Une Europe unie et diverse (27 août 1979)bc
Tous nos États se donnent pour but suprême la▶ croissance industrielle sans limites, alors que notre terre et ses ressources sont limitées, et ils obtiennent en fait ◀l’▶inflation et ◀le▶ chômage. Tous prétendent exporter plus qu’ils n’importent, ce qui est rigoureusement impossible à ◀l’▶échelle mondiale et simultanément. Tous croient que ◀le▶ « développement » matériel est synonyme de « Progrès », alors qu’il se traduit en réalité par des inégalités toujours plus grandes et une escalade de ◀la▶ violence entre classes, entre nations, entre Nord et Sud.
Tous croient encore que ◀le▶ bonheur des hommes dépend de ◀la▶ « santé de ◀l’▶Économie » et que, celle-ci dépend de ◀la▶ quantité d’Énergie consommée. ◀Les▶ chefs d’État et ◀les▶ ministres déclarent sans cesse à ◀la▶ TV que renoncer au nucléaire équivaudrait à augmenter très fortement ◀le▶ chômage. Ne se seraient-ils jamais demandé comment il se fait qu’à une consommation d’énergie quintuplée depuis dix ans corresponde un accroissement sextuplé du chômage dans ◀les▶ pays de ◀la▶ Communauté ?
Cette question me paraît fondamentale, décisive. Personne encore ne s’est risqué à y faire face, du côté de nos gouvernants. C’est qu’il faudrait, pour y répondre, dépasser ◀le▶ cadre national et accéder à ◀la▶ notion de fédération continentale. Dans ◀la▶ lutte contre ◀le▶ chômage, par exemple, aucun pays n’osera jamais prendre seul ◀les▶ mesures qui s’imposent, comme ◀les▶ 35 heures : il craindra toujours que ses voisins n’en profitent et n’en abusent. À une crise de civilisation comme celle que nous vivons, il n’est de solution qu’à ◀l’▶échelle d’une grande unité de culture, c’est-à-dire d’un continent au moins, ◀l’▶Europe dans notre cas, celle qui va de Gibraltar aux pays baltes et de ◀l’▶Écosse à Chypre ; celle, surtout, qui pendant près de trois millénaires, à partir de ce que symbolisent ◀les▶ noms d’Athènes, de Rome et de Jérusalem, mais aussi des communautés germaniques et du rêve celtique, a formé ◀les▶ désirs et ◀les▶ besoins des hommes de ce continent, et donc déterminé en profondeur ◀les▶ formes et ◀les▶ buts de leur Économie.
Point de solutions nationales non plus, et c’est encore plus évident, dans ◀le▶ domaine de ◀l’▶Environnement. Là, tous ◀les▶ problèmes qui se posent concernent des réalités qui ne connaissent pas de frontières, étant beaucoup plus vastes ou beaucoup plus locales que ◀la▶ superficie de nos États-nations. ◀Le▶ Rhin, pollué par cinq pays et transformé en poubelle de ◀l’▶Europe médiane ; ◀la▶ couche d’ozone qui protège toute vie contre ◀les▶ rayons ultraviolets ; ◀le▶ cancer causé à 60 %° ou 90 % par notre environnement industriel ; ◀la▶ destruction des forêts à 25 % dans ◀le▶ monde et du plancton des océans, qui fabriquent ◀l’▶oxygène que nous respirons ; ◀la▶ destruction des sols par ◀la▶ progression du béton et de ◀la▶ culture mécanisée ; ◀la▶ pénurie d’eau potable et ◀l’▶extinction de centaines et de milliers d’espèces animales et végétales — tout cela s’opère à travers toutes nos frontières, mais trop souvent ◀la▶ « Souveraineté absolue » de nos États s’oppose aux mesures de défense efficace. Seules, des solutions européennes — parfois même mondiales, comme dans ◀le▶ cas de ◀la▶ protection des océans — pourraient prévenir ◀les▶ catastrophes qui nous menacent à très court terme.
◀Les▶ solutions possibles aux problèmes économiques, énergétiques ou écologiques de ◀la▶ société occidentale ne coïncident jamais avec ◀le▶ territoire d’un de nos États-nations, mais appellent toujours des entités plus grandes (continentales, mondiales) ou plus petites (régionales, locales).
S’il est nécessaire de dépasser nos États-nations par ◀le▶ haut : fédération européenne, il est vital de ◀les▶ dépasser également par ◀le▶ bas : régions autonomes. D’ailleurs ◀les▶ deux mouvements sont en interdépendance étroite : on s’est mis à parler de régions tôt après ◀l’▶inauguration de ◀la▶ Communauté européenne de Bruxelles.
◀La▶ réalité des régions — dont seul, parmi ◀les▶ chefs d’État européens, de Gaulle avait vu ◀l’▶importance historique — c’était encore une utopie voici dix ans. C’est devenu l’un des problèmes capitaux d’aujourd’hui dans la plupart des pays de ◀l’▶Europe. ◀La▶ nouvelle constitution de ◀l’▶Espagne garantit ◀les▶ droits des communautés autonomes existantes ou à créer. ◀Le▶ projet de constitution belge suppose des communes autonomes groupées en « fédération de pays » ou sous-régions, et en trois régions linguistiques plus Bruxelles. ◀Le▶ problème de ◀la▶ « dévolution » du pouvoir central au pays de Galles, à ◀l’▶Écosse, à d’autres régions même anglaises, provoque des remous profonds en Grande-Bretagne. ◀La▶ RFA, ◀l’▶Autriche, ◀la▶ Suisse sont déjà fédéralisées, ◀l’▶Italie est déjà divisée en régions autonomes et semi-autonomes. Et tout cela s’explique par ◀la▶ même dynamique fondamentale dont j’ai proposé ◀la▶ formule : « Écologie, régions, Europe fédérée : même avenir ».
Je voudrais souligner surtout ce grand fait : ◀l’▶aide que nous pourrions et devrions apporter au tiers-monde implique ◀l’▶union sincère de tous nos pays. ◀La▶ crise mondiale est née de ◀la▶ passion qu’a ◀le▶ tiers-monde de copier ◀les▶ traits ◀les▶ plus dangereux de notre civilisation matérialiste. Pour lutter contre cette contagion, un seul moyen : instituer et réussir chez nous un modèle de fédération continentale à base de régions dépassant ◀les▶ égoïsmes nationalistes et ◀les▶ cadres stato-nationaux. Rien d’autre que ◀la▶ fédération de nos peuples ne convaincra ◀les▶ peuples du tiers-monde, car, ainsi que ◀le▶ disait Albert Schweitzer, « ◀l’▶exemple n’est pas ◀le▶ meilleur moyen d’agir sur autrui. C’est ◀le▶ seul ».
On demande souvent si ◀l’▶élection d’un parlement privé de pouvoir législatif mérite un sérieux intérêt. Je répondrai que ◀le▶ Parlement des Neuf possède d’ores et déjà ◀la▶ compétence de voter ◀le▶ budget de ◀la▶ Communauté. Voilà qui suffit bien à décider d’une politique, car ◀le▶ budget, contrairement aux discours, dit ◀la▶ vérité quant aux choix authentiques d’une assemblée et ◀les▶ impose.
Avec ou sans compétences ajoutées, ◀la▶ nouvelle assemblée européenne pourra se prévaloir de ◀la▶ volonté des peuples. Elle pourra même parler, pour la première fois, au nom du peuple européen. Aussi bien est-ce au peuple européen que s’adresse aujourd’hui ◀le▶ rapport dont je viens de vous exposer ◀les▶ vues.
N’est-ce pas à lui que s’adressait Victor Hugo, ◀le▶ visionnaire, lorsqu’il écrivait il y a cent ans :
Hors de nous ◀les▶ gouvernements tentent quelque chose, mais rien de ce qu’ils tâchent de faire ne réussira contre votre décision, contre votre liberté, contre votre souveraineté. Regardez-◀les▶ faire sans inquiétude, toujours avec douceur, quelquefois avec un sourire. ◀Le▶ suprême avenir est en vous… Vous êtes un seul peuple, ◀l’▶Europe, et vous voulez une seule chose, ◀la Paix.