La▶ fonction et ◀la▶ structure ◀de▶ ◀la▶ ville future (décembre 1977)by
1. Origine et fins ◀de▶ ◀la▶ ville
Création ◀de▶ ◀l’▶ère néolithique, ◀la▶ ville n’a guère plus ◀de▶ 9000 ans ◀d’▶âge : ◀de▶ Jéricho à Manhattan et Brasilia, son développement a été celui ◀de▶ ◀la▶ civilisation elle-même.
◀Le▶ Paradis était un jardin. Chassés ◀de▶ ce jardin ◀les▶ hommes errants et anxieux tentent d’abord ◀de▶ se bâtir une sécurité monumentale, un lieu où vivre ensemble, non « dispersés sur ◀la▶ Terre ». C’est ◀la▶ tour ◀de▶ Babel, mythe illustrant au mieux ◀le▶ destin ◀de▶ nos villes : ◀les▶ dimensions excessives ◀de▶ ◀l’▶œuvre, exigeant des équipes de plus en plus spécialisées, ◀d’▶où ◀la▶ multiplication des jargons et ◀l’▶oubli des finalités communes, qui font échouer ◀l’▶entreprise dans ◀l’▶anarchie et ◀la▶ dispersion.
◀Les▶ hommes ne cesseront pourtant pas ◀de▶ bâtir des villes, d’abord modestes et mesurées : ◀la▶ polis grecque, ◀la▶ cité du Moyen Âge ; puis toujours plus vastes, populeuses, élevées, gigantesques et finalement invivables et non viables : dernier tiers du xxe siècle.
◀La▶ conclusion ◀de▶ ◀l’▶aventure est décrite par ◀la▶ Bible, non comme un retour au jardin primitif, mais (après ◀la▶ chute ◀de▶ « Babylone », modèle ◀de▶ ◀la▶ ville dé-mesurée) comme ◀la▶ transfiguration ◀de▶ ◀la▶ ville à « mesure ◀d’▶homme » qui devient « mesure ◀d’▶ange » (Apoc – 21,17.) C’est ◀la▶ « nouvelle Jérusalem », ◀la▶ ville sainte gui descend du Ciel « préparée comme une épouse », et qui n’a besoin « ni du Soleil ni ◀de▶ ◀la▶ Lune pour ◀l’▶éclairer, car ◀la▶ gloire ◀de▶ Dieu ◀l’▶éclaire ». Ainsi ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶homme n’est pas ◀le▶ « retour à ◀la▶ Mère Nature », mais ◀la▶ transfiguration ◀de▶ ◀la▶ société humaine, c’est-à-dire ◀la▶ personne réalisée dans ◀la▶ communauté.
2. Pourquoi des villes ?
Parce que ◀les▶ hommes ont besoin ◀de▶ vivre ensemble et tendent vers ◀la▶ libre communauté des personnes. Mais que signifie vivre ensemble ? C’est : dialoguer, se concerter, s’aider mutuellement, se rencontrer, s’aventurer, se perdre et se trouver parmi ◀les▶ autres, s’opposer sur ◀les▶ moyens et s’unir sur des finalités communes… Ce n’est pas se trouver juxtaposés, mais vivre en relations dans une orientation commune. Cette finalité implique des conditions, dicte certaines « mesures ».
Pour Aristote, ◀la▶ vraie cité, conviviale, est celle où tout le monde pourrait se connaître : cela limite ◀le▶ nombre des habitants. Quant à son étendue : ◀le▶ rayon ◀de▶ ◀la▶ cité ne devrait pas excéder ◀la▶ portée ◀de▶ ◀la▶ voix ◀d’▶un homme criant sur ◀l’▶agora. Pour Platon, ◀la▶ cité idéale devrait compter 5040 citoyens libres, c’est-à-dire environ 50 000 habitants (avec ◀les▶ femmes, ◀les▶ enfants, ◀les▶ métèques et ◀les▶ esclaves). Dans ◀les▶ deux cas, ◀l’▶indicateur principal ou « mesure » est ◀le▶ produit nombre-étendue, limité ◀de▶ telle sorte que ◀la▶ communauté civique puisse fonctionner. Car une fois dépassées ◀les▶ mesures optimales du nombre et ◀de▶ ◀l’▶étendue, ◀les▶ raisons ◀d’▶être ◀de▶ ◀la▶ cité ne tardent pas à s’obscurcir, jusqu’à se perdre : leçon du mythe ◀de▶ Babel.
Au xixe siècle, ◀l’▶industrie attirant ◀la▶ population des campagnes, puis au xxe siècle, ◀l’▶auto et ◀le▶ métro permettant ◀de▶ grandes distances entre ◀le▶ logis et ◀l’▶usine, ont fait surgir ◀les▶ « villes tentaculaires », dix fois ou cent fois plus peuplées que ◀les▶ capitales du xviiie siècle. Et certains sociologues affirmaient naguère encore qu’à ◀la▶ fin du siècle, quatre cinquièmes ◀de▶ ◀l’▶humanité s’entasseraient dans des villes de plus ◀de▶ 5 millions ◀d’▶habitants.
3. Crise et réaction actuelles
Mais déjà, cent-cinquante ou cent ou quatre-vingts ans après ◀la▶ naissance des villes industrielles (Midlands, puis Ruhr, puis Grands Lacs), soixante ans après ◀l’▶irruption des premières mégalopoles ◀de▶ béton, modèle Manhattan, une réaction générale se déclare dans ◀le▶ monde entier, provoquée non par quelque sagesse mais par ◀la▶ crainte ◀de▶ voir ◀les▶ mécanismes urbains se bloquer ◀d’▶une manière dramatique à bref délai. Énumérons quelques symptômes.
1. ◀Les▶ mégalopoles du type New York « ne sont plus gouvernables » (maire L. Lindsay). Elles sont menacées ◀de▶ faillite (New York dès 1976, mais aussi ◀les▶ plus grandes villes françaises, et Londres, etc.).
2. ◀Les▶ grandes villes sont des exemples ◀de▶ contre-productivité. (Plus il y a ◀de▶ véhicules, plus ◀le▶ trafic ralentit.) Elles illustrent ◀la▶ loi des rendements décroissants. (Une amélioration ◀de▶ 1 % coûte x ; ◀de▶ 2 %, 4 x ; ◀de▶ 3 %, 8 x ; ◀de▶ 10 %, 1024 x…).
3. Elles sont ◀les▶ machines ◀les▶ plus énergivores du monde. (Rien de plus vorace en électricité qu’une tour ◀de▶ 40 étages.)
4. Elles sont ◀les▶ lieux ◀les▶ plus pollués du monde : air, eau, bruit.
5. Parce que ◀les▶ hommes y sont trop serrés, — et parce qu’ils ne s’y sentent pas libres, n’ayant plus ◀la▶ possibilité ◀d’▶être responsables, ◀les▶ grandes villes sont devenues des milieux ◀d’▶agressivité généralisée, ◀de▶ délinquance et ◀de▶ criminalité directement proportionnelles aux dimensions (nombre des habitants, hauteur des constructions).
6. Pour toutes ces raisons, ◀les▶ grandes villes sont aujourd’hui des machines à dissocier toute communauté vivante pour en faire une collectivité inerte ; à remplacer ◀la▶ solidarité par ◀l’▶alignement et ◀l’▶impôt, ◀les▶ relations entre prochains par ◀la▶ proximité forcée, ◀la▶ solitude féconde par ◀la▶ relégation dans ◀l’▶indifférence, ◀le▶ quant-à-soi par ◀l’▶égoïsme hargneux. Etc., etc.
On ne peut plus continuer dans ◀les▶ mêmes directions. Alors, vers quoi faut-il aller ?
4. ◀L’▶option fondamentale du siècle
Au dernier quart du xxe siècle, ◀la▶ société occidentale atteint ◀le▶ point où ◀la▶ seule question décisive, dans la plupart des grandes affaires publiques — industrie, énergie, transports, recherche scientifique, et plus spécialement urbanisme — est ◀de▶ savoir si ◀l’▶on va repartir ◀de▶ ◀l’▶homme et ◀de▶ ses besoins fondamentaux, ou continuer à partir de ◀la▶ technique et ◀de▶ ses « impératifs » allégués par ◀les▶ promoteurs et ◀les▶ ministres dont ils sont ◀les▶ experts.
Faut-il soumettre ◀l’▶homme aux structures technologiques ◀de▶ ◀la▶ cité, ou ◀l’▶inverse ? Est-il vraiment « temps que Paris s’adapte à ◀l’▶automobile » (Georges Pompidou) ou au contraire que ◀l’▶auto soit détournée du cœur ◀de▶ ◀la▶ capitale, pour lui permettre ◀de▶ se ranimer civiquement ?
5. ◀La▶ ville ◀de▶ demain
◀La▶ ville ◀de▶ demain n’aura plus à répondre aux « impératifs techniques » des promoteurs, ni aux « nécessités économiques » des ministres, mais au besoins humains des citoyens, qui constituent ◀l’▶impératif prioritaire, que ◀les▶ technologies doivent servir. Pratiquement :
1. Dans ◀les▶ rues ◀de▶ ◀la▶ polis grecque et sur son agora se formait ◀l’▶opinion, se discutaient ◀les▶ lois. En toutes provinces européennes, ◀de▶ Grenade à Riga, ◀d’▶Édimbourg à Athènes, et ◀de▶ Palerme à Stockholm, ◀la▶ place centrale — piazza, plaza, praça, Platz, plein, square — dérivée ◀de▶ ◀l’▶agora et du forum, a été ◀le▶ lieu politique par excellence — ◀le▶ sénat et ◀le▶ parlement n’étaient que délégations du forum. Là s’exerçait au maximum ◀la▶ participation civique. ◀Le▶ temple antique puis ◀l’▶église, ◀l’▶hôtel de ville ou mairie, ◀les▶ portiques anciens ou nos cafés propices aux échanges ◀d’▶opinion, ◀de▶ nouvelles et plus tard à ◀la▶ lecture ◀de▶ ◀la▶ presse, ◀l’▶école, ◀le▶ théâtre, ◀le▶ marché au milieu : toutes ◀les▶ tensions entre ces entités qui font ◀la▶ société européenne se concrétisent sur ◀la▶ place. Aujourd’hui ◀les▶ autos et leurs parkings en chassent ◀les▶ hommes, dégradant ainsi ◀les▶ bases mêmes ◀de▶ ◀la▶ démocratie. Il faut rendre ◀les▶ rues et ◀les▶ places non seulement aux piétons, aux badauds, mais aux citoyens. Et il faut composer dans ◀les▶ quartiers des grandes villes ◀l’▶équivalent moderne ◀de▶ ◀la▶ place, par ◀les▶ systèmes ◀de▶ vidéo en circuit fermé (ex. canadiens).
2. Réduire ◀les▶ mégalopoles à des cités « à mesure ◀d’▶homme » ne peut se faire que par leur division en municipalités ◀de▶ quartiers. Et cela suppose d’abord ◀l’▶action éducative ◀d’▶associations telles que ◀les▶ Community Planning Boards (CPB) ◀de▶ New York, ou ◀les▶ Groupes ◀d’▶action municipale (GAM) en France. Action morale, action civique d’abord, avant toute traduction en mesures architecturales ou techniques.
3. Dans ◀les▶ pays à forte progression démographique, créer ◀de▶ nouvelles villes ◀de▶ 50 à 100 000 habitants selon ◀le▶ nombre proposé par Platon, repris aujourd’hui par C. Doxiadis, et par ◀les▶ architectes ◀de▶ ◀la▶ cité idéale ◀d’▶Auroville (Inde).
4. Diminuer ◀le▶ nombre des étages, puisqu’il est démontré que ◀le▶ taux ◀de▶ délinquance leur est proportionnel. Supprimer ◀les▶ tours énergivores. Interdire ◀le▶ gaspillage ◀d’▶électricité : éclairage excessif, publicité, chauffage, conditionnement ◀de▶ ◀l’▶air, ascenseurs, etc.
5. Multiplier ◀les▶ transports en commun gratuits, et fermer ◀le▶ centre aux autos.
6. Poser comme principe ◀de▶ méthode que refaire des villes viables et vivables, ce n’est pas une question ◀d’▶architecture ni ◀de▶ technologie au premier chef, mais c’est d’abord une question ◀de▶ civisme. Seuls, ◀les▶ conseils élus, débattant publiquement doivent en élaborer ◀les▶ directives et surveiller ◀les▶ plans, pour ◀les▶ soumettre ensuite au choix ◀de▶ ◀la▶ population. « ◀L’▶enquête publique » doit cesser ◀d’▶être ◀le▶ secret ◀d’▶État ◀le▶ mieux gardé : elle doit devenir ◀l’▶école pratique du civisme.
Nous avons aujourd’hui ◀les▶ villes que leurs habitants ont subies, qui ont été faites pour ◀le▶ profit ◀de▶ quelques-uns, avec ◀l’▶aide forcée ◀de▶ tous ◀les▶ contribuables qui avaient oublié ◀d’▶être des citoyens. Nous aurons, demain — c’est mon vœu, et celui ◀de▶ ce congrès je ◀l’▶espère — ◀les▶ villes que leurs citoyens actifs auront voulues et mesurées pour ◀le▶ mieux-être ◀de▶ tous, et pour que toujours plus ◀d’▶hommes et ◀de▶ femmes, devenant plus responsables ◀de▶ leur ville, y soient par conséquent plus libres.