Débat sur la▶ voiture dans ◀la▶ société moderne (février 1978)an
Dans moins ◀de▶ deux semaines ◀le▶ Salon ! Genève avant ◀le▶ printemps redevient ◀la▶ capitale mondiale ◀de▶ ◀l’▶automobile. Mais ◀la▶ voiture en 1978, loin ◀d’▶être un simple objet ◀de▶ consommation, figure au cœur ◀de▶ presque tous ◀les▶ grands débats politiques. Rien que pour ◀les▶ votations du 26 février prochain, deux sujets sur six ◀la▶ concernent directement (aménagement ◀de▶ ◀la▶ place Cornavin et initiative Franz Weber).
Que ◀l’▶on parle ◀d’▶aménagement du territoire, ◀de▶ reconstruction ◀de▶ quartiers, ◀de▶ construction ◀de▶ parking, ◀de▶ problèmes ◀de▶ santé ou ◀de▶ chômage, en ville, ◀la▶ voiture est là, avec ses partisans et ses détracteurs. Voiture fonctionnelle, voiture-évasion, voiture-gadget, voiture polluante, voiture-ras-le-bol, elle est tout cela à la fois. Mais n’être qu’utilitaire et discrète, elle n’y parvient plus.
« C’est devenu une véritable guerre ◀de▶ religion », s’exclamait une des personnalités que nous avions conviées à notre table ronde.
◀De▶ toute évidence, que ◀l’▶on y soit favorable ou non, il faut reconnaître que ◀la▶ voiture a très largement débordé ◀le▶ cadre social, économique et politique qui lui avait été fixé au départ. Pour faire ◀le▶ point sur ◀la▶ « voiture dans ◀la▶ société moderne », nous avons demandé à quatre personnalités ◀de▶ venir à notre rédaction débattre du sujet, qu’elles connaissent toutes pour ◀l’▶avoir étudié à fond, bien que sous des angles différents :
Denis de Rougemont, président du Centre européen de la culture, professeur à ◀l’▶Institut universitaire ◀d’▶études européennes, parallèlement à une œuvre extrêmement importante, étudie depuis plus ◀de▶ cinquante ans ◀le▶ phénomène ◀de▶ ◀la▶ voiture. Dans son tout dernier livre, ◀L’▶Avenir est notre affaire , il lui a consacré un chapitre intitulé : « Première histoire ◀de▶ fous : ◀la▶ voiture. »
François Peyrot, ancien conseiller ◀d’▶État, président du Salon international ◀de▶ ◀l’▶automobile ◀de▶ Genève, tout en ne niant pas certains inconvénients qui se rattachent à ◀la▶ voiture, n’en demeure pas moins un farouche partisan. Sur le plan social, parce qu’il estime qu’elle nous rapproche ◀les▶ uns des autres, sur le plan économique, parce qu’elle dispense un travail à des millions ◀de▶ gens.
Jean Kräyenbühl est notre ingénieur ◀de▶ ◀la▶ circulation à Genève. Avant ◀d’▶être pour ou contre ◀l’▶automobile, il a ◀l’▶immense responsabilité ◀d’▶organiser ◀le▶ trafic, ◀de▶ prévoir ◀le▶ développement des divers modes ◀de▶ transports et ◀d’▶élaborer des plans en conséquence.
Jacob Roffler, étudiant en médecine, a participé en 1976 à ◀l’▶organisation ◀de▶ ◀l’▶Anti-Salon. Il est un membre actif ◀de▶ ◀la▶ campagne pour ◀l’▶aménagement ◀de▶ pistes cyclables à Genève. En tant que futur médecin, il s’est bien sûr penché plus particulièrement sur ◀les▶ effets ◀de▶ ◀la▶ pollution des voitures sur notre santé.
I
Hubert de Senarclens : Denis de Rougemont, dans votre livre, ◀L’▶Avenir est notre affaire, vous décrivez une voiture née non pas ◀d’▶une nécessité économique quelconque, mais ◀de▶ ◀l’▶imagination ◀d’▶un Henry Ford, mécanicien têtu et sans culture, dites-vous, qui est parvenu à ses fins en créant dans ses usines des sortes ◀de▶ circuits fermés « producteur-consommateur », tout en s’aidant ◀de▶ slogans publicitaires habiles. Mais si ◀la▶ voiture avait été, dès ◀le▶ départ, un besoin inventé ◀de▶ toute pièce, aurait-elle connu ◀l’▶expansion qui est la sienne depuis bientôt 100 ans ?
Denis de Rougemont : ◀d’▶entrée ◀de▶ jeu, je souhaite affirmer que je ne suis pas contre ◀l’▶automobile. D’ailleurs je n’aurais pas ◀l’▶outrecuidance ◀de▶ penser que ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶auto soit tranché du seul fait que je ◀l’▶aime bien ou que je ◀la▶ trouve utile. Si j’ai consacré dans mon dernier livre une trentaine ◀de▶ pages à ◀l’▶auto, c’est que je ◀la▶ considère — son titre ◀l’▶indique — comme une histoire ◀de▶ fous, susceptible ◀de▶ nous conduire à ◀de▶ véritables désastres économiques et éthiques. L’autre histoire ◀de▶ fous étant, dans mon ouvrage, ◀le▶ développement du national-socialisme. Et j’espère qu’il n’y en aura pas une troisième qui serait celle des centrales nucléaires…
La première grande entreprise ◀de▶ construction ◀d’▶automobiles date ◀de▶ 1899 à Detroit : c’est ◀la▶ création du jeune Henry Ford qui s’est lancé dans cette aventure contre laquelle tous ses amis ◀le▶ mettaient en garde. Dans son livre Ma vie, qui fut un immense best-seller, je lis cette phrase absolument stupéfiante : « Au début du siècle, tout le monde me mettait en garde, car il n’y avait pas ◀de▶ demande pour ◀les▶ automobiles et même ◀les▶ gens trouvaient cet objet répugnant, laid, puant, bruyant, mettant en fuite ◀les▶ enfants et ◀les▶ chevaux. » Ford a alors estimé que ◀la▶ seule manière ◀de▶ surmonter cette répugnance c’était ◀d’▶organiser des concours ◀de▶ vitesse, c’est-à-dire en prenant ◀les▶ gens par leur côté enfantin. Cela a très bien marché. Ensuite ◀de▶ quoi il a mis sur pied une fantastique publicité, d’ailleurs avec beaucoup de talent. Dans une des premières brochures publicitaires ◀de▶ Ford, il est dit : « ◀L’▶auto peut vous conduire n’importe où il vous plaira ◀d’▶aller, pour vous reposer ◀le▶ cerveau par ◀de▶ longues promenades au grand air et vous rafraîchir ◀les▶ poumons grâce à ce tonique des toniques, une atmosphère salubre. » Vous remarquerez ◀l’▶humour noir, lorsque ◀l’▶on pense à ◀la▶ pollution ◀de▶ nos villes…
On voit donc très bien que ◀la▶ création ◀de▶ ◀l’▶auto équivaut à ◀l’▶imposition ◀d’▶un besoin qui n’existait pas avant. Les premières années, Ford n’a vendu que cent ou deux cents voitures. En 1909, il en avait vendu 18 000, en 1919, 1 million et en 1924 7000 par jour. Aujourd’hui, ◀les▶ États-Unis produisent 12 millions ◀de▶ voitures par an.
Ford est mort dans une petite auberge qu’il avait achetée pour jouer avec ses petits enfants. Il avait obtenu du gouverneur ◀de▶ ◀l’▶État ◀l’▶interdiction absolue pour ◀les▶ voitures ◀de▶ s’approcher à plus ◀de▶ 5 miles ◀de▶ chez lui. Il avait en fait complètement changé ◀d’▶avis.
Hubert de Senarclens : On viendrait dire aujourd’hui, M. Peyrot, à ◀l’▶utilisateur moyen que ◀la▶ voiture est un besoin créé ◀de▶ toute pièce et qu’elle est répugnante, il aurait une réaction assez vive.
François Peyrot : Il n’y a pas ◀d’▶invention au monde qui n’ait été faite sans un besoin et sans des années et des années ◀de▶ recherches. ◀L’▶auto n’échappe pas à ◀la▶ règle. Je suis pour ma part convaincu — et n’importe quel industriel vous ◀le▶ confirmera — que là où il n’y a pas ◀de▶ besoin, il n’y a pas ◀de▶ fabrication possible. C’est une règle fondamentale ◀de▶ notre civilisation industrielle, quel que soit ◀le▶ type ◀de▶ fabrication que ◀l’▶on se propose ◀de▶ faire. Que Henry Ford ait dit que ◀le▶ besoin ◀de▶ voiture n’existait pas, mais qu’il ◀l’▶avait créé, n’est pas une démonstration suffisante. ◀Les▶ financiers qui mettent des capitaux à ◀la▶ construction ◀d’▶une usine, demandent bien évidemment que cette usine puisse fonctionner et soit rentable.
Jean Kräyenbühl : Je pense que Ford a surtout exprimé un sentiment personnel. Il aura peut-être perçu, déjà à cette époque ◀le▶ danger que pouvait apporter ◀l’▶automobile. Il aura donc fait cette déclaration dans un moment ◀d’▶angoisse tel que d’autres chercheurs en ont connu dans d’autres domaines.
Denis de Rougemont : Je m’inscris en faux contre cette interprétation. Ce n’était pas lui qui a affirmé qu’il n’y avait pas ◀de▶ besoin pour ◀la▶ voiture, mais tous ses amis. C’était ◀la▶ vox populi.
Jacob Roffler : Rien n’est plus facile que ◀de▶ créer des besoins, grâce aux mass medias et aux moyens financiers dont on dispose. On peut parfaitement aujourd’hui, au niveau social, créer ◀le▶ besoin ◀d’▶utiliser ◀la▶ voiture, notamment lorsque vous habitez ◀la▶ campagne et que vous devez vous rendre en ville pour travailler. Mais aussi sur le plan des loisirs. Regardez ◀l’▶affiche du Salon 78 : « ◀La▶ voiture vous rend indépendant. » Mais rien n’est plus faux. En auto, vous devez respecter des horaires au même titre que si vous preniez ◀le▶ train. Vous partez en vacance non pas ◀le▶ samedi matin, mais ◀le▶ vendredi soir pour éviter ◀les▶ embouteillages.
Denis de Rougemont : Vous dites, M. Peyrot, là où il n’y pas ◀de▶ besoin, il n’y a pas ◀de▶ production possible. Mais c’est un dogme ! Dans ◀le▶ cas ◀de▶ ◀la▶ voiture, Ford lui-même a assené ◀la▶ preuve contraire. Son expérience peut être opposée à une déclaration très générale et non vérifiable scientifiquement selon laquelle aucune réalisation n’est possible sans besoin.
François Peyrot : Permettez-moi ◀d’▶observer que ◀l’▶on ne peut pas tirer ◀d’▶une déclaration ◀d’▶un homme à ◀la▶ fin ◀de▶ sa vie, sur une partie ◀de▶ ses expériences, pour ◀la▶ placer en vérité absolue. M. Ford n’a pas inventé ◀l’▶automobile. Il a été ◀le▶ pionnier ◀de▶ sa fabrication standardisée, dans ◀la▶ ligne ◀de▶ Taylor.
Denis de Rougemont : Il y a eu avant Ford une cinquantaine ◀d’▶inventeurs qui ont fait à peu près soixante voitures en tout… Il n’y avait presque pas plus ◀de▶ voitures que ◀d’▶inventeurs. Il a été ◀de▶ toute évidence ◀le▶ créateur ◀de▶ ◀l’▶industrie automobile.
II
Hubert de Senarclens : On parle ◀de▶ ◀la▶ voiture qui rapproche, qui libère, qui rend indépendant. Aujourd’hui pourtant ◀le▶ développement effréné ◀de▶ ◀la▶ voiture n’a-t-il pas « torpillé » ◀les▶ avantages ◀de▶ ce mode ◀de▶ transport?
François Peyrot : ◀La▶ voiture permet un déplacement ◀de▶ porte à porte. Elle donne une liberté ◀de▶ mouvement qu’aucun autre mode ◀de▶ transport ne peut donner. Vous sortez ◀de▶ chez vous, vous entrez dans votre voiture, vous arrivez au point ◀de▶ destination. C’est un instrument ◀de▶ travail qui permet ◀de▶ vous rendre à votre bureau, un instrument ◀de▶ plaisir, ◀de▶ tourisme, ◀de▶ culture même. Grâce à elle ◀les▶ gens partent à ◀l’▶aventure et découvrent toute une quantité ◀de▶ choses merveilleuses qu’ils auraient ◀de▶ ◀la▶ peine à découvrir autrement, à pied ou à vélo.
Vous demandez si ◀la▶ prolifération des autos n’en a pas réduit ◀les▶ avantages. Mais c’est certain qu’elle ◀les▶ a réduits en partie. ◀La▶ « belle époque » où seules ◀les▶ familles aisées roulaient en voiture est dépassée. ◀L’▶élévation du niveau de vie — et je m’en félicite — a fait que beaucoup ont aujourd’hui accès à ◀l’▶automobile. Une personne sur trois ou quatre en Suisse, ce qui est considérable. Mais bien entendu cela comporte aussi des inconvénients.
Un autre aspect qu’il faut souligner c’est ◀la▶ voiture signe ◀de▶ ◀la▶ civilisation industrielle et signe ◀de▶ ◀la▶ liberté des peuples. C’est un point primordial. Si vous comparez ◀le▶ nombre ◀de▶ véhicules par habitant en Occident par rapport à ◀l’▶Union soviétique, il n’y a aucune commune mesure : 0,5 % ◀de▶ ◀la▶ population en URSS, 50 % aux USA. Dès que vous créez ◀la▶ voiture, vous appelez ◀la▶ liberté. ◀Le▶ jour où 50 % des Soviétiques pourront aussi se déplacer en voiture, ils n’accepteront plus ◀d’▶être bloqués à 30 kilomètres ◀de▶ leur lieu ◀d’▶habitation.
Jacob Roffler : Vous avez énuméré ◀les▶ avantages ◀de▶ ◀la▶ voiture qui soi-disant rendrait libre. Mais vous savez très bien que lorsque vous prenez votre véhicule ◀le▶ matin pour aller travailler, vous êtes continuellement pressés, stoppés aux feux, bloqués dans des files. Et c’est finalement bien davantage un « stress » que vous ressentez. Vous avez évoqué ◀la▶ culture. Je parlerais plutôt ◀d’▶anti-culture, car quoi de plus abrutissant que ◀les▶ conditions ◀de▶ conduite sur nos routes ?
François Peyrot : Mais il faut faire un bilan ! C’est clair que ◀l’▶on peut mentionner des avantages comme des inconvénients. ◀L’▶important est ◀de▶ savoir si ◀le▶ bilan est positif ou négatif. À mon avis il est immensément positif, c’est tout !
Denis de Rougemont : Permettez-moi ◀de▶ signaler quelques-uns des côtés négatifs. Il ne s’agit nullement — comme on voudrait nous ◀le▶ faire croire dans certains milieux — ◀d’▶être pour ou contre, ◀d’▶en avoir ou pas. Cela équivaut à réduire ◀le▶ problème à une dimension absolument puérile.
◀La▶ voiture est ◀l’▶exemple type du danger qui consiste à accepter ou promouvoir des innovations technologiques dans notre société, sans nous demander au préalable à quoi cela peut bien nous mener. Mais voilà, Henry Ford ne s’est pas posé la question. Il ne s’est jamais demandé ce qu’il adviendrait si au lieu de vendre cent ou deux cents véhicules par an, il en vendrait des millions. Il ne s’est jamais interrogé sur ◀les▶ conséquences au niveau social, économique, sur ◀la▶ vie morale des gens. ◀La▶ voiture est un exemple parfait ◀d’▶absence totale ◀de▶ prospective.
J’ai omis ◀de▶ vous dire à propos de Ford qu’il avait douze ans, lorsqu’il a rencontré sa première locomotive routière à vapeur. Cela a été pour lui son chemin ◀de▶ Damas. On voit d’ailleurs très bien ◀le▶ préadolescent dont ◀le▶ fantasme préféré est ◀de▶ s’enfuir sur ◀les▶ routes, au hasard. ◀Le▶ fugueur. Tous ◀les▶ adolescents ont passé par là. ◀L’▶envie ◀de▶ se débarrasser ◀de▶ tout et ◀de▶ ne connaître aucune entrave. Il opposait ◀la▶ voiture au chemin de fer qui lui est réglé et n’offre aucune possibilité ◀de▶ détour. Mais à partir de ce fantasme, qu’est-ce que cela a donné ? Quand il disait à ses ouvriers : « achetez des voitures, cela vous rendra libres », en fait leur véhicule leur servait essentiellement à aller travailler. Autre aspect : ◀le▶ rendement ◀de▶ ◀l’▶automobile — sur le plan technique — est ◀l’▶inverse ◀d’▶un succès. C’est l’une des machines qui a ◀le▶ plus mauvais rendement qui soit. ◀Les▶ Américains ont calculé que leurs voitures rejettent ◀le▶ 87 % ◀de▶ ◀l’▶énergie qu’elles consomment. Illich a calculé que ◀la▶ vitesse moyenne des automobiles dans ◀les▶ villes des États-Unis était ◀de▶ 4 km à ◀l’▶heure. Donc à partir de buts qui étaient au départ parfaitement acceptables, même à ◀la▶ limite romantiques, on constate que ◀la▶ voiture a donné exactement ◀le▶ contraire : un rendement minable, des villes invivables, et des embouteillages sans fin.
Jean Kräyenbühl : Je pense qu’il faudrait davantage analyser ◀le▶ comportement ◀de▶ ◀la▶ population et des individus, plutôt que ◀la▶ voiture en tant que telle. Car on pourrait adresser exactement ◀les▶ mêmes critiques à d’autres produits, dans d’autres secteurs. Pourquoi ne retenir que ◀le▶ cas ◀de▶ ◀la▶ voiture ? Il faut prendre en considération ◀l’▶individu et voir ◀les▶ conséquences ◀de▶ son comportement sur ◀l’▶urbanisme. Au niveau du comportement, il faut reconnaître qu’il y a trop ◀de▶ gens qui font ◀de▶ ◀la▶ voiture un usage abusif. Un urbanisme dense permet, par exemple, ◀d’▶accroître ◀les▶ déplacements à pied et ◀de▶ ce fait réduit ◀la▶ mobilité. Au contraire un urbanisme très dispersé, « consomme » des terrains, gaspille ◀les▶ zones agricoles. C’est un aspect négatif. Mais ◀le▶ problème c’est que ◀les▶ gens aujourd’hui ont appris à se servir ◀de▶ leur voiture comme ◀d’▶un instrument ◀de▶ travail. Ils ont été s’installer à ◀la▶ campagne et s’en servent pour venir travailler.
Jacob Roffler : Ce que je déplore dans ◀l’▶évolution actuelle ◀de▶ ◀l’▶urbanisme, c’est ◀la▶ place beaucoup trop grande faite à ◀la▶ voiture et à ceux qui ◀l’▶utilisent. C’est ce qui explique que des zones ◀de▶ verdure continuent chaque année ◀de▶ disparaître au détriment des besoins fondamentaux des familles. Regardez ◀les▶ structures autour des grands ensembles, tout est bétonné en fonction des quatre roues.
François Peyrot : M. Kräyenbühl a parfaitement raison ◀de▶ mettre en évidence ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶individu plutôt que celui ◀de▶ ◀la▶ voiture. Car ◀de▶ cette dernière, comme ◀de▶ n’importe quel objet, vous pouvez en faire une bonne ou une mauvaise utilisation. On vit dans une civilisation où ◀la▶ voiture et très importante. Il faut faire façon ◀d’▶elle. Ce qui me choque c’est qu’on veut absolument ◀la▶ charger ◀de▶ tous ◀les▶ péchés du monde. Il faut revenir à une saine interprétation des choses. Nul doute que ◀l’▶extraordinaire prolifération du nombre ◀de▶ véhicules pose des problèmes. Des solutions peuvent être apportées. Certains sont pour accroître ◀l’▶importance des transports en commun, d’autres au contraire pour favoriser ◀la▶ liberté du trafic, tout est possible. Mais on ne peut seulement préconiser ◀de▶ rayer ◀la▶ voiture ◀de▶ ◀la▶ surface du globe…
Denis de Rougemont : Cela personne ne ◀l’▶a dit. Mais je voudrais reprendre mon propos initial. En moins ◀de▶ cinquante ans ◀la▶ voiture est devenue ◀le▶ numéro un ◀de▶ ◀l’▶industrie mondiale. ◀L’▶index ◀de▶ ◀la▶ conjoncture économique c’est véritablement ◀la▶ General Motors et ensuite Ford qui sont depuis fort longtemps ◀les▶ numéro un et deux ◀de▶ toutes ◀les▶ grandes industries. C’est personnellement un phénomène qui m’impressionne beaucoup. Car si on me demande face à cette réalité si je suis pour ou contre ◀la▶ voiture, je dois convenir que c’est ◀de▶ ◀la▶ rigolade. Cela n’a plus aucune importance.
Je parlais ◀de▶ bouleversements. C’est en raison de ◀l’▶auto que ◀le▶ pétrole est devenu ◀le▶ produit dont toute ◀l’▶économie occidentale dépend aujourd’hui. Pensez-vous qu’à ◀l’▶origine on avait compté avec cela ? Est-ce qu’on aurait accepté ◀de▶ rendre toute ◀l’▶économie occidentale dépendante des caprices ◀de▶ quelques émirs du golfe Persique ? Tout cela pour dire que ◀l’▶on ne peut traiter ◀d’▶une question aussi grave en demandant simplement aux gens s’ils sont pour ou contre. ◀Les▶ PDG ◀de▶ ◀l’▶industrie automobile française réunis dans une émission ◀de▶ midi à 14 heures n’ont trouvé que cela à me répondre : « Mais Monsieur de Rougemont, avez-vous une voiture ? ». C’est grotesque, c’est ◀de▶ ◀l’▶enfantillage.
III
Hubert de Senarclens : Entraver ◀le▶ développement ◀de▶ ◀la▶ voiture ou son utilisation, affirment ses partisans, c’est porter atteinte aux libertés. Mais ◀les▶ opposants prétendent, ◀de▶ leur côté, que ◀l’▶intervention ◀de▶ ◀l’▶État pour faire face à ◀l’▶extension ◀de▶ ◀la▶ voiture, est de plus en plus brutale et ne tient pas compte des intérêts régionaux. Alors, entre ◀les▶ deux libertés, laquelle choisir ?
François Peyrot : ◀La▶ vérité n’est ni ◀d’▶un côté ni ◀de▶ l’autre. ◀L’▶État est ◀l’▶arbitre entre des intérêts souvent divergents. Il doit veiller à ce qu’il y ait un certain équilibre entre ◀les▶ activités des individus. Vous avez fait allusion à ◀la▶ démocratisation des décisions ◀de▶ ◀l’▶État. Je suis pour ma part en faveur d’un système politique démocratique où chaque organe a ses pouvoirs et sa représentativité. Je suis contre ◀la▶ descente ◀de▶ tous ◀les▶ pouvoirs dans ◀la▶ masse, car c’est s’opposer à notre système démocratique. Prenez ◀l’▶exemple très actuel ◀de▶ ◀l’▶initiative Franz Weber : on ne veut pas reconnaître ◀les▶ pouvoirs constitutionnellement accordés à un gouvernement ou à un parlement. Et, finalement, on entre dans un état ◀de▶ confusion.
Jacob Roffler : Je considère comme essentielle cette prise de conscience ◀de▶ ◀la▶ menace qui pèse sur ◀la▶ démocratie. ◀L’▶utilisation abusive ◀de▶ ◀l’▶automobile entrave ◀la▶ liberté du plus grand nombre. On en vient à construire des autoroutes à côté de villages, sans que ◀la▶ population concernée soit consultée. ◀L’▶initiative Weber peut justement amener ◀la▶ population à une prise de conscience. Comme vous ◀le▶ savez, chaque année, ◀le▶ nombre ◀de▶ voitures augmente ; donc il faut construire davantage ◀de▶ routes et ◀d’▶autoroutes. Ce qui nous fait déboucher sur un cercle vicieux qu’il nous faut briser.
François Peyrot : Comprenez-moi bien, je ne suis pas contre ◀l’▶initiative qui est constitutionnelle. Mais je suis contre ◀le▶ but qu’elle vise.
Denis de Rougemont : Je suis bien obligé ◀de▶ reconnaître que ◀les▶ expropriations sont de plus en plus fréquentes et représentent une atteinte aux droits individuels. Elles sont par ailleurs aussi de plus en plus brutales. Elles se font au nom de ◀la▶ raison ◀d’▶État. Pensez aux expropriations que ◀l’▶on se prépare à faire, selon des déclarations officielles, à cause des centrales nucléaires. Il n’est plus question ◀de▶ demander ◀l’▶avis ◀de▶ qui que ce soit. Nous ◀le▶ ferons ! disent ces messieurs qui forment ce qu’on a appelé ◀la▶ « chevalerie du nucléaire ». ◀Les▶ expropriations au nom des autoroutes, ou ◀le▶ seul fait que ◀la▶ Confédération puisse imposer certains tracés contre ◀la▶ volonté populaire, ne sont pas, selon moi, une illustration parfaite ◀de▶ ◀la▶ démocratie. Ce qui me paraît en revanche démocratique, c’est ◀de▶ laisser ◀le▶ droit aux populations ◀de▶ se prononcer. ◀L’▶initiative Weber ne vise rien ◀d’▶autre. J’ai peur que lorsque vous dites, M. Peyrot, que ◀la▶ démocratie dépend des corps constitués, vous parliez ◀d’▶oligarchie. Mais ◀la▶ démocratie part ◀d’▶en bas, des communes. Notre fédéralisme suisse et fondé sur ◀les▶ communes. ◀Les▶ trois communes autour du Gothard. Il s’agissait ◀de▶ communes et non pas ◀de▶ corps constitués. Car ces derniers ne sont nullement ◀de▶ droit divin !
François Peyrot : ◀La▶ loi qui a été votée à ◀l’▶époque sur ◀les▶ autoroutes a été soumise à un délai référendaire. Mais il n’y a pas eu ◀de▶ référendum. Si ◀le▶ peuple suisse donne raison ◀le▶ 26 février à M. Weber, il aura obtenu son changement et plus personne ne discutera. Je n’ai jamais dit que cette initiative était antidémocratique. J’ai seulement affirmé que ◀les▶ reproches adressés à nos autorités, en ce moment, étaient injustifiés. Car nos autorités agissent conformément aux lois voulues par ◀la▶ majorité ◀de▶ ◀la▶ population.
Jean Kräyenbühl : On a évoqué tout à ◀l’▶heure ◀les▶ méfaits des autoroutes. Une des revendications des milieux écologiques consiste à dire : il faut délester ◀les▶ zones ◀d’▶habitation ◀d’▶un trafic trop intense, en particulier du trafic commercial des poids lourds et du trafic nocturne ◀de▶ transit.
Alors ◀d’▶un côté on nous demande ◀de▶ décharger ◀le▶ réseau routier qui n’est pas conçu pour ce genre ◀de▶ trafic mais, lorsque ◀l’▶on veut construire des routes ◀de▶ contournement, qui sont ◀d’▶un degré ◀de▶ sécurité beaucoup plus élevé, et qui offrent des nuisances bien moindres, alors on crie au massacre ◀de▶ notre environnement, il y a là une énorme contradiction.
Denis de Rougemont : Je suis parfaitement d’accord avec vous. Seulement pour en revenir à ◀l’▶initiative Weber, elle ne demande rien ◀d’▶impossible. Elle demande simplement que ◀le▶ peuple puisse se prononcer.
François Peyrot : Rétroactivement, ce qui est contraire à tous nos us et coutumes !
Denis de Rougemont : Vous savez bien pourquoi au départ il avait demandé cela. C’est pour obliger ◀les▶ gens à faire attention avant de multiplier ◀les▶ permis ◀de▶ construire. Une erreur que ◀l’▶on commet avec ◀le▶ trafic routier, c’est ◀de▶ transporter beaucoup trop ◀de▶ choses en camion, alors que ◀l’▶on devrait davantage utiliser ◀le▶ chemin de fer. Il n’y a aucune raison pour tout mettre sur ◀les▶ routes. Et ◀d’▶un point de vue économique ◀l’▶avantage est également démontré.
On bâtit trop ◀d’▶autoroutes en Suisse. Étant Neuchâtelois, je connais bien ◀les▶ problèmes qu’apporte ◀la▶ construction ◀d’▶une autoroute sur ◀le▶ côté nord du lac ◀de▶ Neuchâtel et ◀les▶ débats terribles que cela entraîne : va-t-on passer à travers ◀la▶ ville, va-t-on détruire ◀les▶ rives du lac ? Sans compter que ◀l’▶on nous construit une seconde autoroute ◀de▶ l’autre côté du lac qui fera gagner 3,5 kilomètres aux automobilistes… Alors face à ◀de▶ telles choses, on est bien obligé ◀de▶ penser que si ◀le▶ fédéral s’obstine, un recours démocratique doit être possible.
Hubert de Senarclens : Des récentes études ont montré que ◀les▶ gens sont de plus en plus concernés par ◀les▶ effets négatifs ◀de▶ ◀la▶ voiture sur ◀le▶ visage des villes. Vous avez souvent écrit, M. de Rougemont, que ◀l’▶automobile avait détruit ◀les▶ rapports humains dans ◀les▶ villes et finalement ◀la▶ véritable démocratie.
Jean Kräyenbühl : ◀L’▶urbanisme est en effet au cœur du problème ◀de▶ ◀la▶ circulation et des transports. On ◀l’▶a dit : de plus en plus ◀les▶ gens vont habiter loin du centre, à ◀la▶ campagne, parce qu’ils disposent ◀d’▶un véhicule. Cette tendance a considérablement modifié ◀le▶ visage ◀de▶ ◀la▶ ville. À Genève, je dois dire, on a très tôt vu ◀le▶ danger que représentait une utilisation abusive ◀de▶ ◀la▶ voiture. Déjà en 1968, rappelez-vous, ◀la▶ notion ◀de▶ « petite ceinture » a été introduite. ◀Le▶ Conseil ◀d’▶État et ◀le▶ conseil municipal ont proposé quatre objectifs : enlever du centre tous ◀les▶ courants ◀de▶ transit ; accorder une préférence aux transports publics, surtout dans ◀le▶ périmètre situé à l’intérieur de ◀la▶ « petite ceinture » ; interdire ◀la▶ construction ◀de▶ parkings au centre en favorisant leur implantation autour de cette petite ceinture, de manière à permettre aux gens ◀de▶ gagner ◀le▶ centre à pied ; enfin une nouvelle distribution ◀de▶ ◀l’▶espace en faveur des piétons et des transports en commun.
Hubert de Senarclens : Pourtant en ce qui concerne ◀les▶ transports en commun, ◀l’▶État n’a pas été particulièrement rapide !
Jean Kräyenbühl : Il semble qu’il y ait une sorte ◀de▶ schizophrénie dans ◀la▶ population. Tout le monde semble d’accord sur ◀le▶ rôle que doivent jouer ◀les▶ transports en commun, notamment dans ◀les▶ zones densément peuplées où ◀la▶ voiture ne devrait plus être qu’un appoint. Mais lorsque ◀l’▶on passe aux actes, plus personne n’est prêt à abandonner son véhicule individuel pour prendre ◀les▶ transports en commun.
Denis de Rougemont : Vous me rappelez ce que disait Alfred Sauvy dans son petit livre sur ◀l’▶auto : « ◀Les▶ accidents sont impopulaires mais ◀les▶ mesures prises pour ◀les▶ empêcher sont encore plus impopulaires ». Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, qu’il ne faille pas lutter par une meilleure information.
François Peyrot : Ce que dit Jean Kräyenbühl à propos de ◀l’▶urbanisme est juste. Dès que vous avez créé des zones ◀d’▶habitation extérieures à ◀la▶ ville, vous avez mis en marche des mouvements pendulaires avec des gens qui vont à leur travail et qui en reviennent. Ces mouvements amènent par conséquent des véhicules en ville, laquelle est utilisée davantage pour ◀les▶ bureaux. C’est ainsi que Wall Street ou ◀le▶ centre ◀de▶ Paris sont devenus complètement morts. En ce qui concerne ◀les▶ parkings périphériques un point ◀d’▶interrogation demeure selon moi : est-ce que ◀le▶ conducteur qui va faire ses achats, acceptera ◀de▶ s’extraire ◀de▶ sa voiture qu’il aura laissée dans un ◀de▶ ces parkings, alors que vous avez de plus en plus aujourd’hui des centres commerciaux où ◀l’▶on peut garer en sous-sol ? J’émets donc un doute sur cette politique des parkings autour de ◀la▶ petite ceinture, qui risque ◀de▶ créer une dévitalisation du centre commercial ◀de▶ ◀la▶ ville.
Jacob Roffler : Si beaucoup de personnes désirent aller habiter à ◀la▶ campagne, c’est que ◀la▶ ville est devenue invivable. Ce qui se passe en Occident, à cet égard, est juste ◀l’▶inverse ◀de▶ ce que ◀l’▶on constate dans ◀les▶ pays en voie ◀de▶ développement. Là-bas vous assistez à un afflux des populations vers ◀la▶ ville, où se déroulent ◀les▶ activités mais également ◀l’▶animation. On ne peut pas couper ◀les▶ lieux ◀d’▶activité des lieux ◀de▶ loisirs. ◀L’▶homme est un tout. Vous n’avez qu’à constater ◀les▶ effets catastrophiques des cités-dortoirs où ◀les▶ gens se connaissent à peine, ce qui débouche tôt ou tard sur des problèmes psychologiques.
Hubert de Senarclens : Vous avez fréquemment écrit Denis de Rougemont, que ◀la▶ voiture avait tué ◀les▶ relations humaines dans ◀la▶ cité.
Denis de Rougemont : Je citerai deux penseurs français actuels : Bertrand de Jouvenel et Alfred Sauvy. Le premier dans plusieurs ouvrages nous a rendus attentifs à ce fait que ◀la▶ voiture, en envahissant complètement ◀les▶ places transformées en parkings — pensez à ◀la▶ grande place ◀de▶ Bruxelles — ruine ◀les▶ bases mêmes ◀de▶ ◀la▶ démocratie, c’est-à-dire ◀les▶ lieux ◀de▶ ◀la▶ ville où ◀les▶ gens se rencontrent librement, même sans se connaître, où se formait ◀l’▶opinion et cela depuis ◀la▶ cité grecque. ◀De▶ ◀l’▶agora jusqu’au forum romain et aux places des communes au Moyen Âge qui ont joué un rôle si important.
Voilà encore un certain nombre ◀d’▶effets objectifs que personne n’avait pu prévoir, et qui repose ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶automobile ◀de▶ manière beaucoup plus globale. Alfred Sauvy dans un petit livre qui date ◀de▶ 1968 — ◀les▶ choses se sont aggravées depuis — dit que ◀le▶ 40 % des frais ◀d’▶administration ◀de▶ ◀la▶ ville ◀de▶ Paris sont consacrés à ◀la▶ voiture. Et il ajoute en substance qu’à ce jeu ◀de▶ ◀l’▶auto prioritaire ont été sacrifiés sans douleur, logement, enseignement, téléphone, urbanisme, recherche scientifique, arts et santé publique. Je veux bien qu’il mentionne Paris et non pas Genève où ◀les▶ choses se déroulent autrement. Mais tout de même, ce jugement est assez impressionnant lorsque ◀l’▶on sait que Sauvy est non seulement professeur au Collège ◀de▶ France mais qu’il s’occupe chaque année du budget ◀de▶ ◀la▶ nation.
François Peyrot : On amène une circulation moderne dans des villes qui n’étaient pas faites pour ◀la▶ recevoir. Il en résulte, c’est clair, des problèmes presque insolubles. Je suis ◀d’▶avis que des règlements s’imposent.
Denis de Rougemont : Nous sommes ici, je pense, tous d’accord pour penser que cette déclaration ◀de▶ feu ◀le▶ président Georges Pompidou est une monstruosité. À propos des quais ◀de▶ ◀la▶ Seine : « Il est temps que Paris s’adapte à ◀l’▶automobile ».
François Peyrot : C’est en effet une erreur, car une ville doit s’adapter, tout en gardant ce qu’elle a ◀d’▶authentique et qui doit absolument être préservé
IV
Hubert de Senarclens : Il existe un chiffre assez « intimidant » à propos de ◀l’▶industrie automobile : 30 millions ◀d’▶emplois dans ◀les▶ sept pays producteurs membres ◀de▶ ◀l’▶OCDE. Alors toute réflexion philosophique, sociale ou politique sur ◀la▶ voiture — qu’on ◀le▶ veuille ou non — n’est-elle pas neutralisée par cette réalité économique ?
François Peyrot : En effet, si vous avez eu ◀l’▶occasion ◀de▶ visiter une usine ◀d’▶automobiles, vous aurez constaté qu’elle dépend ◀d’▶un nombre considérable ◀de▶ sous-traitants qui eux-mêmes sont ◀les▶ fournisseurs ◀de▶ bien d’autres industries, allant des tracteurs à ◀l’▶armement, en passant par ◀l’▶aéronautique. ◀L’▶industrie est un tout et dans ◀le▶ cas ◀de▶ ◀l’▶automobile, elle débouche sur une quantité ◀d’▶emplois. Rien que pour ◀la▶ Suisse — qui pourtant ne fabrique pas directement ◀d’▶automobiles — , cela représente 80 000 emplois. C’est considérable ! Vous ne pouvez aujourd’hui brancher votre télévision sans entendre parler ◀d’▶emplois et ◀de▶ niveau de vie. ◀La▶ voiture y contribue ◀de▶ façon très importante. D’ailleurs cet aspect du niveau de vie, personnellement, m’enthousiasme. Je trouve merveilleux ◀de▶ penser à quel point ◀la▶ majorité des gens, en Occident, vit aujourd’hui mieux qu’il n’y a un ou deux siècles.
Moi ce qui me frappe, M. de Rougemont, dans ◀la▶ critique que vous faites du système en général c’est que vous insistez beaucoup sur ◀l’▶objet — en ◀l’▶occurrence ◀la▶ voiture — mais vous insistez beaucoup moins sur ◀le▶ sujet.
Jacob Roffler : Quatre mille personnes travaillent à ◀l’▶hôpital cantonal ◀de▶ Genève. Non seulement pour soigner des maladies chroniques, mais aussi des accidentés. Lorsque votre voiture va sortir ◀de▶ son usine, il ne faut pas oublier qu’elle risque ◀de▶ tuer. Il y a par ◀le▶ monde plus ◀de▶ 200 000 personnes qui meurent chaque année sur ◀les▶ routes, sans compter des millions ◀de▶ gens qui sont blessés. À cela s’ajoute ◀le▶ coût social. Je reconnais qu’actuellement, sur le plan strictement économique, il serait très difficile ◀de▶ s’arrêter ◀de▶ produire des voitures. Mais ne pourrait-on pas, au moins, envisager ◀de▶ mettre au point des véhicules qui au lieu de durer cinq ans, si tout va bien, durent vingt ou trente ans ? Je trouve personnellement scandaleux — c’est un pur gaspillage — ◀de▶ voir ces voitures qui ne durent pas et auxquelles ◀l’▶on doit continuellement changer des pièces.
Denis de Rougemont : En ce qui concerne ◀l’▶économie, je pense qu’il faut rester humain. Il y a des limites qui commencent à être atteintes : celles où ◀l’▶on subordonne ◀l’▶économie et en particulier ◀l’▶industrie automobile à cette affaire ◀d’▶emploi. Mais n’y a-t-il vraiment pas d’autres moyens ◀de▶ créer des emplois ? Est-on véritablement obligé ◀de▶ provoquer des accidents car cela évite du chômage dans ◀la▶ carrosserie. Je pose ◀le▶ problème, je ne suis pas redevable ◀de▶ ◀la▶ réponse. Car ce n’est pas moi qui ai conçu ◀l’▶auto, ce n’est pas moi qui pousse à sa multiplication ou à ◀la▶ construction ◀d’▶autoroutes. Pour ◀les▶ autoroutes, il est clairement établi que loin de résoudre ◀le▶ problème du trafic, elles tendent à ◀le▶ bloquer. Écoutez ◀la▶ radio ◀le▶ week-end : on vous conseille ◀d’▶éviter ◀les▶ autoroutes pour emprunter ◀les▶ parcours « Émeraude », c’est-à-dire ◀les▶ petites routes ◀de▶ campagne. C’est ◀d’▶un burlesque incroyable, digne ◀de▶ Courteline : on aménage des autoroutes pour rendre ◀la▶ circulation plus fluide mais on s’aperçoit qu’au moindre départ en vacances ◀les▶ voitures y sont bloquées.
Hubert de Senarclens : ◀La▶ pollution due à ◀la▶ voiture serait responsable ◀de▶ graves méfaits sur notre santé : possibilité ◀de▶ cancer par ◀les▶ hydrocarbures, trouble du comportement dû au plomb, danger ◀de▶ ◀l’▶oxyde ◀d’▶azote pour ◀les▶ poumons, hausse des maladies pulmonaires, etc. Une chose étonne tout de même. Ces évaluations sont presque toujours faites, chez nous, par des milieux médicaux marginaux. Alors doit-on parler ◀de▶ « conspiration du silence » de la part de ◀la▶ grande majorité des médecins ou ces faits sont-ils fortement exagérés ?
Jacob Roffler : Je ne pense pas que ◀l’▶on puisse parler ◀de▶ conspiration du silence. En fait même si certains phénomènes sont connus, c’est un secteur qui démarre et il y a encore relativement peu de médecins qui se soient véritablement penchés sur ◀la▶ question ◀de▶ ◀la▶ voiture et ◀de▶ ◀la▶ santé. Pourtant ◀les▶ effets ◀de▶ ◀la▶ voiture sur ◀la▶ santé sont loin ◀d’▶être négligeables. Ainsi on commence à s’apercevoir des conséquences ◀de▶ ◀l’▶oxyde ◀d’▶azote sur ◀les▶ poumons. ◀Les▶ recherches ont débuté il y a cinq ou dix ans. Je vous signale qu’un groupe ◀d’▶ingénieurs ◀de▶ Lausanne a calculé que 900 tonnes ◀d’▶hydrocarbures sont déposées chaque année sur un kilomètre ◀de▶ route. Une bonne partie est évacuée par ◀les▶ eaux ◀de▶ pluie avec ◀les▶ effets biologiques que vous devinez. ◀Le▶ reste par ◀le▶ vent. Or on sait — pour ◀l’▶avoir testé sur des animaux ◀de▶ laboratoires — que certains hydrocarbures sont responsables du cancer. On connaît également ◀le▶ taux ◀de▶ plomb déposé chaque année sur nos routes et qui se retrouve dans ◀l’▶air ou dans ◀l’▶eau. ◀L’▶effet du plomb sur ◀le▶ système vasculaire ou sur ◀le▶ comportement ◀de▶ ◀l’▶individu ont été étudiés. Des chercheurs ont notamment prouvé que des écoliers étudiant à proximité ◀de▶ routes fréquentées, connaissent une modification ◀de▶ leur comportement. ◀La▶ pollution des voitures est en outre responsable ◀d’▶un certain nombre ◀de▶ maladies pulmonaires. ◀La▶ bronchite chronique prend une forte expansion avec ◀l’▶air des villes. ◀Le▶ coût social ◀de▶ ces maladies est épouvantablement élevé.
D’autre part en ce qui concerne ◀les▶ accidents, je pense qu’il ne faut pas prendre uniquement en considération ◀le▶ choc ou ◀la▶ blessure mais ◀l’▶ensemble des suites telles que ◀la▶ diminution ◀de▶ ◀l’▶espérance ◀de▶ vie, ◀la▶ diminution des chances ◀de▶ promotion professionnelle, ◀la▶ perte ◀de▶ ◀la▶ joie ◀de▶ vivre, ◀la▶ douleur, etc. Donc on voit que si ◀la▶ voiture donne une certaine liberté, on paie celle-ci horriblement cher. Par des milliers ◀de▶ morts, des millions ◀de▶ blessés et des milliards ◀de▶ dépenses sociales.
Denis de Rougemont : Une adjonction s’impose. C’est ◀l’▶aspect ◀de▶ ◀la▶ criminalité. Il est évident que nos outils ne sont jamais responsables ◀de▶ nos crimes. Ce qui est dangereux c’est ◀l’▶homme. ◀La▶ bombe atomique seule n’est pas dangereuse. Mais ◀le▶ risque apparaît lorsque vous donnez aux hommes tels qu’ils sont — finalement assez dangereux et bêtes — des jouets comme ◀la▶ bombe ou ◀d’▶une manière plus modeste ◀l’▶automobile. Car même en ◀les▶ baratinant, vous n’obtiendrez pas qu’ils restent « gentils ». Cela me rappelle ce que ◀l’▶on dit aux États auxquels on vend des centrales : « Surtout ne faites pas ◀de▶ mal avec ». Ils ◀le▶ jurent tous. Ils paient 6 milliards pour une usine ◀de▶ retraitement, mais ils ne vont jamais ◀l’▶utiliser…
François Peyrot : Personne ne discute ◀le▶ fait que ◀les▶ gaz ◀de▶ voiture sont toxiques à forte dose. Mais quels sont ◀les▶ méfaits et leur importance dans ◀la▶ vie courante ? C’est aux médecins à ◀le▶ déterminer. Et jusqu’à présent cela n’a pas tellement été fait. J’ai assisté à toutes ◀les▶ séances sur ◀les▶ règlements du Conseil fédéral en ◀la▶ matière. Tout était, je vous ◀l’▶assure, plutôt obscur.
Jacob Roffler : Mais alors pourquoi ◀le▶ Conseil fédéral prend-il des mesures pour réduire ◀le▶ taux ◀de▶ plomb ?
François Peyrot : ◀La▶ réglementation fédérale s’est attaquée très sérieusement à ce problème. ◀Le▶ peuple suisse a écarté ◀l’▶initiative Albatros. Par contre il a fait confiance aux dispositions du Conseil fédéral. Alors attendons !
Denis de Rougemont : Je dois dire, M. Peyrot, que vous avez systématiquement, au cours de ce débat, minimisé ◀les▶ inconvénients ◀de▶ ◀la▶ voiture.
François Peyrot : Et vous, ses avantages…