(1977) Articles divers (1974-1977) « Souvenir de 1938 (1977) » pp. 51-53

Souvenir de 1938 (1977)z

Je venais d’entendre, à Venise, Honegger diriger son Nocturne et je m’étais dit : Voilà celui pour qui je voudrais écrire quelque chose. À peine de retour en Suisse, on m’offre de composer un Festspiel pour l’« Expo » nationale de 1939. La guerre paraissait imminente, j’étais en train de sortir mes uniformes d’une malle. Je ne trouvais pas de « sujet national » à la mesure des événements — et de la scène dont j’avais vu les plans : trente-cinq mètres de large, trois niveaux, point de décors ni de rideau, devant une salle de dix mille places. Je demandais quelques jours « pour réfléchir » et n’en fis rien, certain qu’avant le terme fixé, la catastrophe réglerait tout. Sur quoi, le 28 septembre vers 17 h, un coup de téléphone m’annonce Munich30 : « C’est la paix ! », me dit-on. (On le croyait ce jour-là !) C’est aussi toute la vie qui se reprend à vivre, les délais à courir, le sujet à me fuir… Le matin même, sans raisons apparentes, on m’avait remis une biographie nouvelle de Nicolas de Flüe. J’en avais parcouru distraitement quelques pages. L’image scolaire que je gardais de cet ermite du xve siècle était bien pâle. Mais ce jour-là, je reprends le livre et je découvre un personnage fascinant. Mystique, naïf, au bord de l’hérésie, exerçant, de son ermitage dans les Alpes, un empire étendu et profond sur l’esprit de ses compatriotes, s’il a prévenu in extremis la guerre entre les cantons suisses, c’est par l’autorité que sa vie d’ascète donne au message secret qu’il envoie à la Diète, et dont on ne connaît que le résultat : la paix sauvée, « comme par miracle », disent les témoins…


Et soudain un contact s’établit, le passé se charge de l’émotion présente et lui prête en retour une dimension nouvelle, comme si c’était le message du Solitaire qui venait de suspendre nos destins ! Cette menace, cette attente au bord du gouffre, cette minute où, retenant son souffle, le peuple attend l’annonce fatidique, et tout d’un coup, à grandes volées, les cloches de la délivrance : c’est cela que l’Europe vient de vivre ! Nuit blanche. Trois actes se composent.

Au matin j’ai tout le plan de la pièce et j’en ai vu le paradoxe essentiel : peupler et animer une scène immense autour d’un seul personnage important, le Solitaire par excellence ! Revenir au théâtre grec, avec son chœur ? Ce serait la solution formelle ; encore faudrait-il l’adapter à la structure chrétienne du sujet. Je songe alors au style monumental des prophètes et des psalmistes. Nul autre ne possède, dans notre tradition, cette violente simplicité qui peut s’adapter à la fois à la déclaration d’un chœur en marche et au dialogue du drame civique et spirituel.

Tout cela crée l’appel au musicien — et celui-ci ne peut être qu’Honegger.

Je vais le voir à Paris. Je ne le connaissais pas. En pleine gloire, à 46 ans, il vient d’écrire Jeanne au bûcher avec Claudel. De quinze ans son cadet, inconnu du grand public, je ne lui apporte rien qu’une commande peu munificente. Je lui en résume les données, j’esquisse la structure de la pièce, suggérée par celle de la scène, et les ressources du canton qui patronnera l’œuvre : une compagnie de théâtre d’amateurs et deux petits chœurs à Neuchâtel, un grand chœur et une fanfare à La Chaux-de-Fonds, 400 figurants fournis par diverses sociétés, et l’on fabriquera les costumes à domicile. Je tombe bien, Honegger vient d’écrire que la seule forme théâtrale à laquelle il croit pour l’avenir est « celle qui arrive à grouper toute une population ». C’est donc oui, et l’on se met au travail dès novembre. En janvier, tout sera terminé.

Mais un soir d’août 1939, à La Chaux-de-Fonds, assistant pour la première fois à une répétition des chœurs — et ce sera la dernière : la guerre est pour demain — je me sens littéralement transporté ! Voici chanté, clamé ou soutenu par le chœur, au sublime de la précision dans le sentiment, non seulement mon texte, mais tout ce que j’ai pensé, arrière-pensé en l’écrivant et renoncé à y mettre faute de mots… Et surtout, l’arrière-plan religieux de ma « Légende dramatique » est révélé tantôt par un lyrisme aérien, alpestre, cristallin, comme dans le chœur fugué : « Étoile du matin ».


Plus tard, je lui ai demandé le secret de cette divination spirituelle, et il m’a dit modestement : « J’apprends par cœur les paroles, et puis je me les répète continuellement, dans mon atelier, dans la rue, en conduisant ma Bugatti. Jusqu’à ce que la mélodie sorte des paroles. »

Cette espèce d’harmonie préétablie, comment ne pas admettre après coup qu’elle ait gouverné dans le fait plusieurs séries de « hasards objectifs », comme dit Breton, et tiré bon parti de leur convergence avec l’événement historique, pour aboutir à notre oratorio, puis en 1945 à son exécution au Vatican, lors des fêtes de la canonisation (combien tardive) de Nicolas, premier saint suisse, célébrée par deux protestants !

Deux opinions contradictoires, et une troisième

On a écrit que si l’oratorio Nicolas de Flüe « n’est pas devenu populaire » c’est que « ce pacifiste était inopportun en un moment où il s’agissait de résister au national-socialisme ». (Prof. J. de Salis.)

En revanche, recevant l’auteur du texte au Cercle de la Presse de Genève, en 1947, C. A. Loosli citant la « Légende dramatique » s’écriait : « Dans la bataille pour la défense spirituelle de la Suisse que nous avons livrée pendant la guerre, votre œuvre avait pour nous la valeur d’un corps d’armée ! »

Il se peut que les deux jugements soient justes. Ce qui est certain, c’est que l’homme de la paix est seul capable de gagner ce que toute guerre, même victorieuse, perd à coup sûr : les raisons d’être d’une communauté d’hommes libres.

Au surplus, la musique d’Honegger reste en dehors — au-dessus — de ce débat. Ansermet disait des petits chœurs d’anges ou d’enfants de Nicolas de Flüe : « Honegger a touché là les sommets de son lyrisme. »