Le▶ Jura libre à ◀l’▶heure des régions (1978)b
Si ◀l’▶on n’est pas né Jurassien, si ◀l’▶on n’a pas ◀de▶ raisons déraisonnables, intéressées au sens vital, émotives, indicibles et donc vraiment sérieuses, ◀de▶ prendre tel ou tel parti dans ◀la▶ profonde, longtemps sourde et tout ◀d’▶un coup coléreuse délibération en cours chez ◀les▶ habitants des vallées et des plateaux ◀de▶ ce pays, comment se former un jugement sain sur « ◀le▶ problème jurassien » ? Essayons ◀de▶ situer ◀le▶ litige dans ◀l’▶espace et ◀le▶ temps ◀d’▶aujourd’hui, c’est-à-dire dans ◀la▶ problématique du continent européen et ◀de▶ ce dernier tiers du xxe siècle.
I. ◀Le▶ cadre européen
◀L’▶évolution ◀de▶ nos pays vers une fédération européenne, depuis trente ans, ne cesse ◀de▶ devenir plus urgente, mais illustre en même temps ◀la▶ croissance zéro. Depuis trente ans que nos chefs d’État proclament qu’elle est une question ◀de▶ vie ou ◀de▶ mort, notre union n’a cessé ◀de▶ ne pas avancer. ◀La▶ cause ◀de▶ ce « sur place » désespérant est très facile à définir : c’est ◀la▶ prétention des États à ne rien abandonner ◀de▶ leur souveraineté illimitée. Comment s’unir dans ◀de▶ telles conditions ? Vouloir fonder ◀l’▶Europe des États, c’est prétendre fonder ◀l’▶union sur ◀les▶ obstacles mêmes à toute espèce ◀d’▶union. C’est tenter ◀de▶ fédérer des facteurs ◀de▶ division. C’est ◀le▶ type même ◀de▶ ◀l’▶énoncé contradictoire, comme disent ◀les▶ logiciens. Autant parler ◀d’▶un cercle carré, ou ◀d’▶une amicale des misanthropes.
D’ailleurs, cette souveraineté est de plus en plus illusoire. En effet :
— Aucun ◀de▶ nos pays ne peut assurer seul sa sécurité, sa défense sur ce continent ◀le▶ plus vulnérable qui soit à une guerre atomique, à cause de ◀la▶ densité ◀de▶ son peuplement, ◀de▶ son urbanisation.
— Aucun ◀de▶ nos pays ne peut assurer seul sa prospérité matérielle : ◀l’▶économie ◀de▶ ◀l’▶Europe, suspendue tout entière au pétrole, s’est rendue absurdement vulnérable aux caprices ◀de▶ quelques émirs. Aucun ◀de▶ nos pays n’a ◀les▶ matières premières nécessaires à son industrie : ◀le▶ tiers-monde ◀les▶ détient presque toutes et supporte ◀de▶ moins en moins qu’elles soient pillées à ◀l’▶épuisement par nous. Et ainsi ◀de▶ suite.
Bref, nous voici devant une contradiction irréductible et qui définit en peu de mots ◀la▶ situation présente du Vieux Continent : il est vital ◀de▶ faire ◀l’▶Europe, mais il est impossible ◀de▶ ◀la▶ faire sur ◀la▶ base des États souverains.
On demandait à l’un des hommes politiques ◀les▶ plus adroits ◀de▶ ◀la▶ France actuelle : — Devant un problème sans issue, que faites-vous ? Il répondait : — Je ◀le▶ complique !
Ma manière à moi ◀de▶ compliquer ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶union européenne, c’est ◀d’▶orienter ◀l’▶effort ◀de▶ création et ◀d’▶imagination des Européens vers ce qu’il y a chez nous de plus complexe mais aussi de plus humain : ◀les▶ communautés locales et régionales : celles qui ont été ◀les▶ bases du fédéralisme suisse dès ◀le▶ xiiie siècle ; celles qu’il faut restaurer dans tous nos pays, si nous voulons sortir du dilemme tragique : Europe à faire (sinon nous serons colonisés par ◀l’▶Est ou ◀l’▶Ouest, ou ◀les▶ deux à la fois) — Europe impossible à faire (à cause des prétentions exorbitantes ◀de▶ ◀l’▶État-nation à souveraineté illimitée dans sa frontière omnivalente).
Point ◀de▶ régions sans ◀l’▶Europe, ni ◀l’▶inverse
Que dire en quelques phrases des régions ? Sinon qu’elles se révèlent nécessaires, dans tous nos pays, pour répondre aux besoins culturels, ethniques, économiques, écologiques et sociaux ◀de▶ ◀l’▶Européen, en cette fin du xxe siècle. Et qu’elles sont devenues sujettes à la fois ◀d’▶études et ◀d’▶action dans ◀le▶ même temps que ◀la▶ fédération continentale s’avérait nécessaire pour ◀la▶ survie ◀de▶ ◀l’▶Europe.
C’est un fait facilement vérifiable que ◀le▶ concept ◀de▶ régions autonomes a pris consistance en même temps que ◀le▶ programme ◀de▶ dévalorisation progressive des frontières stato-nationales dans ◀le▶ Marché commun. (La première « Conférence sur ◀les▶ économies régionales » s’est tenue à Bruxelles en 1960.) Régions et fédération continentale naissent ◀d’▶un même mouvement, répondent aux mêmes défis, et ne peuvent se développer qu’en interaction. Car s’il est impossible ◀de▶ baser ◀la▶ fédération européenne sur ◀les▶ États-nations centralisés qui ◀la▶ refusent au nom de leur souveraineté, comme ils refusent ◀les▶ régions et pour ◀les▶ mêmes raisons, c’est sur ◀les▶ régions seules que pourra se fonder ◀la▶ fédération, et c’est ◀la▶ fédération seule qui pourra garantir ◀l’▶autonomie des régions.
Résumons-nous : il faut faire ◀les▶ régions parce qu’il faut faire ◀l’▶Europe, et parce qu’on ne pourra faire ◀l’▶Europe qu’en dépassant, à la fois par en haut et par en bas, ◀l’▶obstacle majeur ◀de▶ ◀l’▶État-nation.
Mais en retour, il faut faire ◀l’▶Europe parce qu’il faut faire ◀les▶ régions.
Finalités ◀de▶ ◀la▶ région
En effet, ◀les▶ régions doivent être définies comme des espaces ◀de▶ participation civique où ◀la▶ personne trouve ◀la▶ possibilité ◀de▶ s’épanouir dans ses dimensions ◀de▶ liberté et ◀de▶ responsabilité — à la fois solitaire et solidaire — et peut donc manifester sa vocation unique dans ◀la▶ communauté, hors de laquelle elle ne saurait subsister bien longtemps, ni physiquement ni culturellement.
Mais si ◀la▶ fin suprême ◀de▶ toute société est ◀la▶ liberté des personnes, non ◀la▶ puissance ◀d’▶une collectivité, il devient clair que ◀la▶ région conduit plus sûrement à cette fin que ◀la▶ fédération continentale, qui en reste cependant ◀le▶ moyen ou ◀la▶ condition nécessaire.
Et si ◀l’▶Europe fédérée ne représente pas ◀la▶ réponse au grand appel communautaire qui s’élève des masses comme des élites occidentales au xxe siècle, elle ne vaut pas ◀la▶ peine ◀d’▶être faite, et au surplus, elle ne sera jamais faite.
II. Nécessité fédéraliste du Jura
◀La▶ dialectique fédération-régions dépassant doublement ◀l’▶État-nation par en haut et par en bas, s’est déclarée un peu partout en Europe au lendemain ◀de▶ ◀la▶ Seconde Guerre mondiale. Il était à prévoir qu’elle affecterait ◀les▶ « unités » politiques constituées aux siècles précédents non point par libre adhésion et confédération ◀de▶ leurs habitants, mais par ◀le▶ moyen ◀de▶ traités ou ◀de▶ conquêtes militaires, ◀de▶ donations globales ou ◀d’▶annexion pure et simple.
◀Les▶ Ligues grisonnes, avec leurs diversités inégalées ◀de▶ langues1, ◀de▶ coutumes, et plus encore : avec leurs 219 autonomies communales, exemplifient sans doute ◀l’▶extrême jamais atteint du fédéralisme authentique, je veux dire du respect des différences en tant que telles. ◀La▶ Ligue ◀de▶ ◀la▶ Maison-Dieu, ◀la▶ Ligue grise et ◀la▶ Ligue des Dix-Juridictions s’unirent librement en 1471, et n’ont pas eu depuis ce temps ◀de▶ problèmes majeurs ◀de▶ vie confédérale.
À l’autre extrême, ◀le▶ peuple jurassien s’est vu quatre fois dans ◀l’▶histoire légué, concédé, annexé, rattaché sans consultation à des pouvoirs extérieurs à son domaine territorial ou linguistique. ◀La▶ dialectique fédération-région devait donc ◀l’▶affecter tôt ou tard et ◀le▶ rendre à lui-même dans un ensemble, garant ◀de▶ son autonomie.
Et c’est bien cela qui s’est produit dans ◀l’▶espace ◀d’▶une génération, ◀de▶ 1947 à 1977, tandis que simultanément, à ◀la▶ faveur des premiers accords (si prometteurs) du Marché commun, naissait ◀la▶ problématique des régions économiques ◀de▶ ◀l’▶Europe des Six, puis des Neuf, et s’annonçait par quelques plasticages ◀la▶ revendication des régions ethniques, ◀de▶ ◀l’▶Écosse à ◀la▶ Catalogne par ◀le▶ pays de Galles, ◀la▶ Bretagne et ◀l’▶Euskadi ; et ◀de▶ ◀l’▶« Alpazur » (Nice-Cunéo-Imperia) à ◀la▶ région ◀de▶ Trieste-Gorizia-Ljubljana par ◀l’▶Arc alpin, ◀le▶ Val ◀d’▶Aoste, ◀le▶ Tyrol du Sud. Sans compter ◀les▶ quelque vingt régions transfrontalières qui sont en train de se constituer, du Schleswig-Holstein par ◀la▶ Frise et ◀le▶ Rhin jusqu’à Bâle, et ◀de▶ Genève à Nice.
« Non, Sire, ce n’est pas une émeute ! C’est une Révolution ! » (C’est-à-dire ◀l’▶instauration ◀d’▶un nouvel ordre dans ◀les▶ relations civiques, sociales et politiques.)
Or il advint que ◀le▶ mariage « arrangé » du Jura et ◀de▶ Berne s’aigrit. Des escarmouches accidentelles puis quotidiennes, des conflits passagers puis chroniques, on en vint aux menaces ◀de▶ divorce, puis au fait, désormais accompli.
Ce qui n’était pas conforme à ◀la▶ loi organique ◀de▶ libre formation des Ligues suisses, ce qui devait être rectifié en vertu d’une loi organique, ◀l’▶est désormais. ◀La▶ naissance du canton du Jura est dans ◀le▶ droit fil du fédéralisme suisse. Mais elle représente par rapport à ◀l’▶évolution sociale, politique et même économique ◀de▶ cette fin du xxe siècle, quelque chose ◀de▶ relativement anachronique.
III. Au-delà du séparatisme
À ◀la▶ création du canton du Jura, chaque Suisse se doit ◀d’▶applaudir ◀de▶ tout cœur, en tant que citoyen ◀d’▶une Confédération garante des libertés, donc des autonomies.
Mais cette victoire, si typiquement fédéraliste, sur ◀l’▶esprit ◀d’▶uniformité (tant culturelle et coutumière que politique) et sur ◀la▶ volonté ◀d’▶imposer à autrui sa propre loi, cette victoire ne sera confirmée que dans ◀la▶ mesure où elle permettra ◀d’▶aller plus loin, et tout d’abord ◀de▶ regarder au-delà ◀de▶ cette étape, enfin gagnée.
Certes, il eût été vain ◀de▶ parler ◀de▶ dépassement ◀d’▶un régime si longtemps désiré, tant que ◀l’▶on restait parmi ◀les▶ seuls à ne ◀l’▶avoir point encore réalisé. Mais une fois cela fait, s’y arrêter trop serait en perdre ◀le▶ bénéfice. Car en comblant un retard sur ◀l’▶Histoire de plus en plus mal supporté et ressenti comme injustice, ◀la▶ victoire des séparatistes jurassiens a rejoint ◀l’▶ère cantonale, celle des petits États souverains où la plupart des autres Suisses s’étaient installés depuis longtemps, et au plus tard depuis 1848. Mais c’est ◀l’▶ère des régions qui s’ouvre à nous, Européens ◀de▶ ◀la▶ fin du xxe siècle.
Se donner comme une tâche prioritaire ◀de▶ « compléter » — par une espèce ◀d’▶irrédentisme — ◀le▶ processus ◀de▶ formation ◀de▶ ◀l’▶État territorial souverain qu’on vient de fonder, et poser ◀d’▶entrée ◀de▶ jeu ◀le▶ problème ◀de▶ ses frontières, par là même ◀les▶ durcir et en exalter ◀l’▶importance, quand toute ◀l’▶évolution profonde du temps2 tend au contraire à ◀les▶ rendre insensibles, serait commettre en bonne doctrine fédéraliste, une double erreur.
Ce serait d’abord tenter ◀de▶ fixer ◀l’▶évolution ◀de▶ ◀la▶ nouvelle entité jurassienne au stade d’ores et déjà anachronique ◀de▶ ◀l’▶État souverain tout homogène et uniformisant, celui précisément que nous avons dit plus haut mis en question dans ◀le▶ cadre européen par ◀les▶ nécessités ◀de▶ ◀l’▶union politique, du libre essor culturel des régions, ◀de▶ ◀l’▶économie industrielle en pleine crise, finalement ◀de▶ ◀la▶ paix, et donc très concrètement, dans notre ère atomique, ◀de▶ ◀la▶ survie ◀de▶ ◀l’▶espèce.
Et ce serait manquer ◀la▶ chance nouvelle ◀d’▶inventer un modèle ◀d’▶avenir : celui ◀d’▶une communauté non étatique et pluraliste ; non définie par ses contours bornés mais bien par ses contenus variés ; et faisant ◀de▶ ses différences non des causes ◀de▶ conflits et ◀de▶ ruptures, mais bien des occasions ◀de▶ tensions créatrices, ◀d’▶émulation, ◀d’▶échanges imprévus…
◀La▶ séparation, au niveau cantonal, était une nécessité : il fallait rattraper ◀l’▶Histoire dans ◀l’▶ensemble confédéral. Voilà qui est fait, et qu’il serait insensé ◀de▶ ne pas reconnaître et proclamer par un vote unanime du peuple et des cantons.
Il s’agira demain ◀de▶ ne s’attacher ni trop passionnément ni trop longtemps à une formule ◀d’▶État cantonal unitaire qui risquerait ◀de▶ faire prendre au jeune canton un nouveau retard sur ◀l’▶évolution générale, cette fois-ci sur ◀l’▶Europe des régions.
◀La▶ possibilité, voire ◀la▶ nécessité qui s’ouvre désormais aux deux Jura, c’est celle ◀d’▶une expérience passionnante ◀de▶ fédéralisme intégral et ◀de▶ pluralité des allégeances, par-delà ◀les▶ frontières (quand elles sont arbitraires) vers de plus grandes régions (qui pourraient englober, selon ◀les▶ fonctions, ◀la▶ Romandie, ◀la▶ Franche-Comté ou ◀les▶ voisins alémaniques), vers ◀l’▶ensemble confédéral, et enfin vers ◀l’▶Europe unie dans ◀la▶ richesse inégalée ◀de▶ ses diversités et dans son ouverture au Monde.