(1979) Tapuscrits divers (1980-1985) « Manès Sperber ou « l’homme qui rappelle » (22 novembre 1979) » pp. 1-5

Manès Sperber ou « l’homme qui rappelle » (22 novembre 1979)p

Il est rare qu’on approche un écrivain par ce qui n’est pas littéraire dans son action ni dans sa création. C’est ce qui m’est arrivé avec Manès Sperber.

Je le connaissais depuis un quart de siècle comme militant de la liberté de l’esprit, engagés que nous étions tous les deux, dès 1950, dans une lutte commune et quotidienne, celle que mena, non sans quelque succès, le Congrès pour la liberté de la culture, en Europe de l’Ouest contre la fascination stalinienne, aux USA contre le maccarthysme, en Amérique latine contre les dictatures socialo-militaires de droite ou militaro-sociales de gauche et leurs effets dans les arts et les lettres, les mass médias, les droits de l’homme ou la recherche scientifique.

Nous fûmes des camarades d’action intellectuelle, politique au sens fort du terme, en confiance immédiate et jamais discutée, avant de nous être lus mutuellement, j’entends d’avoir lu l’un de l’autre autre chose que des appels, des manifestes, des textes pour des combats communs.

Ma vraie découverte de Sperber écrivain date de ma lecture relativement récente des trois volumes de son autobiographie : Porteurs d’eau, Le Pont inachevé et Au-delà de l’oubli 12.

La réussite incontestable de cette œuvre, éminemment lisible, de près de 800 pages, tient sans nul doute à l’art du romancier qui a su transformer cette réflexion critique sur l’époque autant que sur l’auteur lui-même en une histoire véritable, pleine de rencontres, de surprises et de suspense, de coïncidences significatives et de situations dramatiques, au point que le lecteur en oublie qu’il s’agit bel et bien d’évènements politiques, de conflits d’idéologies, de doctrines, de passions collectives. Tout ce qui serait chez d’autres débat d’idées devient ici dialogue, action, conflit ou amitié entre personnes réelles, entre personnes du drame de notre temps, saisies dans leur réalité psychologique autant qu’historique.

Ces trois volumes une fois refermés, on s’aperçoit qu’ils constituent en fait un ample et foisonnant essai sur les thèmes majeurs de l’histoire politique du xx e siècle. Le socialisme et le communisme, dont la lutte fratricide en Allemagne aboutit au triomphe du national-socialisme d’une part, du stalinisme de l’autre, y sont saisis dans l’existence éthique et psychologique de l’homme européen, dans toutes ses effarantes diversités religieuses, nationales, raciales, et dans ses plus profondes contradictions, comme celle qui oppose en nous la volonté de puissance et la passion de la liberté, ou en d’autres termes : le désir d’exercer un pouvoir sur autrui (c’est la puissance) ou de l’exercer sur soi-même (c’est la liberté).

Pas une seule prise de position « européiste » dans ces volumes, mais en revanche l’œuvre est nourrie — comme peu d’autres aujourd’hui — d’une connaissance approfondie, vécue, des diversités de l’Europe, surtout de l’Europe de l’Est, de l’Europe germanique et de l’Europe francophone.

Manès Sperber naît dans une bourgade juive de la Ruthénie, c’est-à-dire d’un district de l’Ukraine rattaché à l’Empire austro-hongrois, et pendant toute son enfance, il se voit « obligé de se débattre que ce soit à l’école ou avec les domestiques de ses parents, entre cinq langues : l’ukrainien, le polonais, le yiddish, l’hébreu et l’allemand ». La guerre de 14-18 et l’avance des Russes obligent sa famille à se réfugier à Vienne, où il découvre la pauvreté. On l’envoie avec d’autres « enfants viennois sous-alimentés » passer un été à Amsterdam. À Vienne, il découvrira très tôt la psychanalyse d’Alfred Adler auprès duquel il travaille dès l’âge de 16 ans, et sur lequel il publie son premier livre, à 20 ans. Devenu psychologue professionnel, il donne des cours à Zagreb, séjourne longuement en Dalmatie, puis il quitte Vienne pour Berlin où il s’engage à fond dans l’action révolutionnaire communiste, tout en donnant des cours du soir sur la psychologie adlérienne. Il fait comme tant d’autres le pèlerinage de Moscou. Il assiste impuissant à la lutte fanatique du PC allemand contre la social-démocratie, qui permettra l’accession d’Hitler en 1933 à la chancellerie du Reich. Traqué par les nazis, arrêté, battu, emprisonné à Berlin, il est libéré en tant que sujet autrichien et part en exil à Paris, où le PC lui assigne la direction d’un institut d’études antifascistes. En 1937, bouleversé par le procès de Moscou, Manès Sperber se décide à rompre avec le PC. Il essaie de se refaire une vie à Vienne, comme psychologue. Mais survient l’Anschluss : nouvel exil en France. Au début de la guerre contre Hitler, il s’engage dans l’armée française, puis après la défaite se réfugie avec sa femme en Suisse, pour s’y voir interner dans un camp, près de Zurich. L’épisode lui aurait laissé un souvenir très amer de notre pays, n’eût été l’intervention du pasteur Maurer et de sa femme, qui recueillent chez eux le couple Sperber avec leur bébé qui vient de naître. Manès Sperber leur rend un émouvant hommage dont je voudrais citer ici quelques lignes :

Le pasteur et sa femme vivaient et se comportaient comme les chrétiens du Sermon sur la montagne. J’avais toujours pensé qu’il devait exister des chrétiens de cette sorte, et voilà que j’en avais découvert dans ce presbytère de la Haldenstrasse. De tels êtres justifient non seulement leur propre existence, mais celle de nous tous sur cette terre ; c’est grâce à eux que la lumière brille même dans les ténèbres.

Dès la libération, les Sperber retournent à Paris, et c’est à ce moment-là que Manès se décide à devenir écrivain et d’abord à republier ses premiers romans. Il a quarante ans. Il va devenir citoyen français. Mais sa carrière littéraire se déroulera d’une manière très originale, voire sans exemple, que je sache, en partie double dirait-on, entre le monde germanique et la France.

Nous voici bien loin, semble-t-il, des origines ukrainiennes et du bourg juif, ou shtetl, de Zablotow. Mais elles expliquent pourtant toute l’œuvre de Sperber. On les y sent partout présentes, avec une sourde autorité. Lui-même se définit souvent par son éducation juive, biblique, dans la tradition hassidique qui régnait au début de ce siècle en Pologne, en Ukraine, en Galicie. Tradition « intégriste » dirions-nous aujourd’hui, hassidim signifiant fidèle et pur. Tradition à la fois rigoriste quant aux rites mais pénétrée d’une ardente espérance dans la venue toujours prochaine du Messie. Tradition dont Manès Sperber a gardé non la foi, mais l’exigence éthique de justice, de vérité à tout prix et d’espérance en dépit de tout, — sa ferveur révolutionnaire. Parlant de sa treizième année, à Vienne, et de ses premiers contacts avec le socialisme, il écrit :

J’avais cessé depuis bien longtemps d’obéir aux commandements et de respecter les innombrables interdits qui gouvernent la vie quotidienne d’un juif pieux, mais je vivais encore dans la même espérance que celle avec laquelle, enfant, j’attendais le Messie. C’était désormais l’activité révolutionnaire qui nous tenait lieu de messianisme. L’idée que ce monde ne peut pas durer, qu’il doit changer radicalement, qu’il peut devenir et deviendra meilleur, ne devait plus m’abandonner ; elle n’a jamais cessé de me guider.

D’où son engagement, dès l’adolescence, au service de la liberté de tous les hommes par la lutte contre toutes les tyrannies, mystifications idéologiques ou pathologiques. Tradition dont il a gardé son sens d’une mission — je dirais dans mon jargon calviniste : d’une vocation.

Trois phrases tirées du dernier tome de l’autobiographie l’illustrent admirablement :

Depuis ma prime jeunesse j’ai toujours considéré qu’il était judicieux et par conséquent nécessaire que chaque être humain vive pour quelque chose.

Ou encore :

Depuis mon jeune âge connaître et professer sa foi étaient pour moi deux actes indissolublement liés.

D’où sa conception très engagée de l’œuvre littéraire :

Toute œuvre est pour moi un appel toujours renouvelé qui doit éveiller le lecteur et m’éveiller moi-même.

(Vous confierai-je qu’en tout cela, je sens quelque chose de fraternel entre le fils de pasteur que je suis et le petit-fils de rabin qu’est Manès.)

Cette exigence, d’origine religieuse, toujours restée décisive même chez l’athée qu’il est devenu dès son adolescence, lui donne une lucidité rare dans l’analyse du long aveuglement des partisans et militants communistes, sous Staline, et lui confère une valeur de témoignage unique sur l’aventure politique dominante du xx e siècle telle qu’il l’a vécue dans le drame, et telle qu’il a vu tant de chefs, d’intellectuels, et parfois de martyrs, la vivre avec lui.

Aujourd’hui, toute la publicité, tous les succès de vente vont aux virtuoses de la palinodie, à ceux qui jouent de la palinodie comme d’une trompette publicitaire ! Tout le succès va donc aux ex-staliniens, même et surtout quand ils se vantent de ne pas rougir de leur passé. Ex-maoïstes qui insultent leurs camarades d’hier au nom de leurs ennemis d’avant-hier, distribuant le blâme à gauche et à droite avec une arrogance qui elle seule reste invariable… Leur seul espoir est qu’on oublie tout ce qu’ils proféraient hier, non la notoriété qu’ils en avaient tirée.

Manès Sperber a écrit pour sa part qu’il voudrait être « l’homme qui rappelle ».

Celui qui analyse l’époque avec toute la patience du biographe le plus cruellement objectif (contre lui-même s’il le faut) et l’amertume de l’autobiographe qui nous donne ses erreurs pour telles.

Mais surtout, à la grande différence des nouveaux libéraux, des nouveaux philosophes, des nouveaux ce qu’on voudra pour une saison, Manès Sperber n’utilise pas son expérience et ses erreurs anciennes pour servir sa gloire personnelle, mais pour en tirer des leçons — non de condamnation d’autrui, mais bien d’action. Il n’a rien renié de ses finalités, il voit mieux ce qu’il faut faire pour obéir à leur appel. Il est resté le militant, le responsable de l’espoir.

En fêtant aujourd’hui cette œuvre qui n’est pas seulement celle d’un homme, celle d’un artiste, celle de l’un des esprits les plus pénétrants parmi nos contemporains, mais qui est aussi la biographie de notre époque, votre académie a voulu attirer l’attention sur l’une des œuvres qui peut le mieux nous guérir de tant d’illusions flatteuses pour notre bonne conscience de libéraux, de démocrates, de libertaires, voire d’hommes de gauche. Une œuvre dure et grave, mais qui peut rallumer l’espoir messianique, malgré tout, de la reconstruction, au-delà des catastrophes imminentes, d’une communauté humaine digne du nom.