(1981) Articles divers (1978-1981) « Quand la Perse renverse l’Iran (21 février 1979) » p. 97

Quand la Perse renverse l’Iran (21 février 1979)ag

Ce qui se passe en Iran est un tournant de l’histoire des temps modernes. Il s’agit du premier exemple d’un rejet, au sens médical, de la civilisation industrielle occidentale par tout un peuple du tiers-monde.

Au mépris de ses intérêts matériels immédiats et du « niveau de vie » qu’on lui promettait, oui, c’est bien tout un peuple dans sa profondeur qui vient de rejeter la modernisation que son souverain entendait lui imposer « pour son bien » et par pur amour du progrès. Phénomène d’autant plus remarquable que l’Iran n’est pas un de ces pays récemment libéré d’un joug colonisateur et qui voudrait prouver qu’il peut se débrouiller sans ses anciens maîtres — en les imitant ! C’est un royaume indépendant depuis des siècles, et c’est son souverain lui-même qui tentait de le forcer à adopter le modèle occidental, donc en fait à s’autocoloniser.

En 1925, le général Riza Shah renverse la dynastie des Kadjars, qui régnait depuis le xviiie siècle, et fonde la dynastie des Pahlavi. Son fils lui succède en 1941, sous la pression des Alliés. C’est un jeune homme un peu timide et renfermé, qui a été élevé en Suisse, à l’École du Roseyah. L’Europe et l’Amérique sont pour lui le modèle indiscuté de tout progrès. L’Iran, comme on appelle désormais ce pays, occupe le troisième rang parmi les producteurs de pétrole. La politique du shah va consister à négocier des milliards de barils contre l’industrialisation de son pays. Les ministres européens se précipitent à Téhéran, où se sont installés déjà des centaines d’hommes d’affaires et de conseillers techniques américains. Ils obtiennent du shah d’importants investissements dans les industries nucléaires française et allemande et la commande de vingt centrales clés en main. Le gouvernement américain voit tout cela d’un œil favorable : l’Iran représente pour lui beaucoup de pétrole, mais surtout une digue (à surveiller sans relâche) contre l’expansion russe vers le golfe Persique, d’où provient la plus large part du pétrole mondial. Telles sont les données économiques, politiques et militaires du problème aux yeux des dirigeants occidentaux. Tout cela se tient, tout est bien cohérent, et l’on ne voit pas ce qui pourrait empêcher que tout marche comme ils l’ont prévu.

C’est qu’ils n’imaginent pas qu’il y a dans l’homme d’autres besoins à satisfaire que matériels et chiffrables obéissant aux calculs de la publicité et aux prévisions du marketing. Alors que partout ailleurs, les peuples du tiers-monde paraissent accepter sans regimber ce que leurs dirigeants (formés par les colonisateurs européens) leur font croire qu’ils désirent, en Iran se manifeste d’emblée une résistance totalement imprévue par les experts et non enregistrée par les ordinateurs : une résistance purement humaine, spécifiquement humaine, je veux dire religieuse.

Lors d’un colloque qui se tenait, le week-end dernier, à Genève, le philosophe et théologien allemand Georg Picht nous rappelait que « si les exportateurs de centrales nucléaires avaient consulté d’abord des experts en histoire religieuse de la Perse, ils auraient probablement hésité à prendre les risques qui sont devenus manifestes au cours de ces dernières semaines ».

Les événements qui ont amené le départ du shah et l’avènement de l’ayatollah Khomeiny ne s’expliquent, en effet, que par le seul facteur négligé par les économistes : la réalité religieuse, en l’occurrence le chiisme, qui domine largement dans les masses populaires et, en principe au moins, dans la classe dirigeante.


Qu’est-ce que le chiisme ? C’est la partie de l’islam qui considère que la succession du prophète a passé en réalité à son gendre Ali, mari de sa fille Fatima, et par lui aux 11 imams ou chefs spirituels qui se sont succédé jusqu’à l’époque moderne — mais le douzième imam est l’imam caché, non encore révélé, comme un messie à venir. Le chiisme, majoritaire en Iran, l’est aussi en Irak et joue un rôle important en Syrie, au Liban, au Pakistan, en Inde. De lui s’est détaché, à partir du septième imam, l’ismaélisme dont Karim Aga Khan est le chef actuel, en tant que 49e ai imam, en descendance directe du prophète. (Il compte environ 12 millions de fidèles, de l’Iran à l’Indonésie.)

L’autre branche de l’islam est le sunnisme, majoritaire dans les pays arabes. Ce qui distingue le mieux ces deux écoles, c’est le fait que, dans le chiisme, le fidèle n’est pas livré à lui-même, mais demeure en contact étroit avec les mollahs, desservants des mosquées, et les ayatollahs, ou docteurs spirituels, qui ne cessent de donner aux fidèles des directives éthiques, sociales et politiques et jouent ainsi un rôle comparable à celui du clergé orthodoxe en Grèce occupée par les Turcs : mainteneur de l’identité nationale. Ici, le rôle des Turcs est tenu par les industriels occidentaux, par le shah et la classe dirigeante que le chiisme, devenu religion officielle de la Perse dès le xvie siècle, condamne et rejette comme contraires à la vérité coranique. La première mesure prise par le gouvernement Bakhtiar, prévenant les décisions de l’ayatollah, n’a-t-elle pas été de dénoncer les contrats nucléaires signés par le shah ?

La profondeur du soulèvement chiite a renversé tous les calculs, tous les clichés et tous les dogmes de la religion de la croissance matérielle, dans l’obédience de laquelle rivalisent capitalistes et communistes occidentaux. L’ayatollah David a renversé Goliath, empereur et chef des armées, « Lumière du monde aryen », et signataire de contrats fabuleux avec les chefs d’État européens.

Le roi des rois, détenant tous les pouvoirs, a été renversé par un religieux qui n’avait rien pour lui que son autorité.

Voilà qui va compter devant l’Histoire, bien plus que les péripéties dont nous allons être témoins. Si l’URSS parvient à manipuler les éléments antireligieux, surtout dans le Nord du pays, il pourra se produire de très graves affrontements, au sujet de la domination sur le golfe et ses émirats pétroliers. Si l’influence américano-européenne est évincée par l’influence soviétique, c’est le modèle occidental en pire qui s’imposera de nouveau pour un temps. Ou encore, la contagion de l’indépendance islamique recouvrée menacera tout le sud de l’URSS… Ce que nous savons, et qui ne sera plus changé par rien, c’est que, pour une fois, dans l’Histoire, la religion a vaincu la Bourse, les états-majors et l’OPEP.