« L’▶avenir, c’est notre affaire ! » (18 octobre 1977)bw bx
◀L’▶avenir est notre affaire : une affirmation, un titre, un livre-programme. Denis de Rougemont y établit ◀le▶ diagnostic des sociétés industrielles avancées. Il rappelle à chacun que ◀l’▶avenir est son affaire, et non celle d’une vague fatalité. Il en appelle à ◀la▶ liberté et au sens des responsabilités. Cet appel est apparemment entendu : ◀l’▶ouvrage est un succès public. Nous en avons parlé avec ◀l’▶écrivain dans sa demeure de Pouilly, en France : « ◀Le▶ pays dont je préfère me plaindre », comme il dit.
Quand quelqu’un prend ◀le▶ pouvoir, c’est ◀le▶ pouvoir qui ◀le▶ prend. Il suffit qu’un homme s’assoie dans ◀les▶ fauteuils de ◀l’▶État, qu’il utilise ◀les▶ téléphones de ◀l’▶État, pour qu’il parle aussitôt ◀la▶ langue de ◀l’▶État. Celle de ◀la▶ contrainte.
Assis près de ◀la▶ cheminée, dans sa pièce de travail, Denis de Rougemont forge prudemment ses phrases, comme on se fraie un chemin dans ◀la▶ forêt. Pas de formules toutes faites, pas de petits feux d’artifice : une démarche solide et rassurante.
En écrivant ◀L’▶Avenir est notre affaire , j’entendais faire ◀le▶ point de ◀la▶ situation. Je constate que cette situation est grave. On vient me dire, alors, que je suis pessimiste. Cela ne veut rien dire. Je ne dis pas que ◀l’▶asphyxie « naturelle » ou ◀le▶ cataclysme militaire sont inévitables. Je dis qu’il est de notre devoir de ◀les▶ éviter en changeant de cap. De notre devoir et dans nos possibilités…
Vous dites « changer de cap ». Vous évitez ◀le▶ terme : « révolution » ?
Ces révolutions qui nivellent…
Comme Lénine ◀le▶ constatait quelques mois avant de prendre ◀le▶ pouvoir, ◀les▶ révolutions entraînent toujours un renforcement de ◀l’▶État et de sa police. Il s’est chargé très rapidement de confirmer lui-même ce diagnostic. ◀La▶ « grande révolution » de France a permis de réaliser un nivellement sans précédent. En 1790, on traduisait encore ◀les▶ textes officiels de ◀la▶ Constituante en cinq langues « nationales », parmi lesquelles ◀le▶ breton, ◀le▶ flamand et ◀l’▶allemand. Non seulement ◀la▶ révolution s’est chargée de gommer cette diversité des peuples, mais encore ◀l’▶histoire officielle feint de ◀l’▶ignorer. ◀La▶ révolution de 1789 a créé ◀l’▶État-nation qui, ensuite, s’est répandu dans ◀le▶ monde. ◀La▶ révolution russe, elle, a créé ◀l’▶État-parti, qui concentre encore plus de moyens en un centre de décision encore plus réduit. Voilà pourquoi je me méfie des révolutions…
◀Le▶ « toujours plus » qui conduit à ◀l’▶absurde
J’aimerais ajouter que ◀l’▶État-nation, en invoquant ◀les▶ nécessités de ◀la▶ guerre, a permis ◀l’▶essor d’industries de plus en plus concentrées. ◀L’▶industrie lourde, dans ◀l’▶ensemble, était avant tout utile aux États, non aux peuples. ◀L’▶État-parti, qui domine à ◀l’▶Est, a suivi ◀la▶ même voie. C’est d’autant plus dangereux que ◀le▶ gigantisme économique, une fois mis en place, obéit à des impératifs de « toujours plus » qui conduisent à ◀l’▶absurde. D’autre part, ◀la▶ puissance, aux mains de gouvernements centraux de plus en plus éloignés de réalités populaires, entraîne ◀la▶ tentation de chercher dans des campagnes militaires un dérivatif aux tensions intérieures…
Politique de ◀la▶ personne (1934), Penser avec les mains (1936), Lettre ouverte aux Européens (1970), ◀L’▶Avenir est entre nos mains [sic] (1977) : il y a un fil conducteur qui relie ces œuvres. Comment voyez-vous votre propre évolution ?
Personnellement, je préfère mes textes plus poétiques, plus immédiats. Ceux réunis en 1968 sous ◀le▶ titre Journal d’une époque , par exemple. Je m’en sens plus proche que de ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident , en un sens. Mais ◀le▶ fil conducteur existe, dans ◀les▶ livres que vous citez. Lorsque ◀le▶ « mouvement personnaliste » fut lancé, nous savions déjà qu’on s’enfonçait dans un monde anonyme et artificiel, où ◀l’▶on créait de faux besoins, où ◀la▶ disparition de toute communauté véritable conduirait à des désastres politiques. Nous avons pris ◀le▶ parti de ◀l’▶homme, multiple et libre, face aux « systèmes ».
◀L’▶esprit jacobin
◀La▶ réalité s’est chargée de me confirmer dans ma voie. Lecteur en Allemagne, j’ai donné, en 1935 et 1936, un cours sur ◀la▶ littérature de ◀la▶ Révolution française. Je parle de tout cela dans mon Journal d’Allemagne . Des chemises brunes et des chemises noires aux premiers rangs, des textes révolutionnaires sous mes yeux : cela m’a appris beaucoup de choses. En fait, ◀les▶ nazis étaient des jacobins, ◀la▶ convergence était évidente. Et puis j’ai vu Hitler célébrer ◀le▶ culte nazi à ◀la▶ Festhalle de Francfort, j’ai vu, j’ai senti ce qu’il faut bien appeler ◀l’▶âme de ◀la▶ foule. Une fausse communauté née de ◀la▶ grisaille et de ◀l’▶anonymat. Quand j’en ai parlé en France, en 1936, ◀les▶ uns m’ont taxé de folie et ◀les▶ autres m’ont pris pour un agent allemand chargé de leur faire peur…
Ce qui est tragique, c’est que ◀l’▶esprit jacobin règne encore et qu’on omet soigneusement de montrer où il mène. On ne parle qu’en termes de croissance — un terme d’ailleurs employé à faux — de puissance, de grandeur. On oublie ce que j’appelle depuis toujours ◀l’▶individu libre et responsable.
Vous évoquez, dans votre livre, ◀les▶ nombreux mouvements populaires qui se sont créés au cours de ces dernières années. Vous ◀les▶ considérez comme ◀les▶ manifestations d’un refus de plus en plus répandu de cette démission générale dont est faite ◀la▶ « puissance » ?
Il y a des mouvements qui sont de tous ◀les▶ temps. ◀Les▶ « hippies », par exemple, dont ◀les▶ chroniqueurs du Moyen Âge nous offrent des portraits fidèles. Il y a également toujours eu des mouvements communautaires plus ou moins idéalistes. Mais aujourd’hui, nous assistons — également — à ◀l’▶émergence de quelque chose de neuf : des groupements prennent en main des intérêts précis, dans une région précise. Il me semble que c’est sérieux et encourageant. Voyez-vous : je me méfie des attaques frontales contre ◀l’▶État, qui renforcent toujours ce dernier. Je suis persuadé, en revanche, qu’une participation de plus en plus active aux intérêts de ◀la▶ communauté immédiate permettra de modifier ◀la▶ situation. Justement : ◀l’▶avenir est notre affaire.