)
De Gaulle fut un cas personnel, mais Hitler fut ◀le▶ médium ◀de▶ forces collectives, une non-personne. Hitler était donc prévisible, et il avait été prévu dès ◀la▶ fin du xixe siècle, cependant que de Gaulle a illustré ◀l’▶impossibilité ◀de▶ prédire ◀l’▶histoire.
Beaucoup de gens savaient en 1939 — et ◀les▶ autres auraient pu ◀le▶ savoir — que ◀la▶ France était un château ◀de▶ cartes devant ◀la▶ Reichswehr et ◀le▶ fanatisme hitlérien combinés. Derrière sa Ligne Maginot, elle avait bien quelques centaines ◀de▶ chars, mais pas ◀de▶ moral pour s’en servir. On ◀le▶ savait, on ◀l’▶avait dit, je ◀l’▶avais écrit. Ce que ◀l’▶on ne pouvait pas prévoir, c’était ◀l’▶action du général de Gaulle, son « timing », son style et ses conséquences en partie contradictoires, comme ◀la▶ restauration du moral ◀de▶ ◀la▶ France (◀la▶ Résistance) et ◀de▶ ◀l’▶intégrité du territoire, puis ◀la▶ décolonisation ◀de▶ ◀l’▶Algérie, ◀la▶ renaissance des nationalismes contre ◀l’▶idée ◀de▶ fédération européenne, mais finalement, ◀la▶ montée ◀de▶ ◀l’▶idée régionaliste et ◀le▶ slogan ◀de▶ ◀la▶ participation. Tout cela, nul ne ◀l’▶avait prévu, sauf un seul, Charles de Gaulle lui-même, parce qu’il voulait ◀le▶ faire et qu’il en avait fait, depuis toujours, son affaire.
(Et si quelque Madame Soleil avait annoncé que ◀la▶ France serait sauvée par un général dont ◀le▶ nom serait celui du pays même, on aurait dit : celle-là, elle ne se fatigue pas !)
Nul ne peut prédire pour lui-même que cela seul qu’il veut plus que n’importe quoi, et dans ◀la▶ seule mesure où lui adviendra ◀l’▶occasion et ◀le▶ pouvoir ◀de▶ ◀le▶ réaliser. Il en va de même pour une collectivité, mais il faut que des hommes, qu’un homme parle pour elle, soit selon sa folie et ce sera Hitler, soit selon ◀la▶ sagesse, et ce sera pour lui dire ce qu’elle veut vraiment sans ◀le▶ savoir, ce qu’elle risque, ou ce qu’elle devrait oser vouloir.
Certes, chacun suscite ou crée ◀les▶ occasions ◀de▶ sa vocation, en tant qu’elle intéresse son devenir personnel. Mais ◀les▶ chances ◀de▶ réaliser une vocation personnelle, qui implique et entraîne tout un peuple, ne sont données que par des conjonctures tragiques, indépendantes ◀de▶ toute intervention ◀d’▶un homme, mais auxquelles il confère leur vrai sens, en tant qu’il va déterminer leur résultante. (Sans lui, elle eût été très différente, ou nulle.)
Prophétie contre Prévision : ◀le▶ rappel aux finalités
◀La▶ prévision calculée, scientifique, demeure indispensable pour nous rappeler ◀les▶ contraintes matérielles existantes, ◀les▶ conditions ◀de▶ réalisation ◀de▶ nos projets, ◀les▶ données scientifiques sur lesquelles s’appuyer, et pour nous avertir ◀de▶ dangers mesurables, ◀d’▶impossibilités matérielles : tout cela certes calculable, mais n’éclairant nullement notre destin. Car celui-ci ne saurait être déduit ◀de▶ ◀la▶ nature des choses, qui ne change pas, ni ◀de▶ telle invention technologique, dont nul ne peut mesurer ◀les▶ effets. Notre destin dépend ◀de▶ nos désirs, ◀de▶ nos finalités, ◀de▶ ce qui est à venir, ◀de▶ ce qui vient à nous, vient de nos buts.
Avant toutes choses, il faut considérer ◀la▶ fin. Avant de prédire, il faut prophétiser.
Car ◀la▶ technique n’innove pas selon ◀la▶ loi des choses — domaine du prévisible — mais selon ◀l’▶appel ◀de▶ nos finalités — domaine ◀de▶ ◀la▶ prophétie.
Nos destins sont formés par nos désirs ; par nos besoins réels, demeurent-ils inconscients, ou apparaissent-ils imaginaires au regard des matérialistes (théoriciens capitalistes et communistes) ; pour ◀les▶ prévoir, il faut connaître notre cœur, nos nostalgies et nos névroses, et pas seulement nos rêves mais notre foi.
Remplacer prévision par prophétie, signifie qu’il s’agit bien moins ◀de▶ calculer ◀l’▶évolution des choses que ◀de▶ rappeler à ses finalités ◀l’▶action des hommes.
◀Les▶ choses ne font rien par elles-mêmes ; elles ne peuvent pas désobéir à leur nature. Même ◀la▶ bombe atomique n’est pas dangereuse du tout : si on ◀la▶ laisse tranquille dans sa caisse, elle ne fera pas ◀le▶ moindre dégât. ◀Le▶ seul ennemi ◀de▶ ◀l’▶humanité, c’est ◀l’▶homme, seul à pouvoir mentir à sa nature, désobéir à son programme génétique ou à sa vocation spécifique, et donc seul à fausser ◀le▶ jeu ◀de▶ ◀la▶ prévision : seul créateur !
« Si je t’oublie, Jérusalem ! »113
Prophétiser, c’est agir par des mots sur ◀l’▶homme, qui agira par ses mains et sur ◀les▶ choses.
◀L’▶homme réagit à ◀l’▶appel ◀de▶ son nom, ◀la▶ chose non. Il n’y a pas ◀de▶ magie.
Je ne puis rien prédire, mais je puis dire nos fins, et ce qui va se passer nécessairement si on ◀les▶ oublie. Car ◀les▶ fins seules unifient, et quand on ◀les▶ oublie, tout se disjoint : ◀la▶ pensée ◀de▶ ◀l’▶action, ◀l’▶individu ◀de▶ ◀la▶ collectivité ; tout s’oppose en conflits stériles ou destructeurs.
Je ne puis rien prédire. Je dois prophétiser, qui est dire activement ◀l’▶avenir en fonction de fins qu’anticipe ◀la▶ foi seule, car elle est « ◀la▶ substance des choses espérées et ◀la▶ ferme assurance ◀de▶ celles qu’on ne voit point ». J’ai donc prophétisé Hitler, son essor et sa chute inévitables, au nom des fins que j’appelais et désirais pour notre société, ◀les▶ prévisionnistes du temps n’eussent pas pu ◀le▶ faire, et ne ◀l’▶ont pas fait.
Prophétiser, c’est partir ◀de▶ ◀la▶ Fin, ◀de▶ ◀la▶ cité enfin réelle parmi nous, c’est partir en esprit du But désiré, pour ◀le▶ rejoindre en réalité par des chemins que ◀la▶ passion sait inventer. (Et non par des calculs dont ◀les▶ données sont toujours contestables, lacunaires et sans cesse changeantes.)
◀L’▶annonciateur et ◀le▶ voyant, pourquoi sent-il et voit-il « en esprit » ce qui paraîtra dans ◀l’▶histoire mais n’est pas encore arrivé ? C’est parce qu’il est en plus humble contact avec ◀l’▶inconscient collectif et ressent ses pulsions, soulèvements, tempêtes, dépressions et métamorphoses comme autant ◀de▶ signes ◀de▶ sa propre destinée.
(C’est C. G. Jung qui nous donne à entrevoir ce processus, et non pas Freud.)
◀Le▶ prophète peut sentir venir ce que ◀la▶ science ◀de▶ son temps ne connaît pas, n’a pas encore constitué en objet : ◀l’▶« irrationnel », dit-elle, toujours tentée ◀de▶ ◀l’▶assimiler à ◀l’▶irréel, et c’est Hitler — pourtant il est là, devant vous. Évacuez cet irrationnel par vos artifices dialectiques. On verra bien si vous ◀le▶ pouvez sans faire appel, une fois de plus, aux Américains.
◀Les▶ temps sont proches
« Heureux celui qui lit et ceux qui entendent ◀les▶ paroles ◀de▶ ◀la▶ prophétie… car ◀les▶ temps sont proches. » (Apoc. 1. 3.)
◀Les▶ temps sont toujours proches quand ◀les▶ prophètes se lèvent et parlent. ◀Les▶ temps sont proches, aujourd’hui, dans un sens physique, physiologique et « matériel », seul sens auquel ◀l’▶immense majorité des hommes ◀de▶ ce siècle croit vraiment.
◀Les▶ temps sont proches quand ◀les▶ finalités ◀d’▶une société ne sont plus perçues au point ◀d’▶ordonner ses actions.
◀Les▶ temps sont proches, nous dit ◀le▶ rapport du club de Rome, mais nous dit mieux encore, à ◀l’▶intime ◀de▶ nous-mêmes, ◀le▶ sentiment ◀de▶ ◀la▶ crise globale où nous entrons.
Et dans ◀le▶ même temps, ◀l’▶Esprit revient investir ◀le▶ discours du siècle. Soudain dans ◀le▶ sursaut ◀de▶ ◀la▶ frayeur sacrée, plusieurs entendent et chacun dans sa langue ◀l’▶injonction dramatique et merveilleuse : « Voici, je me tiens à ◀la▶ porte et je frappe. » (Apoc. 3. 20.)
◀Le▶ discours et ◀la▶ vision
Ce que nous savons ◀le▶ plus certainement ◀de▶ ◀l’▶avenir et que nous pouvons en calculer, c’est ce qu’il nous interdit sous peine de désastres. Ici, ◀la▶ prospective bien calculée rejoint ◀la▶ prophétie du malheur collectif, et ◀le▶ club de Rome, Ézéchiel. Et c’est pourquoi ◀les▶ grands Prophètes bibliques sont appelés ◀les▶ Sentinelles ◀de▶ Juda : car leur mission est ◀d’▶avertir ◀le▶ peuple et ◀de▶ ◀le▶ détourner ◀de▶ ses voies mauvaises.
Mais ◀les▶ Prophètes annoncent aussi — ce que ne peut faire ◀la▶ prospective — ◀le▶ grand réveil, ◀la▶ réconciliation avec Dieu, ◀l’▶homme et ◀la▶ nature, et ◀la▶ cité nouvelle dont ils donnent ◀les▶ mesures114. Ils ouvrent ◀le▶ domaine ◀de▶ notre liberté, ◀de▶ notre créativité. Dès ici, ◀l’▶avenir est notre affaire ◀d’▶hommes libres, ◀de▶ créateurs libres et responsables.
À nous tous ◀de▶ prophétiser, qui est dire ◀l’▶avenir que nous voulons, à nous ◀de▶ proférer, ◀de▶ projeter et ◀de▶ produire ◀le▶ modèle à venir ◀d’▶une société fondée sur ses finalités, sur ◀les▶ buts que nous choisirons en tant que personnes libres et responsables, et non plus sur ◀les▶ seuls liens subis et qui unissent toujours contre ◀les▶ autres, liens du sang, ◀de▶ ◀la▶ race, ◀de▶ ◀la▶ classe, liens ◀d’▶un passé qu’il nous faudrait sans cesse revoir à ◀l’▶image ◀de▶ ◀l’▶avenir où sont nos buts.
◀La▶ prospective, même intuitive, ne peut pas entraîner ◀l’▶action si elle n’ébranle pas notre imagination. Elle ◀l’▶a certes ébranlée par ◀le▶ Rapport des limites, mais en nous faisant peur, et il faut plus : quelque chose qui attire en avant, qui soit une aventure (en-avanture) autant et plus qu’une sécurité. Il nous faut une image ◀de▶ ◀l’▶avenir désirable. Pas trop complète et détaillée (c’était ◀le▶ défaut majeur ◀de▶ ◀l’▶utopie ◀de▶ Fourier) mais avec assez ◀d’▶inconnues, voire ◀de▶ contradictions et ◀de▶ problèmes ouverts, pour donner libre cours à ◀l’▶invention, comme peut ◀le▶ faire, au désir, ◀l’▶entrevision ◀d’▶un corps, ◀d’▶une expression.
Pour que ◀l’▶avenir redevienne notre affaire, il faut que chacun y trouve ◀l’▶occasion ◀d’▶inventer, et tout d’abord ◀de▶ s’inventer soi-même selon ses fins — ◀de▶ se prophétiser !
◀Les▶ esquisses que je vais proposer ◀d’▶organisation ◀de▶ ◀la▶ cité procèdent ◀d’▶une prospective normative et globale, partant ◀de▶ ◀l’▶intime ◀de▶ ◀l’▶homme et ◀de▶ sa vocation, c’est-à-dire ◀de▶ ses finalités, par opposition à toute prospective technologique, sectorielle et non systémique, partant ◀de▶ ◀la▶ puissance des États et des firmes, par là même fausse au-delà du court terme, et bien souvent dès ◀le▶ court terme (comme dans ◀le▶ cas des centrales nucléaires).
◀L’▶alternative
Au terrorisme nucléaire que ◀les▶ États « se réservent » ◀d’▶exercer, répond déjà ◀le▶ terrorisme des groupes qui se disent politiques et des gangs, de plus en plus indiscernables. Je sens monter de toutes parts une contamination ◀d’▶allure épidémique des politiques ◀de▶ chantage collectif, traduites en style californien ou sicilien, palestinien ou irlandais par des mouvements qui se prévalent bruyamment des vertus ◀de▶ ◀l’▶État-nation. Gangsters, groupuscules ou partis, au nom des principes mêmes ◀de▶ ◀la▶ raison ◀d’▶État défendent leurs intérêts sacrés, leurs idéologies intransigeantes, en prenant des otages et tuant vingt enfants pour chacun ◀de▶ leurs amis, fussent-ils des assassins, non « libérés » dans ◀l’▶heure qui suit avec leur ticket ◀de▶ vol en première classe.
◀Les▶ États cèdent avec une docilité dont j’ai cru voir qu’elle est directement proportionnelle au degré ◀d’▶autoritarisme ◀de▶ leur coutume : c’est qu’ils ont reconnu leur propre style et savent trop bien à quoi s’attendre.
J’ai toujours su que ce type ◀de▶ développement résulterait nécessairement ◀de▶ ◀la▶ dissociation stato-nationaliste : « Partout où règnent ◀la▶ contrainte géométrique et ◀l’▶arbitraire des bureaucraties, puis ◀de▶ ◀la▶ police, en ◀l’▶absence ◀de▶ structures ◀d’▶accueil pour ◀les▶ activités civiques, rendant possibles ◀la▶ participation et ◀le▶ contrôle, on ne peut prévoir pour ◀le▶ proche avenir que ◀les▶ vertiges ◀de▶ ◀l’▶irrationnel, des psychoses endémiques, des accès ◀de▶ violence égarée, ◀la▶ débilité morale et ◀la▶ démoralisation civique, ◀la▶ baisse ◀de▶ qualité ◀de▶ ◀la▶ main ouvrière, ◀la▶ délinquance parée du prestige imbécile ◀de▶ “◀l’▶action directe”, ◀le▶ banditisme individuel et sa traduction collective en “régimes ◀d’▶ordre”115 »
Depuis lors, en effet, nous avons eu ◀la▶ Grèce et ◀le▶ Chili des généraux, Watergate découvert et publié, et vingt autres scandales politiques du même ordre mal étouffés dans ◀le▶ « monde libre ». ◀Les▶ enlèvements suivis ◀d’▶assassinats délibérés ◀d’▶enfants, ◀de▶ sportifs, ◀de▶ banquiers, ◀de▶ touristes et ◀d’▶ambassadeurs sont devenus faits divers quotidiens : mesure ◀de▶ ◀la▶ dégradation des mœurs civiques et politiques. On entend bien que ce ne sont là que signes, que symptômes ◀d’▶un mal bien plus grave que ◀les▶ crimes par lesquels on dirait qu’il essaie ◀de▶ se faire prendre au sérieux, ◀de▶ se faire reconnaître par nous.
Ce mal foncier, on ◀le▶ nommera délinquance nationalisée ou gangstérisme étatisé. Sur ◀les▶ 175 États-nations qui se partagent ◀la▶ Planète, gérants ◀de▶ ◀la▶ croissance illimitée sans but, du gaspillage des ressources naturelles, et des pollutions justifiées par ◀la▶ production ◀d’▶armements, on n’en trouve qu’une quinzaine pour exclure toute espèce ◀de▶ recours à ◀la▶ torture. Tous ◀les▶ autres ◀l’▶ont pratiquée, ou ◀la▶ pratiquent ; s’en réservent ◀le▶ droit en tant qu’États ; ◀l’▶ont fait ou ◀la▶ font appliquer par leurs services spéciaux, voire par ◀les▶ propres mains du chef de l’État. Ces faits ne sont plus niés hors de ◀l’▶enceinte qui abrite ◀les▶ assemblées générales ◀de▶ ◀l’▶ONU. Et déjà, maints gouvernements publient qu’ils vont tenir pour offense capitale toute action en faveur des droits de l’homme entreprise sur leur territoire : chacal est maître chez soi.
Tout peut périr par ◀le▶ fait du « plus froid ◀de▶ tous ◀les▶ monstres froids » que ◀la▶ majorité des hommes ◀d’▶aujourd’hui tient encore malgré tout pour le dernier recours contre ◀la▶ grande dissolution communautaire — loin de voir qu’il en est ◀le▶ fauteur principal.
◀L’▶escalade ◀de▶ ◀la▶ violence mène à coup sûr aux réactions totalitaires. Pour réduire au silence ◀la▶ révolte des jeunes et des meilleurs plus encore que des pires dans toutes ◀les▶ classes, naîtra ◀l’▶appel aux dictatures nationales, qui appelleront à leur tour une dictature mondiale comme seul barrage possible à ◀la▶ guerre ABC.
◀L’▶alternative est là : refaire une société sur ◀la▶ base des rapports personnels, des communautés, des régions ; ou bien étendre au monde entier une dictature dont Orwell donne ◀l’▶idée, et ◀l’▶ordinateur ◀les▶ moyens.
◀La▶ dictature n’exige pas ◀d’▶imagination : il suffit ◀de▶ se laisser glisser. Mais ◀la▶ survie ◀de▶ ◀l’▶humanité dans un environnement ◀d’▶air libre suppose ◀les▶ images entrevues ◀d’▶un bonheur, une crête à dépasser, un horizon.