VI.
L’Europe et le▶ tiers-monde
1.
État des problèmes
◀La▶ civilisation qui s’est développée et que ◀les▶ Européens — découvreurs, missionnaires et commerçants puis colonisateurs — ont exportée dans ◀les▶ Amériques, en Asie et en Afrique y a produit au xxe siècle une série ◀de▶ phénomènes indicateurs ◀d’▶une évolution beaucoup trop rapide pour n’être pas inquiétante, en dépit de tout ce qu’elle représente ◀de▶ « progressiste » en termes occidentaux :
— une croissance démographique ◀d’▶allure explosive, dont ◀les▶ principaux facteurs actuellement connus sont ◀la▶ diminution ◀de▶ ◀la▶ mortalité infantile, ◀l’▶élimination des grandes épidémies et ◀la▶ réduction des maladies infectieuses, grâce à ◀la▶ médecine et à ◀la▶ pharmacopée occidentales ;
— au contact ◀de▶ ◀la▶ civilisation européenne à travers ◀les▶ écoles et ◀les▶ administrations coloniales, ◀la▶ découverte des machines et des techniques, ◀les▶ voyages et ◀la▶ TV, un désir généralisé ◀d’▶imiter ◀les▶ modes de vie occidentaux sans distinguer mieux que nous entre leurs avantages et leurs nuisances ;
— en même temps, une volonté ◀de▶ copier ◀les▶ modèles politiques et ◀les▶ objectifs économiques des États colonisateurs, tout en croyant ◀de▶ ◀la▶ sorte se libérer et affirmer son indépendance.
C’est ainsi qu’ont été créés dès ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ Seconde Guerre mondiale quelque 80 États-nations ◀de▶ toutes tailles, succédant aux anciennes colonies européennes en Asie du Sud-Est, au Moyen-Orient, en Afrique. Parmi eux ◀les▶ régimes absolutistes et ◀les▶ dictatures militaires sont ◀la▶ règle, ◀les▶ démocraties ◀l’▶exception.
◀L’▶« idéal » ◀de▶ développement industriel a été adopté par ces États neufs avec encore moins ◀de▶ précautions et ◀de▶ sens critique — si possible — que ◀les▶ Occidentaux n’en avaient jamais montré à son égard.
◀D’▶où ◀la▶ convergence remarquable entre ◀le▶ désir ◀de▶ développement industriel affirmé comme besoin fondamental et prioritaire ◀de▶ leur peuple par ◀les▶ dirigeants des nouveaux États ; et ◀le▶ désir proclamé par ◀les▶ États occidentaux ◀d’▶aider ce développement par tous ◀les▶ moyens qu’indique ◀la▶ charité bien ordonnée : celle qui commence par soi-même. Pour ◀le▶ tiers-monde, ◀l’▶Occident représente ◀la▶ maîtrise des méthodes scientifico-techniques grâce auxquelles ◀le▶ pétrole, par exemple, qui n’était rien sous ◀le▶ sol des déserts, est devenu ◀la▶ richesse fabuleuse des Arabes et ◀le▶ liquide vital ◀de▶ ◀l’▶industrie occidentale. Des transmutations analogues ont produit ◀de▶ ◀l’▶or à partir du cuivre ou ◀de▶ ◀l’▶uranium, du bois, des peaux ◀de▶ phoque, ou même ◀de▶ ◀la▶ main-d’œuvre à bon marché, qui permet aux multinationales européennes, exportatrices ◀de▶ technologies, ◀de▶ faire des bénéfices très supérieurs à ce que coûte aux contribuables européens ◀le▶ chômage qui en résulte chez eux.
Telles étant ◀les▶ données principales du problème des relations contre ◀l’▶Europe et ◀le▶ tiers-monde, quel peut être ◀l’▶avenir du Développement auquel ils sont autant l’un que l’autre et dans tous ◀les▶ sens du terme intéressés ?
2.
La crise mondialisée
À partir de ◀la▶ « crise du pétrole » suivant ◀de▶ peu ◀la▶ guerre du Kippour à ◀l’▶automne 1973, certains des conflits latents dans ◀la▶ situation qu’on vient de décrire se sont déclarés ◀d’▶une manière dramatique.
II est apparu tout d’abord que ◀l’▶exploitation accélérée des ressources non renouvelables du tiers-monde (hydrocarbures et minerais) laissait déjà prévoir leur épuisement dans des délais relativement rapprochés, frustrant non seulement ◀les▶ générations à venir en Occident, mais ◀le▶ tiers-monde dans son ensemble ; des professeurs du très célèbre Massachusetts Institute of Technology lui démontraient en effet qu’il devait renoncer à tout espoir ◀de▶ rejoindre jamais ◀le▶ niveau de vie actuel des pays occidentaux : il n’y avait simplement pas assez ◀de▶ pétrole, ◀d’▶acier, ◀d’▶aluminium et ◀de▶ cuivre sur toute ◀la▶ Terre pour fabriquer ◀la▶ quantité ◀d’▶autos, ◀d’▶avions, ◀de▶ téléphones et ◀de▶ matières plastiques nécessaires pour un tel « développement ».
Il est apparu ensuite que ◀les▶ « victoires » remportées par ◀les▶ pesticides fabriqués en Europe déclenchaient en réalité dans ◀le▶ tiers-monde des cascades ◀de▶ nuisances, voire ◀de▶ désastres. Ainsi du DDT employé contre ◀la▶ malaria. « À Ceylan, dans ◀les▶ années 1950, ◀la▶ campagne ◀d’▶assainissement est massive ; ◀la▶ mouche propagatrice meurt, ◀les▶ autres insectes aussi ; faute ◀d’▶insectes, ◀les▶ geckos dépérissent, faute de geckos ◀les▶ chats émigrent, faute de chats ◀les▶ rats pullulent, ne mourant plus que ◀de▶ faim et ◀d’▶entassement ; dès lors ◀les▶ parasites du rat, vecteurs ◀de▶ peste, sautent sur ◀les▶ hommes, lesquels recourent à ◀la▶ mort-aux-rats, de sorte que ◀la▶ peste progresse mieux encore. Il faut parachuter sur ◀l’▶île, en toute hâte, des milliers ◀de▶ chats qui rétablissent ◀l’▶équilibre. »38
◀L’▶histoire du barrage ◀d’▶Assouan n’est pas moins exemplaire : URSS et USA rivalisent pour « aider » ◀l’▶Égypte à se doter ◀d’▶une source ◀d’▶énergie industrielle dont ce pays agricole n’avait pas jusqu’alors éprouvé ◀le▶ besoin. ◀Le▶ barrage est construit. Il interrompt ◀les▶ cycles ◀d’▶inondation ◀de▶ ◀la▶ vallée du Nil, qui étaient ◀la▶ source quadrimillénaire ◀de▶ ses richesses. Il donne beaucoup moins ◀d’▶énergie que prévu, à cause de ◀l’▶évaporation des eaux retenues en amont. Il provoque ◀la▶ formation en aval de lagunes où se développe ◀la▶ bilharziose, grave maladie infectieuse qui affecte ◀les▶ paysans et ◀les▶ pêcheurs. Enfin, il détruit ◀la▶ faune du delta et ◀de▶ toute ◀la▶ Méditerranée orientale dont il ruine ◀les▶ pêcheries. Une catastrophe nationale.
◀Les▶ monocultures imposées à nombre ◀d’▶États du tiers-monde par leurs anciens colonisateurs ◀les▶ rendent excessivement vulnérables aux effets des crises économiques et monétaires en Europe, outre qu’elles éliminent ◀les▶ cultures traditionnelles et ◀les▶ procédés agricoles indigènes, toujours mieux adaptés à ◀la▶ nature des sols et au climat.
Mais, dira-t-on, ◀les▶ « aides techniques » apportées par ◀la▶ civilisation occidentale ont tout de même permis, ou vont permettre ◀de▶ surmonter ◀les▶ antiques fatalités ◀de▶ ◀la▶ misère des masses et des famines périodiques dont chacun sait qu’elles accablaient depuis des siècles ◀les▶ populations des Indes, ◀de▶ ◀la▶ Chine, ◀de▶ ◀l’▶Afrique…
Soyons sérieux : c’est ◀le▶ contraire qui est en train de devenir vrai. ◀La▶ conjonction ◀de▶ ◀l’▶explosion démographique, ◀de▶ ◀la▶ rupture des équilibres habitués, ◀de▶ ◀la▶ destruction des forêts, du labourage trop profond, des monocultures et ◀de▶ ◀la▶ mécanisation est en train de produire et va produire dans, ◀le▶ Sahel, au Biafra, au Bangladesh, en Chine, en URSS bientôt, des famines comme ◀l’▶humanité n’en avait jamais connu, et dont ◀la▶ cause générale n’est autre que ◀le▶ « Progrès » imposé par ◀les▶ Occidentaux puis par leurs successeurs au pouvoir dans ◀le▶ tiers-monde.
◀D’▶une manière générale, il devient patent que ◀l’▶influence et ◀l’▶action des grandes sociétés européennes, prenant ◀la▶ relève des États colonisés, agissent dans ◀le▶ sens ◀d’▶une destruction des équilibres religieux, coutumiers et culturels qui assuraient bon an mal an ◀la▶ vie sociale dans ces pays.
Un chiffre, un seul, en dira long sur ◀la▶ dégradation morale qu’inflige au tiers-monde ◀le▶ Progrès : depuis ◀la▶ fin ◀de▶ la dernière guerre, ◀le▶ CICR (Comité international ◀de▶ ◀la▶ Croix-Rouge) a réussi à visiter dans ◀le▶ tiers-monde 300 000 prisonniers politiques, ce qui implique, si ◀l’▶on connaît ◀les▶ obstacles partout opposés par ◀les▶ Pouvoirs à ces visites, un total ◀de▶ tortures quotidiennes qui n’est pas loin de ◀l’▶ordre ◀de▶ grandeur du Goulag.
Si ◀l’▶on maintient qu’en dépit de ces « bavures », ◀l’▶aide occidentale au tiers-monde est une contribution « sérieuse », c’est-à-dire économique, financière, technologique, chiffrable, nous rappellerons ◀la▶ démonstration, faite par ◀les▶ agences ◀les▶ plus officielles, que 80 % des sommes allouées à ◀l’▶aide du tiers-monde sont dépensées dans ◀le▶ pays donateur, pour fabriquer ce qu’il va « donner ».
Tout cela charge ◀l’▶Europe d’abord, ◀d’▶où tout est né, ◀d’▶une responsabilité à l’égard du tiers-monde non seulement matérielle, économique, mais surtout culturelle, car tout vient de là : ◀la▶ crise comme sa possible solution.
3.
Pas ◀d’▶entente féconde avec ◀le▶ tiers-monde sans une union préalable entre ◀les▶ Européens
Il n’est question, dans ◀le▶ monde intellectuel comme dans ◀le▶ monde politico-affairiste, que ◀d’▶un Nouvel ordre économique international. Cinq ou six modèles déjà nous en ont été proposés.
Nous procéderons ici par élimination.
◀Les▶ écologistes, ◀les▶ régionalistes et ◀les▶ fédéralistes européens rejettent tous ◀les▶ notions ◀de▶ productivité sans freins sociaux ni culturels ; ◀de▶ rentabilité qui stupidement ignore ◀les▶ coûts humains, sociaux et naturels ; ◀de▶ potentiel ◀de▶ défense qui ne veut compter qu’en mégatonnes ◀d’▶explosifs, non pas en volonté ◀d’▶autonomie des groupes, des communautés, des régions, des nations.
Ils rejettent ◀les▶ présupposés ◀de▶ tout modèle occidental dix-neuvièmiste, impliquant ◀la▶ substitution ◀de▶ ◀l’▶État à ◀l’▶exercice des responsabilités civiques, seuls gages des libertés personnelles.
Ils rejettent ◀les▶ présupposés du gaspillage obligé (projection des années folles ◀d’▶avant 73) et ◀de▶ ◀la▶ consommation ◀d’▶énergie doublant tous ◀les▶ dix ans. Ils ne veulent pas ◀d’▶un modèle occidental s’imposant au monde par ◀la▶ logique inexorable ◀de▶ ◀la▶ croissance industrielle illimitée (c’est utopique au mauvais sens du terme). Ils veulent au contraire une société mondiale où ◀la▶ différence soit non seulement reconnue mais cultivée. Ils demandent ◀la▶ liberté des personnes et des communautés, l’une gageant l’autre.
Ils savent au surplus que ◀l’▶homme ne peut être libre que là où il est responsable ; et qu’il ne sera jamais responsable dans ◀les▶ villes énormes et ◀les▶ collectivités gigantesques. Ils veulent donc ◀de▶ petites unités sociales, économiques, civiques. Ils veulent des régions, non des Nations. Des communautés où ◀la▶ voix ◀d’▶un homme puisse porter ◀de▶ telle manière que ◀l’▶on puisse lui répondre, dialoguer ; ce que ◀l’▶on ne peut faire avec ◀les▶ TV d’État, qui parlent à sens unique à des gens passifs, c’est-à-dire irresponsables au sens étymologique du mot : « incapables ◀de▶ réponse ».
Ceux qui ont entrepris ◀de▶ créer ◀l’▶Europe unie pensent que ◀le▶ modèle occidental qui règne aujourd’hui sur toute ◀la▶ Terre, et qui vise à ◀la▶ Puissance, ne peut conduire qu’au désastre. Il doit être remplacé par un modèle qui vise à ◀la▶ Liberté. Seule ◀la▶ réalisation ◀de▶ cet autre modèle ◀de▶ ◀l’▶Europe sera capable ◀de▶ libérer nos contemporains ◀de▶ ◀la▶ fascination qu’exerce sur eux ◀le▶ modèle ◀de▶ ◀la▶ Puissance.
Rien ne servirait ◀de▶ proposer (ou pire : ◀de▶ chercher à imposer) un quelconque NOI (Nouvel ordre international), voire un plan Marshall européen pour ◀le▶ tiers-monde (grande idée !), s’il n’existait pas ◀d’▶exemple ◀d’▶un ordre social solidaire, coopératif et libertaire réalisé quelque part sur ◀la▶ terre, ◀de▶ nos jours, et ◀de▶ préférence en Europe.
Albert Schweitzer disait :
◀L’▶avenir ◀d’▶un ordre solidaire global, qui est ◀la▶ seule solution au désastre économique et à ◀la▶ guerre nucléaire, se trouve lié à ◀l’▶avenir ◀d’▶une fédération réussie ◀de▶ ◀l’Europe occidentale.