Le▶ fédéralisme helvétique dans ◀l’▶Europe d’aujourd’hui (24-25 juin 1979)p
Depuis plusieurs générations, ◀l’▶école offre à ◀l’▶administration des élèves, de ce côté-ci du Jura, Guillaume Tell, ◀l’▶arbalétrier barbu qui défie ◀le▶ tyran au nom des droits locaux ; mais, à ◀l’▶Ouest, ces grands commis emperruqués, serviteurs exemplaires de celui qui aurait dit : « ◀L’▶État, c’est moi ». Dans ◀les▶ conditions psychologiques ainsi créées, expliquer ◀le▶ fédéralisme helvétique aux admirateurs de Colbert, des jacobins et de Napoléon, est peut-être une tâche impossible dès ◀le▶ principe. Essayons cependant, pour voir.
◀La▶ fédération suisse est née au xiiie siècle d’un pacte (fœdus, d’où fœderatio) conclu entre « ◀les▶ hommes de ◀la▶ vallée d’Uri, ◀la▶ commune de ◀la▶ vallée de Schwyz et ◀la▶ commune de ceux de ◀la▶ vallée inférieure d’Unterwald ». C’étaient ◀les▶ trois « communes forestières » qui occupaient ◀les▶ approches par ◀le▶ nord du col du Gothard. Celui-ci, ouvert au premier tiers du siècle, traversait ◀les▶ deux chaînes des Alpes à leur unique intersection, entre ◀les▶ sources du Rhône et du Rhin, reliant ainsi d’un seul trait ◀les▶ deux moitiés du Saint-Empire, ◀la▶ germanique et ◀la▶ latine.
S’unir pour rester libres
Garder libre ◀le▶ col pour toute ◀l’▶Europe, telle est ◀la▶ mission initiale et fondatrice des vallées, qui reçoivent à cette fin ◀l’▶« immédiateté impériale » : désormais, elles ne relèveront plus des seigneuries ni des puissances voisines, mais de ◀la▶ seule couronne qui symbolise ◀la▶ grande communauté du continent.
À cette garantie, symbolique elle aussi, il est donc nécessaire d’ajouter ◀l’▶assurance très concrète d’un pacte de défense mutuelle, juré en 1291, « statué pour ◀l’▶utilité commune et devant, s’il plaît à Dieu, durer à perpétuité ».
Autour de ce premier noyau fédératif vont s’agréger, au cours des siècles, par un réseau des plus complexes, des pactes bi ou multilatéraux, d’autres entités politiques : villes libres d’Empire, communes autonomes urbaines et rurales groupées en petites républiques oligarchiques ou populaires, principautés épiscopales, voire héréditaires (comme Neuchâtel), ou fédérations de vallées comme ◀les▶ ligues grisonnes, qui forment à elles seules un microcosme des ligues suisses.
Dans cet ensemble hétéroclite, on parle quatre langues (aujourd’hui officielles), on pratique deux confessions (qui s’affronteront dans plusieurs guerres civiles, jusqu’en 1848), et, avant tout, on est jaloux de préserver ses traditions particulières, ses modes de vie sociale, économique, politique, c’est-à-dire ses « libertés », contre ◀les▶ entreprises impérialistes des voisins autrichiens ou lombards, souabes ou bourguignons, plus tard français.
Ainsi, vingt-trois communautés, progressivement, s’organisent en cantons ou en États souverains. Elles n’éprouveront ◀la▶ nécessité de consolider leurs liens séculaires qu’en 1848, au lendemain d’une dernière guerre de religion, et devant ◀la▶ montée, dans toute ◀l’▶Europe, du mouvement de masses visant à constituer de grandes unités nationales uniformes. Contre ce double péril, intérieur et extérieur, ◀les▶ cantons vont faire mieux que renouveler leur pacte général : ils se dotent en neuf mois d’une Constitution fédérale dont il importe de rappeler ici ◀les▶ caractéristiques mémorables.
◀L’▶article premier annonce que « ◀les▶ peuples des vingt-trois cantons souverains de ◀la▶ Suisse forment dans leur ensemble ◀la▶ Confédération suisse ».
◀L’▶article 2 définit : « Assurer ◀l’▶indépendance de ◀la▶ patrie contre ◀l’▶étranger, maintenir ◀la▶ tranquillité et ◀l’▶ordre à ◀l’▶intérieur, protéger ◀la▶ liberté et ◀les▶ droits des confédérés, accroître leur prospérité commune. » ◀L’▶article 3 précise que « ◀les▶ cantons sont souverains, en tant que leur souveraineté n’est pas limitée par ◀la▶ Constitution fédérale », et qu’ils exercent « tous ◀les▶ droits qui ne sont pas délégués au pouvoir fédéral ».
Moyennant quoi ◀l’▶article 5 — que j’ai nommé celui de ◀la▶ quadrature du cercle — déclare que « ◀la▶ Confédération garantit aux cantons leur territoire, leur souveraineté dans ◀les▶ limites définies par ◀l’▶article 3, leurs Constitutions, ◀la▶ liberté et ◀les▶ droits du peuple, ◀les▶ droits constitutionnels des citoyens, ainsi que ◀les▶ droits que ◀le▶ peuple a conférés aux autorités ». Quant aux limites posées à ◀la▶ souveraineté des cantons, elles sont définies par ◀l’▶article 8 : « ◀La▶ Confédération a seule ◀le▶ droit de déclarer ◀la▶ guerre et de conclure ◀la▶ paix, ainsi que de faire avec des États étrangers des alliances et des traités, notamment de douanes et de commerce. »
◀L’▶autorité suprême de ◀la▶ Confédération sera exercée par ◀l’▶Assemblée fédérale, qui se composera de deux chambres : ◀le▶ Conseil national, formé des députés du peuple suisse, et ◀le▶ Conseil des États (correspondant au Sénat américain), formé de deux députés par canton.
◀L’▶autorité exécutive est exercée par un conseil fédéral composé de sept membres, élus par ◀l’▶Assemblée, et qui dirigent chacun un département fédéral (ou ministère). Ces ministres ne représentent pas ◀les▶ cantons et ne sont pas renversés par ◀les▶ chambres. Si tel projet de loi qu’ils présentent n’est pas accepté, ils ◀le▶ retirent sans se retirer eux-mêmes.
◀Les▶ droits d’initiative et de référendum, tant en matière constitutionnelle que législative, sont exercés par ◀le▶ peuple dès qu’un nombre suffisant de citoyens en font ◀la▶ demande.
◀La▶ préoccupation déterminante de cette Constitution est de toute évidence ◀la▶ sauvegarde des autonomies cantonales, fût-ce au prix de ◀la▶ délégation à un pouvoir fédéral de ceux des attributs de ◀la▶ souveraineté qu’aucun canton ne saurait prétendre exercer seul : ◀la▶ défense, ◀les▶ relations avec ◀les▶ grands États voisins, et ◀la▶ politique économique générale. Situation en tous points comparable à celle de ◀l’▶Europe du xxe siècle, qui appelle impérieusement ◀le▶ même type de solutions.
◀L’▶union pour ◀la▶ diversité
Ce qu’il importe de souligner, c’est que ◀la▶ fédération n’a pas pour but ◀la▶ création d’une puissance collective, mais au contraire, ◀la▶ garantie des libertés particulières, qui autrement resteraient sans défense, et que nul n’aurait charge d’assurer.
Sans ◀l’▶union fédérale, qui procure ◀les▶ moyens de défendre ◀le▶ tout, nulle partie n’eût été en mesure d’assurer son indépendance. ◀Les▶ cantons alémaniques eussent été revendiqués par ◀le▶ Deutschtum, ◀le▶ Tessin par ◀l’▶Italianita. Quant à ◀la▶ Romandie, elle eût subi ◀le▶ sort de Genève — ◀l’▶annexion pure et simple, assaisonnée de préfets et de ◀la▶ lecture exclusive mais obligatoire du Moniteur.
On a trop dit que ◀l’▶union fédérale est une union dans ◀la▶ diversité comme s’il s’agissait là d’une prouesse paradoxale ou d’un compromis empirique. ◀L’▶union fédérale, à vrai dire, ne se fait pas en dépit de ◀la▶ diversité, mais pour ◀la▶ maintenir et perpétuer, parce qu’en elle seule, résident ◀la▶ santé et ◀la▶ vitalité de ◀l’▶ensemble.
On voit ici ◀la▶ double erreur tragique des jacobins de gauche et de droite, qui s’imaginent, comme MM. Marchais et Debré, que ◀le▶ fédéralisme interne conduirait au séparatisme, tandis que ◀la▶ fédération européenne conduirait au contraire à ◀la▶ fusion de toutes ◀les▶ diversités dans « un magma informe », comme certains ◀le▶ ressassent.
Il n’y a en vérité aucune raison pour qu’une Europe fédérale fasse aux États-nations ce que ceux-ci ont fait à leurs provinces, mais on ne voit que trop bien ce qui incite ◀les▶ jacobins de tous pays à craindre que ◀les▶ nations étatisées de ◀l’▶Europe actuelle ne soient traitées comme ◀le▶ furent ◀les▶ « nations » primitives de ◀la▶ France, de ◀la▶ Grande-Bretagne et, dans une moindre mesure, de ◀l’▶Espagne — ces trois prototypes de ◀l’▶État national.
◀Les▶ pratiques fédérales ou fédératives ont dominé dans ◀les▶ deux tiers de ◀l’▶Europe au temps du Saint-Empire romain germanique, du xe au xviie siècle. Aujourd’hui, ◀les▶ nations ◀les▶ plus modernes de tous ◀les▶ continents se réclament du modèle fédéraliste : Canada, USA, Mexique, Brésil, Nigéria, Inde, URSS, RFA. En Europe même, ◀l’▶évolution vers ◀la▶ formule des régions fédérées vient de marquer des progrès spectaculaires, avec ◀la▶ récente Constitution espagnole et ◀le▶ projet de Constitution belge.
Mais, dira-t-on, toutes ◀les▶ fédérations existantes ne se voient-elles pas contraintes, sous ◀la▶ pression des faits, à renforcer ◀les▶ mesures de centralisation ? ◀La▶ Suisse même peut-elle échapper à ce processus ? C’est oublier que ◀le▶ principe de répartition des pouvoirs, dans une fédération digne du nom, consiste à situer ◀les▶ décisions au niveau communautaire ◀le▶ mieux accordé aux dimensions de ◀la▶ tâche considérée, et toujours en partant des plus petites unités : communes, ateliers, coopératives.
C’est ce que ◀le▶ diplomate américain D. Moynihan formulait naguère à propos des USA, mais qu’il est facile de transposer en termes européens : « Ne confiez jamais à une plus grande unité ce qui peut être fait par une plus petite. Ce que ◀la▶ famille peut faire, ◀la▶ municipalité ne doit pas ◀le▶ faire. Ce que ◀la▶ municipalité peut faire, ◀les▶ États ne doivent pas ◀le▶ faire. Et ce que ◀les▶ États peuvent faire, ◀le▶ gouvernement fédéral ne doit pas ◀le▶ faire. »
Il est normal qu’à mesure qu’augmentent ◀les▶ dimensions des tâches — transports, énergie, emploi, inflation, défense — ◀le▶ niveau de ◀la▶ décision s’élève jusqu’à devenir continental (pour ◀les▶ objets cités ci-dessus) ou mondial (s’il s’agit des océans et des forêts de ◀la▶ planète, c’est-à-dire de ◀l’▶air respirable par ◀l’▶espèce humaine). Pas question de centralisation dans tout cela, mais d’adaptation rationnelle des dimensions d’une tâche à celles de ◀la▶ communauté ◀la▶ mieux équipée pour ◀la▶ mener à bien.
Tel étant ◀le▶ fédéralisme, selon ◀la▶ pratique six fois séculaire des Suisses, quelles sont ses chances dans ◀le▶ monde de demain ? ◀La▶ réponse me paraît implicite dans ◀la▶ citation de D. Moynihan. ◀Les▶ dimensions de nos problèmes devenant de plus en plus continentales, voire mondiales, il apparaît que ◀la▶ formule fédérale qui a fait ◀la▶ Suisse ne peut plus se limiter aux frontières de ce pays.
Transposant ◀la▶ thèse de Trotski sur ◀le▶ communisme, reconnaissons que « ◀le▶ fédéralisme n’est plus possible dans un seul pays ». Ou bien ◀la▶ formule suisse va s’étendre à ◀l’▶Europe, ou bien ◀la▶ Suisse va se voir réduite au statut d’un État-nation en réduction, avec ses problèmes insolubles à cette échelle.
Un dernier mot. De grandes disputes se sont élevées en France sur ◀le▶ dilemme « fédération ou confédération ». ◀La▶ distinction entre ces termes, inexistante dans ◀l’▶expérience historique de ◀la▶ Suisse, ne correspond qu’à des définitions académiques et, par nature, conventionnelles. En revanche, lorsqu’on ◀l’▶invoque avec passion, comme on ◀l’▶a fait tout au long de ◀la▶ campagne pour ◀l’▶élection de ◀l’▶Assemblée des Neuf, elle devient très révélatrice du taux de sincérité des partisans de ◀l’▶union.
Ceux qui préconisent ◀la▶ confédération optent pour ◀la▶ formule méfiante, égoïste, et qui prévoit ◀l’▶échec à terme, de ◀la▶ simple liaison : je ne m’engage à rien au-delà de ce qui me convient, tant pis pour l’autre. Et ceux qui préconisent ◀la▶ fédération optent pour ◀la▶ formule créatrice et confiante du mariage : nous nous engageons réciproquement « pour ◀le▶ meilleur et pour ◀le▶ pire […] jusqu’à ce que ◀la▶ mort nous sépare », donc sans limitation d’intérêt ni de temps. Enfin quelque chose de grand, et qui serait en même temps raisonnable !
Fédéral ou confédéral, ◀le▶ modèle suisse figure dans ◀l’▶Europe d’aujourd’hui à la fois le dernier témoin de ◀l’▶antique unité de nos peuples et ◀le▶ présage d’un renouveau possible.