(1979) Tapuscrits divers (1980-1985) « Rapport intérimaire pour Ecoropa (27 juillet 1979) » pp. 1-10

Rapport intérimaire pour Ecoropa (27 juillet 1979)n

I. L’idée générale : formule d’une Europe parallèle ou rêverie d’un fédéraliste libertaire6

Parmi les droits fondamentaux de l’homme, le droit au rêve est l’un des plus souvent négligés… par ses ayants droit. Saisissant l’occasion d’un jubilé qui peut porter à l’indulgence, je viens soumettre au jugement du grand juriste qu’est Fernand Dehousse un cas pendable d’utopie fédéraliste, dont je ne conteste pas être l’auteur.

 

L’évolution de l’idée européenne, du congrès de La Haye, 1948, aux derniers marathons agricoles de Bruxelles, illustre la croissance zéro.

Depuis trente ans que nos chefs d’État la disent urgente, notre union n’a cessé de ne pas avancer. J’y vois la preuve qu’on ne peut la faire sur la base de ces États-nations qui partagent aujourd’hui la planète en un peu plus de 160 « souverainetés absolues ».

Mais si l’on ne peut pas la faire avec eux, peut-on l’imaginer sans eux ?

 

Des régions se dessinent peu à peu dans la réalité continentale. Oblitérées depuis deux siècles par la méfiance ou la haine vigilantes de l’administration centralisée, elles reprennent leur relief sitôt qu’il est question de dévaloriser si peu que ce soit les frontières que décrètent, sur notre péninsule, le hasard des guerres et le jeu des traités.

« Une région ne se délimite pas, elle se reconnaît », écrivait Vidal de la Blache. Une quarantaine de ces « reconnaissances » sont en train de s’opérer dans l’Ouest européen. Or, la plupart des aires régionales qui se font reconnaître ainsi se trouvent être transfrontalières. Et l’on y est amené à constater que, confrontés aux problèmes qui s’y posent, les États-nations à tout coup bloquent les solutions de bon sens. Il s’agit, pour la capitale, de sauver l’idée de souveraineté, et non pas de résoudre telle ou telle crise concrète.

Mais à cause de cela même, ces régions prennent conscience à la fois de leur identité particulière, et de leur problématique commune. Elles demandent à s’autogérer, et voient bien qu’elles devraient se fédérer à cette fin.

Qui pourrait les retenir de le faire ? Les États-nations seuls. Mais ils devraient alors s’avouer franchement totalitaires, comme aucun, jusqu’ici, ne l’a osé à l’Ouest. Le problème reste donc de savoir à quel moment et sous quelle forme l’État-nation pourrait se voir contraint de s’opposer par la force au scénario qui suit, et s’il en aurait les moyens.

J’en viens au récit de mon rêve.

 

Je voyais les quarante régions qui naissent sur notre continent : du Schleswig à Bâle par la Frise et la vallée du Rhin ; du Léman à Gorizia sur l’arc alpin. Et je voyais plus loin le pays de Galles, la Bretagne, Euskadi, les Catalans… Je voyais des régions décrétées par la capitale nationale (comme Rhône-Alpes) ou au contraire revendiquées contre la capitale (comme la Savoie) ; des régions en pleine renaissance historique, ou seulement révélées par une crise socio-économique ; des régions naturelles homogènes ; des régions ethniques brimées ou transfrontalières divisées. Je les voyais en train de se compter, de se nommer, de se lier et jumeler, de découvrir leurs complémentarités. C’était leur droit et leur plaisir, et c’était leur devoir civique.

Et dans l’euphorie qui émanait de cette vision d’un continent renaissant, je me disais…

Rien n’empêchera… selon les lois en vigueur dans nos États démocratiques, toutes ces régions, si elles le désirent, de se retrouver une fois par an au cours d’assises européennes réunissant leurs délégués, comme le font après tout les pharmaciens, les assureurs et les philatélistes, pour ne rien dire des internationales socialistes ou libérales.

Rien n’empêchera ces assemblées, si elles l’entendent, de faire appel à des compétences reconnues dans les domaines économique, écologique, éducatif, scientifique…

Rien n’empêchera que ces hommes compétents, avec l’aide de contributions financières fournies par les régions, ne créent, pour remplir leur mission, une série d’agences européennes — pour l’économie, l’énergie, les transports et l’écologie, l’éducation et la culture, les régions et les communes, les relations extracontinentales…

Rien n’empêchera que les chefs de ces agences dispersées sur le continent, dans des villes comme Bruxelles, Paris, Genève, Bonn7, Copenhague, Strasbourg, Turin, Vienne, Barcelone, Zagreb ou Lisbonne — distantes l’une de l’autre en moyenne d’une heure d’avion — , ne tiennent des réunions hebdomadaires, afin de concerter les options politiques propres à sauvegarder les les mouvants équilibres entre l’homme, la cité, et la nature, dans l’ensemble de nos pays.

Dans le cadre de cette politique générale, rien n’empêchera, bien au contraire, que les conclusions de recherches, les expertises, les recommandations et les directives émises par chacune des agences ne soient reçues par les régions de la même manière que les ordonnances du médecin par celui qui l’a consulté, — contrairement à ce qui se passe d’ordinaire avec les circulaires ministérielles, bien vite classées, parfois sans avoir été lues, puisqu’on ne les avait pas sollicitées et qu’elles servent peut-être les besoins de l’État, mais assurément pas les nôtres.

Rien n’empêchera, enfin, que les assemblées annuelles ne fonctionnent en fait comme des Chambres — et d’abord comme Sénat des régions ; que ces agences ne jouent le rôle de ministères fédéraux, certes non officiels, d’autant plus efficaces ; et que leurs chefs responsables ne constituent ensemble, sous le nom de Conseil européen, un exécutif collégial au service des régions, et selon leurs besoins.

Un beau jour, on s’apercevra que l’Europe fédérée est virtuellement faite. (Ce qu’on ne saura peut-être pas, c’est qu’elle sera faite à l’image de la Suisse, avec ses départements fédéraux dont les chefs élus par les Chambres et ne relevant pas des États membres composent un Conseil fédéral ou exécutif — et avec ses délégués des régions administratives, correspondant aux cantons, et des régions fonctionnelles, correspondant aux organisations professionnelles, lesquelles chevauchent en Suisse les frontières cantonales.)

Le jour où les ordinateurs consultés répondront que les liens concrets tissés entre les régions, le tissu des relations nouées entre elles sont devenus plus solides que les liens juridiques traditionnels et abstraits subsistant entre chaque région et sa capitale nationale — ce jour-là, la révolution européenne sera virtuellement accomplie. Il n’y aura pas besoin de fortes secousses ni de mouvement séparatiste pour rompre ceux des liens stato-nationaux peu à peu tombés en désuétude, à supposer qu’ils soient considérés par les habitants des régions comme des subsistances superflues et gênantes d’un passé de chicanes, d’inefficacité et de guerres.

En revanche, si plusieurs régions choisissent de conserver et de renouveler entre elles des liens plus particuliers, dans le cadre de l’État-nation qui les avait jadis « réunies » de gré ou de force — et je pense aux régions françaises, espagnoles ou britanniques — , rien ne les empêchera de le faire, c’est l’évidence. Pourquoi détruire ce qui garde sa raison d’être, dès lors que cela ne bloque plus l’évolution fédérative et peut même lui servir, cas échéant, de relais de planification écologique ou culturelle, ou d’instances d’arbitrage économique ?

Pour franchir la dernière étape vers la fédération continentale, il suffira sans doute d’élire alors un véritable Parlement européen et de se battre pour ses compétences : qu’elles soient très fortes quand il s’agira de régler des tâches de dimensions européennes — mais là seulement — , les régions restant autonomes pour toutes les tâches de dimensions régionales ou communales, dans le cadre des plans continentaux.

 

Supposons des régions organisées, et les agences fédérales qu’elles ont fondées leur envoyant des directives au sujet de l’énergie nucléaire, au sujet des moyens de lutte contre la pollution d’un lac, ou d’un fleuve, au sujet des transports publics transfrontaliers, ou du bilinguisme quand l’ethnie se voit brimée par une langue décrétée « nationale », ou du régime des assurances sociales quand trois frontières politiques divisent une région de main-d’œuvre… Les directives paraissent raisonnables et justes, les pouvoirs locaux et la population se disent prêts à les appliquer. Mais les préfets d’un côté, les ministères de l’autre s’y opposent, pour des raisons majeures, vitales, sacrées : l’indépendance nationale et la souveraineté absolue de l’État. Tout est bloqué. Faut-il s’asseoir et pleurer ? Demandons-nous plutôt où se situe non pas le pouvoir de décision, mais le pouvoir d’application des solutions qui se dégagent ?

Nous verrons que c’est au niveau de la commune, dans la plupart des cas . C’est donc là qu’il s’agit de lutter : pour les autonomies municipales, sans lesquelles pas de régions ni de fédération, — mais qui sont beaucoup plus faciles à conquérir que les grandes décisions d’abandon de souveraineté, peut-être sans lendemain, même obtenues.

Si nous voulons l’Europe — et nous pourrons l’avoir — , c’est au niveau régional et local qu’il nous faut exiger les moyens de la construire, qui sont très simples : le droit de la commune à cotiser au syndicat régional de l’environnement, des transports ou de l’éducation, sur un budget autonome et voté par son peuple.

 

La différence entre le rêve et la réalité est chronologique. La plupart des rêves de l’homme se sont réalisés au cours des âges, — voler, aller au fond des mers et sur la Lune, parler à grande distance, tuer de même et sans risques, voir ce qui n’est pas là, entendre Mozart ou Bach ou la voix de ses parents morts en touchant simplement un bouton.

Seule, l’immortalité résiste encore, pour des raisons tout à fait claires : elle serait pour notre société une catastrophe sans précédent. Mais rien de pareil, bien au contraire, ne menacerait, dans le cas qui me fascine…

Si le rêve des régions se réalise, lui aussi, on dira dans dix ans, dans vingt ans, que c’était si facile à prévoir : tout ce qui était raisonnable y conduisait…

II. Les étapes

Telle étant l’idée générale du projet8 suggéré à Ecoropa lors de la réunion de Bruxelles, en mai 1979, sitôt qu’on pense à le réaliser, on voit se poser trois séries de problèmes.

A. Identifier les régions. On sait à peu près où elles sont, combien elles sont. Mais avant de les convoquer à l’échelle européenne, il serait indispensable de savoir :

— Où sont celles qui méritent le titre de région ? C’est-à-dire quels critères autorisent cette dénomination ?

— Quelles sont leurs instances dirigeantes, if any ?

— Quelles sont leurs principales données quantitatives (population, superficie), mais aussi leurs problèmes majeurs et leurs affinités et complémentarités avec les régions voisines.

Ceci suppose une enquête dans tous nos pays, un personnel compétent pour la conduire, un financement (même si l’on s’adresse à des instituts déjà existants).

B. Convaincre les régions de coopérer à l’échelle européenne, à la création d’une fédération continentale inspirée par une politique écologique et en proposer les moyens.

Rien ne se fera que moyennant l’accord expressément déclaré des régions s’exprimant par les responsables de leurs mouvements, de militants, ou de leurs autorités légales là où elles existent déjà.

C. Convoquer l’Assemblée européenne des régions.

Le processus de nomination des délégués n’est pas très important dans les débuts, et variera d’une région à l’autre. Il y aura des années de tâtonnements et d’à peu près, mais à ce stade, n’importe quoi vaut mieux que rien : on peut au moins travailler dessus.

(Le problème à résoudre préalablement sera celui du financement de l’Assemblée, voyage et séjour des délégués régionaux, frais de staff encourus par l’organisme invitant.)

III. Rôle possible d’Ecoropa

Je le vois à priori comme celui d’un catalyseur de l’opération régionaliste.

Des tentatives d’organisation, ou plutôt de mise en réseau des régions frontalières ont été esquissées, avec des succès divers par la Conférence des pouvoirs locaux et régionaux, qui a son secrétariat au Conseil de l’Europe, et qui a déjà organisé les colloques (ou « confrontations ») à Strasbourg, Salzbourg, Galway, Bordeaux, entre 1972 et 1978.

Ces initiatives tendent plus ou moins expressément — dans l’esprit des fonctionnaires du CE qui en sont responsables, appuyés par de nombreux éléments des mouvements régionaux — à l’instauration d’un Sénat européen des régions. Mais la nature intergouvemementale du Conseil de l’Europe, et donc de la Conférence qui en dépend, ne laisse pas espérer de réalisations réellement fédéralistes, c’est-à-dire inacceptables par le Comité des ministres du CE, qui tranche de tout en dernier ressort. Si, au mieux (ou au pire, selon moi) les travaux des colloques prochains devaient aboutir à des réalisations concrètes (élection d’un Sénat des régions sous les auspices des gouvernements stato-nationaux), les espoirs des fédéralistes véritables seraient compromis, voire anéantis pour longtemps.

Le problème se ramène à ceci :

— partir des résultats acquis par la Conférence des pouvoirs locaux et régionaux ;

— mais aussi reprendre tout le problème sur la base d’une organisation européenne des régions par elles-mêmes ;

— trouver le moteur ou « principe motivant majeur » de la fédération des régions.

C’est ici qu’Ecoropa me paraît susceptible d’intervenir.

Les partis sont exclus, comme agents fédérateurs. Leurs motivations sociales étant plus polémiques ou impérialistes que fédératrices. (Voir les dénonciations criardes de la SPD par le PCF et même par la moitié des dirigeants du PS français. Voir aussi l’opposition entre les options européennes du PCI et celles du PCF.)

Il faut qu’intervienne ici un facteur non partisan qui par sa nature même oblige à rechercher des solutions régionales et/ou continentales, — ce qui littéralement définit le fédéralisme européen.

Ce facteur est l’écologie, la politique écologique.

Je dis que ce facteur serait catalyseur.

Ecoropa n’est nullement équipée, actuellement, pour assumer la tâche de fédérer les régions européennes.

Le problème est de savoir si, assumant ce but, elle trouverait par cela même les moyens de l’atteindre.

IV. À discuter à Strasbourg (après de premiers échanges par correspondance)

1. Voulons-nous cela ? Expliquer pourquoi. (Écologie-Régions)

2. Modifications éventuelles du schéma proposé !

3. Ecoropa comme état-major de l’action proposée.

4. Ecoropa comme directeur d’enquête dans les divers pays, sur les points II. A, B, C.

5. Ecoropa comme invitant à la première Assemblée européenne des régions.

6. Comment, sur ce programme, réunir des fonds ?