(1979) Tapuscrits divers (1980-1985) « Les trois révolutions (14 octobre 1977) » pp. 1-8

Les trois révolutions (14 octobre 1977)h

La révolution bourgeoise

Dans le monde entier, les jeunes gens — et combien parmi leurs aînés — croient naïvement, donc d’une croyance à l’abri de toute critique, qu’il y a la Révolution ; et qu’ils soient pour ou contre, peu importe : il n’y en a qu’une, qui changera tout demain, pour le meilleur ou pour le pire.

Or ces traits définissent à l’évidence un mythe, au sens fort du ce terme, qui n’est pas illusion ni mensonge, mais structure gouvernant notre imagination à notre insu, donc plus forte que toutes raisons.

Le mythe est né en 1789 et à Paris, de la première révolution qui soit devenue modèle universel. Auparavant, les rébellions locales, révoltes communales, voire prises de pouvoir à l’échelle d’une nation, comme furent celles de Cromwell ou de George Washington, naissaient, évoluaient, se passaient en vase clos, dans tel pays, selon ses us et coutumes. Seule la Révolution française — donc aux yeux des Français, universelle — rendit bien vite son adjectif superflu. Et sa propagation fut si rapide qu’au xx e siècle, la forme politique qui en est née va se voir imitée sur toute la terre : 175 États-nations centralisés, dictatoriaux, ou militaires (comme furent successivement les régimes français de 1793 à 1804) ont résulté de la mainmise d’un appareil étatique sur l’existence réelle et quotidienne d’une nation ou d’un groupe de nationalités soumises à l’une d’entre elles. Ils se partagent aujourd’hui sans nul reste — sauf au pôle Sud — les territoires de la planète.

Mais la Révolution de 1789 n’a été qu’une première étape. Elle a marqué, ou plutôt confirmé, l’avènement de la bourgeoisie mercantile. Préface inévitable et nécessaire à la civilisation industrielle.

Bonaparte, puis Napoléon, a fait de la Première République, devenue Empire, le modèle même de l’État centralisé en vue de la guerre, de la préparation à la guerre, et de tout ce qui la continue par d’autres moyens : politique de prestige, d’égoïsme sacré, et de « défense nationale » toujours destinée à surpasser les « forces agressives » du voisin — lequel s’obstine très vicieusement à les nommer « défense », lui aussi.

L’État bourgeois, parlementaire ou militaire, fut le produit de la Révolution, mis au point par le Premier consul puis par l’Empereur Napoléon Ier. Il a été copié par tous les rois l’Europe qu’il avait attaqués. Finalement nous le voyons adopté au xx e siècle par l’ensemble des peuples de la terre, naguère colonisés, matériellement pillés et culturellement aliénés par les États européens.

Sept ou huit seulement, sur les vingt-huit États que compte l’Europe ont colonisé le tiers-monde1 puis lui ont laissé, au lendemain de la décolonisation, les structures administratives et les frontières tirées au cordeau, imitées de celles de leur propre régimei.

En ce qui concerne la forme de l’État, la France révolutionnaire a donc gagné : son modèle s’est vendu partout au xx e siècle.

Mais son triple idéal de Liberté, Égalité, Fraternité, va se révéler contradictoire terme à terme. L’égalité rend toute liberté suspecte, et la liberté, une fois devenue suspecte, rend impossible toute fraternité. La Grande Révolution aboutira de la sorte à la dictature morale et financière de la bourgeoisie, au régime de la répression armée contre les régions à l’intérieur et à la « diplomatie des canonnières » à l’extérieur.

Telles sont les réalités que Hegel traduira peu après2 en écrivant : « Les États divisés en eux-mêmes cherchent par la guerre au-dehors la tranquillité qui leur manque au-dedans. »

La révolution prolétarienne

La première révolution — française, bourgeoise, rationaliste et libertaire — a donné libre essor en Europe tout d’abord, puis dans le monde entier, au centralisme étatique. Dans les cadres de l’État-nation ont prospéré l’industrie, l’affairisme, le gigantisme urbain, l’école obligatoire et la conscription universelle, la grande presse nourrie par les agences d’État, finalement le nationalisme, affectant même les partis socialistes. D’où la première Grande Guerre européenne, bientôt « mondiale », de 1914 à 1918.

Et voici qu’en plein milieu de cette guerre des démocraties, née des œuvres de la révolution bourgeoise, surgit la révolution prolétarienne dirigée tout d’abord contre la guerre : à Moscou, en octobre de 1917.

Cette deuxième révolution prend le contrepied des résultats de la première : non seulement elle refuse de poursuivre la guerre et condamne le capitalisme, la centralisation étatique, l’armée permanente, la police nationale et le régime des partis, mais encore et surtout elle veut associer paysans, ouvriers et soldats dans des soviets (c’est le mot russe pour conseils) qui doivent rendre le pouvoir au peuple et dessaisir l’État.

Lénine, dans ses thèses d’avril 1917, puis dans sa brochure sur L’État et la révolution écrite en août et septembre de la même année, a démontré que les révolutions bourgeoises, jusqu’alors, n’ont fait que renforcer l’État et la police contre lesquels elles s’étaient soulevées. Les bolchéviques vont changer tout cela.

Un mois plus tard, il prend le pouvoir. Et ses premières mesures et décisions proprement politiques vont être dirigées contre la fonction même des soviets — fonction civique, démocratique au sens originel du terme, et pour le renforcement de l’État et de sa police.

C’est qu’il se sent assiégé par la guerre : or, la guerre et l’État-nation (nécessairement dictatorial en temps de crise) naissent d’un seul et même mouvement et ne sauraient subsister l’un sans l’autre. Lénine lui-même va l’illustrer avec une étonnante célérité.

À peine publiée en mars 1918 sa brochure sur L’État et la révolution, lorsqu’au congrès du parti communiste, Boukharine propose d’ajouter au programme et dans l’esprit de la brochure une clause sur le « dépérissement de l’État », Lénine le dictateur se dresse pour réfuter Lénine le révolutionnaire, et lui répond : « En ce moment nous sommes absolument pour l’État. Proclamer à l’avance son extinction ce serait forcer la perspective historique. »

Par malheur, aux yeux du pouvoir centralisé de l’État-nation, nous serons toujours « en ce moment » où la guerre, les suites de la guerre, ou menace d’une prochaine guerre nous contraindront à être provisoirement mais « absolument pour l’État »…

Et nous savons à quels gigantesques excès a porté, sous Staline et jusqu’à nous, dans l’archipel du Goulag, la fameuse « centralisation démocratique » assurée par le parti unique et par ses multiples polices.

Le péché originel des révolutions

La grande Révolution française a proclamé les droits de l’homme, puis elle a fait de son homme un contribuable au service de l’État (ce que les rois n’avaient pu faire) et un soldat qui a le devoir de tuer ceux que l’État lui désigne, mais n’a plus le droit (qu’il avait sous les rois) de s’y refuser. La grande Révolution russe, qui voulait donner tout le pouvoir aux ouvriers, ne l’a donné en fait qu’aux potentats et bureaucrates du parti. Elle a retiré aux ouvriers jusqu’au droit de grève, et fusillé les marins de Cronstadt coupables d’avoir demandé de « participer aux décisions ».

La première révolution, bourgeoise, individualiste et capitaliste, a donc provoqué, un peu plus d’un siècle plus tard, une deuxième révolution, antibourgeoise, collectiviste et radicalement négatrice des droits de l’homme.

Toutes les deux, soit par l’État-nation et ses armées de masses, soit par l’État totalitaire et ses fonctionnaires militarisés, ont mené en fait à la guerre, d’abord nationale, puis mondiale. Toutes les deux ont prouvé que l’ambition révolutionnaire, même la plus pure, si elle s’instaure dans la violence et la terreur, est condamnée à produire un régime radicalement contraire à celui qu’elle rêvait : au lieu de l’égalité, la misère ouvrière, au lieu des libertés, les contraintes étatiques, et au lieu de la Dictature du Prolétariat, la dictature sur le prolétariat.

Changer de cap

On ne peut aller plus loin dans le sens des révolutions, parce que c’est le sens de la guerre, et que la guerre aujourd’hui, serait la guerre atomique, bactériologique et chimique — qui est autant dire la fin de l’humanité civilisée.

Mais puisqu’on ne peut poursuivre et qu’on ne peut pas non plus remonter le temps, il ne reste qu’une solution : changer de cap, aller ailleurs, naviguer vers d’autres étoiles. C’est ce que commencent à faire des millions d’hommes et de femmes de tous nos continents mais surtout de l’Europe (d’où le mal est venu) : ils se tournent vers une nouvelle évolution. Entre la gauche, la droite, et même le centre, le choix demeure pour eux secondaire. Car ils voient bien que les pays socialistes partagent avec les sociétés capitalistes exactement les mêmes « idéaux » de production et de consommation illimitées, de PNB sans cesse accru aux dépens du bonheur de vivre, et de gaspillage d’énergie payé au prix de nos libertés civiques.

De tous côtés montent lentement, avec l’immense et sereine puissance d’une germination universelle qui peut faire éclater les rochers, l’espérance et la volonté de ceux qu’on nomme un peu trop facilement « écologistes ». Ce sont en fait des citoyens et citoyennes qui découvrent qu’ils sont responsables de leur avenir, et qu’ils ne seront libres, en fait, que dans la mesure où ils cesseront de refuser leurs responsabilités concrètes dans l’évolution de nos sociétés.

Qu’ils soient préoccupés de protection de l’environnement naturel et urbain, de défense des minorités ethniques, raciales ou culturelles, de pouvoir régional, de droits de la femme, ou de la nécessité fondamentale de recréer un sens communautaire dans notre époque de foules solitaires, — ils sont tous les porteurs d’un mouvement profond qui peut, demain, balayer les oppositions de gauche et de droite au profit d’une société plus humaine et plus libérale, parce que chacun, en fait, sera plus responsable.

D’ores et déjà l’on peut prévoir l’avènement d’une révolution — ou d’une anti-révolution non violente et universelle, qui vaincra toutes les autres « après les avoir faites » comme disaient Aron et Dandieu dans un texte célèbre de 1934.

L’erreur fondamentale de Lénine a été la même que celle des jacobins, « prendre le pouvoir » tel qu’il est, au lieu de favoriser la naissance et l’invention de pouvoirs tout nouveaux, locaux et régionaux, petits, et donc possiblement démocratiques.

Créer des pouvoirs régionaux et de dimensions très restreintes : là-dessus se joue le sort de la paix, puisque la guerre dépend des grands et que réduire les chances de guerre, c’est réduire l’étendue et le pouvoir des grands.