Considérations sur une charte culturelle européenne▶ : mémorandum (17 décembre 1979)be
1. Objectif général ◀de▶ ◀la▶ charte
Qu’est-ce qu’une charte et quelle est sa fonction ?
Littré nous dit que c’est un « acte concédant des franchises, des privilèges ». Et ◀l’▶Oxford Dictionary : « A written document delivered by the sovereign or legislature, granting privileges or recognizing rights. »
Dans ◀le▶ cas présent, il est question ◀d’▶un Acte écrit par lequel ◀le▶ Conseil de l’Europe s’adresse aux gouvernements des États membres. Il leur demande non pas ◀de▶ « concéder » ni « ◀d’▶accorder » mais bien plutôt ◀de▶ garantir à ◀la▶ culture — dans ◀les▶ limites ◀de▶ leurs pouvoirs — ◀les▶ franchises, droits et privilèges définis par ◀la▶ charte ◀européenne▶ dont il préconise ◀l’▶adoption.
◀Le▶ titre même ◀de▶ ◀l’▶opération sur laquelle on nous invite à réfléchir oriente donc ◀l’▶esprit vers deux réalités qui sont ◀l’▶◀Europe▶ et ◀la▶ culture dans ◀la▶ mesure où elles sont conçues en relation indissociable, et nous ◀le▶ verrons, en interaction créatrice.
◀Les▶ franchises, droits et privilèges qu’on demande aux États ◀de▶ garantir sont comme toujours en tel domaine doublement motivés et orientés : d’une part il s’agit ◀de▶ libérer ◀les▶ diversités créatrices ◀de▶ ◀la▶ culture en ◀Europe▶, d’autre part, il s’agit ◀d’▶assurer ◀le▶ rayonnement ◀de▶ ◀l’▶◀Europe▶ culturelle dans son ensemble. D’une part donc, éliminer ◀les▶ barrières et chicanes périmées qui encombrent notre continent, pour favoriser ◀les▶ échanges et ◀les▶ opérations communes. D’autre part, donner à ◀l’▶ensemble ses meilleures chances ◀d’▶agir comme un tout à ◀l’▶échelle planétaire.
Harmoniser à ◀l’▶intérieur pour mieux représenter à ◀l’▶extérieur.
2. Des privilèges pour quelle « culture » ?
Que signifie « culture » dans ◀le▶ titre ◀de▶ ◀la▶ charte projetée ?
Il s’agit ◀d’▶un concept à peu près inconnu au siècle dernier, qui n’est accepté dans ◀les▶ dictionnaires, donc dans ◀l’▶usage courant, qu’à partir du milieu de notre siècle, et qui est encore très inégalement perçu dans nos divers pays et aux divers niveaux ◀d’▶éducation intellectuelle dans chacun ◀d’▶eux. Comme en font foi ◀les▶ dictionnaires français, anglais et allemands.
En France, ◀le▶ dictionnaire ◀de▶ Littré, publié en 1865 définit ◀la▶ culture au sens figuré (◀le▶ sens propre étant ◀l’▶agriculture) soit comme culture des lettres, des sciences, des beaux-arts, soit comme instruction, éducation. Sur la première acception, une citation ◀de▶ J.‑J. Rousseau : « Si ◀la▶ culture des sciences est nuisible aux qualités guerrières, elle ◀l’▶est encore plus aux qualités morales32. » Sur la seconde acception, une citation ◀de▶ Voltaire : « Des premiers ans du roi ◀la▶ funeste culture… N’avait que trop en lui corrompu ◀la▶ nature. »
◀Le▶ Petit Larousse en 1948 s’en tient à ◀la▶ définition du Littré : « (fig.) Se dit des arts des sciences, des productions ◀de▶ ◀l’▶esprit ». Suit un seul exemple : « Se livrer à ◀la▶ culture des lettres. »
Il faut attendre 1965 — exactement un siècle après Littré — pour voir apparaître dans ◀le▶ Petit Larousse ◀la▶ double définition du terme culture acceptée depuis plusieurs décennies par ◀les▶ philosophes, essayistes, ethnologues et sociologues : « Ensemble des connaissances acquises, instruction, savoir. / Ensemble des structures sociales, religieuses, etc., des manifestations intellectuelles, artistiques, etc., qui caractérise une société : ◀la▶ culture inca ; ◀la▶ culture hellénistique. »
◀De▶ son côté, ◀le▶ Petit Robert cite des définitions fort analogues mais y ajoute : « Ensemble des formes acquises ◀de▶ comportement dans ◀les▶ sociétés humaines. »
Côté anglais, ◀l’▶Oxford Dictionary donne une définition remontant à 1510 : « Improvement and refinement by education or training » qui vaut bien celle ◀de▶ Littré trois siècles et demi plus tard ; il y ajoute une version modernisée ◀de▶ ◀la▶ même notion : « The training and refinement of mind, tastes and manners ; (…) the intellectual side of civilization » ; et une citation ◀de▶ Matthew Arnold, vers 1860 : « The acquainting ourselves with the best that has been known and said in the world. »
Quant à ◀l’▶Allemagne, on sait qu’elle a passé longtemps aux yeux des Français pour opposer ◀la▶ « Kultur » à ◀la▶ « civilisation » dont ◀les▶ Latins étaient ◀les▶ représentants ◀les▶ plus fins et subtils. Et en effet, si ◀l’▶on se reporte au Brockhaus, équivalent allemand du Grand Larousse et ◀de▶ ◀l’▶Encyclopedia Britannica, on y trouve trois définitions ◀de▶ ◀la▶ culture qui sont à la fois conformes à ◀l’▶idée française ◀de▶ civilisation, et aux notions contemporaines influencées par ◀les▶ ethnologues et ◀les▶ sociologues. ◀Les▶ voici : « Kultur. 1) die Summe der Bestrebungen einer Gemeinschaft, die Grundbedürfnisse der menschlichen Natur nach Nahrung, Kleidung, Obdach, Schutz, Fürsorge and Zusammenhalt under Meisterung der natürlichen Umwelt zu befriedigen und untereinander auszugleichen ; 2) die Hilfsmittel Zu diesen Leistungen und ihr objektiver Ertrag in den Techniken der Nahrungsgewinnung, der gewerbl. Arbeit, der Behausung, des Transports und Verkehrs, in Geräten, Zeichen, Wissenselementen, sittlichen, religiösen und polit. Ordnungen und Institutionen, den Kulturgütern (objektiver K.-Begriff) ; 3) die Bestrebungen nach Veredelung, Verfeinerung und Formung (“Kultivierung”) der menschlichen Persönlichkeit unter Bändigung und Sublimierung ihrer Triebnatur. »
◀De▶ ◀la▶ comparaison ◀de▶ ces trois groupes ◀de▶ définitions, ◀l’▶on déduira que ◀la▶ culture, pour ◀le▶ Français moyen, consiste à cultiver ◀les▶ lettres ; pour ◀l’▶Anglais, à assimiler individuellement ◀le▶ savoir acquis pour affiner son esprit et son goût ; pour ◀l’▶Allemand, à assurer ◀la▶ bonne marche ◀de▶ ◀l’▶économie et des institutions sociales, tout en maîtrisant ◀les▶ instincts et en formant ◀la▶ personnalité. Au pire, en caricaturant un peu : pour ◀le▶ Français moyen ◀la▶ culture consiste à lire des romans ; pour ◀l’▶Anglais, à s’occuper des beaux-arts ; pour ◀l’▶Allemand, à faire marcher ◀la▶ technique. (À l’appui de ces trois descriptions, je dispose ◀de▶ nombreuses citations, anecdotes, confidences ◀de▶ responsables et boutades ◀d’▶hommes politiques.)
Mais ce sont là phénomènes ◀d’▶inertie ◀de▶ ◀la▶ masse qui retarde toujours, et c’est normal, sur ◀les▶ élites du savoir, ◀de▶ ◀la▶ recherche et ◀de▶ ◀la▶ création. Celles-ci sont en accord complet sur ◀la▶ notion ◀de▶ culture comme désignant ◀l’▶ensemble des créations, techniques, comportements sociaux que ◀l’▶homme ajoute à ◀la▶ nature.
Dans cette orientation des esprits, que ◀l’▶on constate dans toute ◀l’▶◀Europe▶ et bien au-delà (Brésil33, États-Unis, Canada, Inde34, dès ◀les▶ années 1930-1939), se manifeste un consensus.
Ces définitions sont ◀de▶ valeur extrêmement inégale pour notre objet, car certaines des plus lapidaires et par là même frappantes, ne signifient pratiquement rien par rapport à ◀la▶ recherche présente. Je n’en donnerai que deux exemples.
Édouard Herriot a dit un jour : « ◀La▶ culture c’est ce qui reste quand on a tout oublié. »
Et T. S. Eliot a écrit35 : « ◀La▶ culture peut être définie simplement comme ce qui rend ◀la▶ vie digne ◀d’▶être vécue. »
C’est profond, c’est subtil, c’est sûrement vrai. Mais que pourrait bien faire ◀de▶ cela ◀la▶ charte envisagée ? Comment un gouvernement pourrait-il encourager ce « reste » laissé par ◀l’▶oubli ? Et ◀de▶ quel droit déciderait-il ◀de▶ ce qui rend ◀la▶ vie digne ◀d’▶être vécue, sans se classer dans ◀le▶ camp des totalitaires ?
Force nous est ◀de▶ ne retenir que ◀les▶ définitions ◀de▶ ◀la▶ culture susceptibles ◀de▶ légitimer, ◀d’▶appeler ou au contraire de limiter strictement, voire ◀d’▶interdire ◀l’▶intervention du pouvoir politique, étatique, gouvernemental.
3. Définitions opérationnelles
À partir de ◀la▶ fin ◀de▶ la Deuxième Guerre mondiale, ◀le▶ terme ◀de▶ culture commence à prendre dans ◀le▶ langage gouvernemental ◀le▶ sens qu’il avait pris depuis Spengler dans ◀les▶ essais philosophiques et sociologiques, ◀de▶ phénomène global créateur ◀de▶ civilisation : sens très proche des définitions que je viens de citer du Brockhaus et du Petit Larousse.
Cette évolution n’est pas encore bien accomplie dans ◀le▶ sigle UNESCO, qui signifie « Organisation des Nations unies pour ◀l’▶éducation, ◀les▶ sciences et ◀la▶ culture », et qui réduirait donc cette dernière à ◀la▶ production littéraire et artistique ou à leur consommation si on ◀le▶ prenait à ◀la▶ lettre.
Hors des Nations unies, c’est-à-dire des gouvernements et ◀de▶ leurs experts, ◀le▶ sens global du mot culture s’impose très vite. ◀Le▶ Congrès ◀de▶ ◀l’▶◀Europe▶, qui se tient à La Haye en mai 1948 et qui réunit quelque huit-cents délégués ◀de▶ tous ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Europe de l’Ouest comporte une commission culturelle où ◀l’▶on débattra ◀de▶ ◀la▶ conception ◀européenne▶ ◀de▶ ◀l’▶homme, des droits de l’homme, ◀de▶ ◀la▶ création ◀d’▶une Cour suprême, ◀de▶ ◀la▶ révision des manuels ◀d’▶histoire, ◀de▶ ◀la▶ liberté ◀d’▶information, ◀de▶ ◀la▶ libre circulation des idées, des personnes et des œuvres, et ◀de▶ ◀la▶ nécessité ◀d’▶exercer « une action ◀de▶ vigilance critique pour assurer ou restaurer ◀la▶ juste valeur des mots sans lesquels aucun pacte n’est possible ».
Dans ◀les▶ textes formulant ◀la▶ mission et ◀le▶ programme du Centre européen de la culture dont ◀la▶ création a été proposée par ce congrès, puis décidée par ◀la▶ Conférence ◀européenne▶ ◀de▶ ◀la▶ culture (Lausanne, 1949), on peut lire ◀les▶ définitions à la fois rigoureuses et opérationnelles ◀de▶ ◀la▶ culture : « Elle est ce qui donne un sens à ◀l’▶existence, au travail comme aux loisirs, et aux relations entre ◀les▶ hommes. Elle n’est pas seulement un héritage à conserver mais une commune manière ◀de▶ vivre et ◀de▶ créer, en accord avec une conception générale ◀de▶ ◀l’▶homme, ◀de▶ sa dignité et ◀de▶ sa destinée. »
Quelques années plus tard, ◀le▶ Centre européen de la culture (CEC) étant en pleine opération, une brochure intitulée Trois initiales donne cette définition pratique ◀de▶ ◀la▶ culture :
Culture a ◀la▶ réputation ◀d’▶être un mot vague. Et il est vrai qu’on lui attribue des contenus assez divers. Mais si nous négligeons ◀les▶ disputes pédantes, il est facile ◀de▶ définir un sens commun à toutes ◀les▶ acceptions du terme. ◀La▶ culture a toujours désigné ◀l’▶action créatrice ◀de▶ ◀l’▶homme, sur ◀les▶ choses ou sur ◀l’▶homme lui-même.
Dès notre Antiquité gréco-romaine, « cultiver » ◀la▶ terre ou ◀l’▶esprit signifie : en tirer davantage que ◀la▶ Nature seule n’eût produit. Un champ ◀de▶ blé, une maison, un poème, une statue, un outil, une équation, résultent ◀d’▶actes culturels artificiels. ◀L’▶homme est cet animal qui tire ◀de▶ ◀la▶ Nature tout ce qui, sans lui, serait demeuré virtuel, et qui par lui devient ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀l’▶humain ; domaine du sens et ◀de▶ ◀l’▶opération ; du pouvoir sur ◀la▶ nature mais d’abord sur soi-même ; domaine ◀d’▶une création au second degré. Culture, en somme, égale nature plus homme.
Ce qui est une autre manière ◀de▶ dire que ◀la▶ culture est une affaire ◀d’▶acquisition et donc ◀d’▶éducation, mais aussi ◀de▶ création.
Suivront plus tard des développements précis sur ◀la▶ double opération ◀d’▶initiation (à ◀l’▶acquis ◀de▶ ◀la▶ communauté) et ◀d’▶initiative individuelle, tournée vers ◀l’▶avenir à créer, qui caractérise ◀l’▶éducation en ◀Europe▶.
Éduquer un enfant, au sens ◀européen▶, ce n’est pas seulement conditionner son esprit mais ◀l’▶alerter ; ce n’est pas seulement lui donner des réflexes mais lui apprendre à réfléchir ; et ce n’est pas seulement ◀l’▶introduire dans ◀la▶ sécurité ◀de▶ ◀l’▶orthodoxie (religieuse, politique ou scientifique) mais ◀le▶ conduire vers son autonomie, vers ◀le▶ libre exercice ◀de▶ ses responsabilités au sein de ◀la▶ société — donc vers son risque personnel, en fin de compte.
Si nous nous demandons maintenant ce qu’est ◀la▶ culture, nous allons voir que sa définition formelle ressemble étrangement, en ◀Europe▶, à celle que ◀l’▶on vient de donner du civisme. En effet, ◀la▶ culture pour un ◀Européen▶, c’est sa participation au trésor commun des œuvres créées depuis des siècles par ◀l’▶esprit des ◀Européens▶.
Mais là encore, ◀le▶ mot participation a un double sens, d’abord réceptif, puis créateur.
◀La▶ culture, ainsi définie, ne saurait être opposée à ◀la▶ technique, qui n’existerait pas sans elle :
1. Gardons-nous ◀d’▶opposer théoriquement culture et technique, comme s’il s’agissait ◀de▶ deux entités indépendantes et au surplus rivales. Leurs sources sont communes, elles jaillissent du même fonds et s’alimentent aux mêmes nappes profondes ◀de▶ ◀la▶ psyché, à la fois fabulatrice et fabricatrice, poétique au sens étymologique du mot.
2. Gardons-nous ◀d’▶opposer technique et culture générale dans nos programmes ◀d’▶éducation scolaire et universitaire. Car cela reviendrait à opposer ◀l’▶arbre et ◀le▶ fruit.
3. Ne perdons jamais ◀de▶ vue ◀le▶ contexte culturel ◀de▶ ◀la▶ technique. Car c’est ce contexte culturel qui agit dans ◀les▶ pays sous-développés, à ◀l’▶insu des bénéficiaires ◀de▶ nos techniques, mais alors ◀d’▶une manière anarchique, souvent néfaste. ◀Les▶ machines inventées par ◀l’▶Occident et transportées dans ◀les▶ pays sous-développés sont ◀les▶ équivalents modernes du cheval ◀de▶ Troie. Elles transportent un « champ culturel » (au sens physique du mot « champ ») et si nous ◀l’▶ignorons, cela signifie que nous négligerons ◀de▶ fournir ◀l’▶effort éducatif correspondant à notre effort ◀d’▶assistance matérielle et technique. Nous donnerons aux pays sous-développés des objets explosifs, destructeurs ◀de▶ leurs traditions ancestrales et ◀de▶ leurs équilibres habitués, sans leur expliquer ◀les▶ dangers et ◀les▶ bienfaits virtuels, conditionnels, ◀de▶ notre apport. Nous leur donnerons des drogues sans mode ◀d’▶emploi, et nos remèdes deviendront des poisons.
Il est donc temps, pour nous Occidentaux, ◀d’▶adjoindre à ◀l’▶assistance technique dont tout le monde parle, et que tout le monde exige à juste titre, une assistance éducatrice et culturelle sans laquelle tous nos dons, même désintéressés, ne créeront outre-mer que ◀le▶ chaos, et n’engendreront que ◀la▶ haine.
4. ◀L’▶économie occidentale, qui sait bien qu’elle dépend ◀de▶ ◀la▶ technique, doit comprendre aussi que ◀la▶ technique dépend ◀de▶ ◀la▶ culture créatrice. ◀L’▶avenir ◀de▶ ◀l’▶Occident ne dépend pas ◀de▶ nos dividendes immédiats ni du niveau ◀de▶ nos salaires, mais ◀de▶ notre faculté ◀d’▶imaginer un développement plus harmonieux ◀de▶ nos rêves et ◀de▶ notre action.
◀L’▶avenir ◀de▶ ◀l’▶Occident ne peut se lire dans ◀les▶ indices ◀de▶ production, mais dans ce que je voudrais appeler ◀l’▶indice ◀de▶ ◀l’▶équilibre humain. Il appartient à ◀la▶ culture ◀de▶ concevoir cet équilibre éco-social, ◀d’▶en formuler ◀les▶ conditions morales ; à ◀la▶ technique ◀de▶ ◀le▶ servir, ◀d’▶en fournir ◀les▶ moyens matériels.
Et Robert Oppenheimer n’a cessé ◀d’▶insister sur ◀la▶ nécessité ◀d’▶une culture générale, englobant ◀la▶ littérature et ◀la▶ métaphysique, si ◀l’▶on veut que ◀la▶ recherche scientifique n’aboutisse pas à des monstruosités.
4. Relations entre « ◀Europe▶ » et « culture »
Dans ◀le▶ Rapport culturel présenté au Congrès ◀de▶ ◀l’▶◀Europe▶, à La Haye, en mai 1948, j’écrivais :
S’il est vrai que ◀les▶ motifs immédiats ◀de▶ notre union sont ◀d’▶ordre économique et politique, il n’est pas moins certain que ◀l’▶unité ◀de▶ ◀l’▶◀Europe▶ est essentiellement culturelle, si ◀l’▶on prend ◀le▶ mot dans son sens ◀le▶ plus large.
◀La▶ culture véritable n’est pas un ornement, un simple luxe, ni un ensemble ◀de▶ spécialités qui ne concernent pas ◀l’▶homme ◀de▶ ◀la▶ rue. Elle naît ◀d’▶une prise de conscience ◀de▶ ◀la▶ vie, ◀d’▶un besoin perpétuel ◀d’▶approfondir ◀la▶ signification ◀de▶ ◀l’▶existence, et ◀d’▶augmenter ◀le▶ pouvoir ◀de▶ ◀l’▶homme sur ◀les▶ choses. Elle a fait ◀la▶ grandeur ◀de▶ ◀l’▶◀Europe▶.
Car, du point de vue ◀de▶ ◀la▶ géographie, ◀le▶ continent ◀européen▶ n’est qu’une péninsule ◀de▶ ◀l’▶Asie. Si ce petit coin ◀de▶ terre n’en est pas moins, depuis plus ◀de▶ deux-mille ans, ◀le▶ foyer ◀d’▶une puissance ◀d’▶invention sans égale et qui rayonne sur toute ◀la▶ planète, c’est à ◀l’▶esprit ◀de▶ ses habitants, c’est à sa culture qu’il ◀le▶ doit.
◀La▶ création, ◀la▶ transmission et ◀l’▶élaboration ◀de▶ ◀la▶ culture n’ont jamais été, en ◀Europe▶, ◀l’▶apanage ◀d’▶une doctrine unique, ◀d’▶une nation ou ◀d’▶une caste choisie. Elles résultent au contraire ◀d’▶un dialogue permanent (bien souvent dramatique, parfois tragique) entre un grand nombre ◀de▶ réalités et ◀de▶ tendances antagonistes qui, toutes, ont contribué à faire ◀l’▶◀Europe▶ et à modeler ◀l’▶idée ◀européenne▶ ◀de▶ ◀l’▶homme : antiquité et christianisme, Église et État, catholicisme et protestantisme, attachements régionaux et sens ◀de▶ ◀l’▶universel, mémoire et invention, respect ◀de▶ ◀la▶ tradition et passion du progrès, science et sagesse, germanisme et latinité, individualisme et collectivisme, droits et devoirs, liberté et justice…
Dans ce débat auquel chacun ◀de▶ nous participe plus ou moins consciemment, réside ◀le▶ secret du dynamisme occidental et ◀de▶ ◀l’▶inquiétude créatrice qui pousse ◀l’▶◀Européen▶ à remettre en question, ◀de▶ siècle en siècle, ses rapports avec Dieu, avec ◀le▶ monde, avec ◀l’▶État et ◀la▶ communauté.
Toute notre histoire illustre ce débat, qui se livre en chacun ◀de▶ nous. Elle est ◀l’▶histoire des risques ◀de▶ ◀la▶ liberté, progressant entre ◀les▶ écueils du désordre et ◀de▶ ◀la▶ tyrannie.
Mais il est clair que ce qui s’oppose à ◀l’▶union nécessaire ◀de▶ nos peuples, et à ◀la▶ formation ◀d’▶une conscience commune — condition préalable ◀de▶ tout civisme ◀européen▶ — c’est ◀le▶ nationalisme ; et chacun sait que ◀le▶ nationalisme a été propagé par ◀l’▶École et ses manuels depuis ◀le▶ milieu du xixe siècle. ◀Les▶ manuels ◀de▶ mon enfance — histoire et géographie, mais histoire ◀de▶ ◀l’▶art aussi — présentaient ◀l’▶◀Europe▶ comme un puzzle ◀de▶ nations, et sa culture comme ◀l’▶addition ◀d’▶une vingtaine ◀de▶ « cultures nationales » bien distinctes, autonomes et rivales. Cette conception n’est pas seulement responsable ◀de▶ guerres absurdes, justifiées aux yeux des masses par ◀le▶ chauvinisme culturel — ◀les▶ Français ◀de▶ 1914 croyaient défendre ◀la▶ civilisation contre ◀les▶ Allemands qui croyaient défendre leur Kultur — elle se dissipe comme brume au soleil à la lumière de ◀l’▶histoire, et très particulièrement ◀de▶ ◀l’▶histoire des arts, ◀de▶ ◀la▶ peinture et ◀de▶ ◀la▶ musique.
Qu’il s’agisse ◀de▶ musique, ◀de▶ peinture, ◀d’▶architecture, ◀de▶ philosophie ou ◀de▶ science, pour ne rien dire ◀de▶ ◀la▶ religion qui ◀les▶ inspira toutes au départ, il n’est pas une seule branche ◀de▶ notre culture qui ne résulte ◀de▶ mille échanges, tissant ◀l’▶œuvre commune des ◀Européens▶, pas une seule que ◀l’▶on puisse étudier sérieusement dans ◀le▶ champ limité par ◀les▶ frontières ◀d’▶une seule ◀de▶ nos nations actuelles. Il n’y a pas plus ◀de▶ « peinture française » que ◀de▶ « chimie allemande » ou ◀de▶ « mathématiques soviétiques », car avant tous ces découpages arbitraires, il y a ◀la▶ grande communauté ◀de▶ créations et ◀d’▶influences mutuelles qui s’appelle ◀l’▶◀Europe▶ dans ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶esprit humain.
Montrer cela sans relâche et en toute occasion à nos élèves, ce n’est pas seulement faire ◀de▶ ◀l’▶histoire honnête, après un siècle ◀de▶ falsification nationaliste des perspectives, c’est aussi faire ◀l’▶◀Europe▶ dans ◀les▶ jeunes esprits, et c’est montrer son unité fondamentale, base ◀de▶ ◀l’▶union qu’il reste à faire.
Mais ce nationalisme, ◀d’▶où a-t-il reçu ses meilleures justifications, sinon précisément ◀de▶ notre culture ? C’est donc là qu’il s’agit ◀d’▶attaquer son virus, dans ◀les▶ esprits, dans ◀les▶ manuels ◀d’▶histoire, dans ◀les▶ réflexes conditionnés ◀de▶ ◀l’▶opinion, acquis sur ◀les▶ bancs ◀de▶ ◀l’▶école. Agir sur ◀la▶ culture, et par elle, est donc ◀la▶ condition ◀de▶ notre sécurité et ◀d’▶une possible paix future.
◀L’▶union ◀de▶ ◀l’▶◀Europe▶ est apparue indispensable au lendemain ◀de▶ la Deuxième Guerre mondiale pour éviter ◀le▶ retour ◀d’▶une guerre franco-allemande36 et en même temps pour ranimer ◀l’▶économie traumatisée du continent. Ce motif ◀de▶ ◀la▶ prospérité servit ◀les▶ pionniers ◀de▶ ◀la▶ CECA. Mais là encore, on s’aperçut que ◀la▶ supériorité technique ◀d’▶une société est à base de culture vivante et générale.
Mais pendant que ces deux motifs agissaient et que ◀l’▶◀Europe▶ commençait à s’unir ◀le▶ monde changeait, encore plus vite. Partout où l’une ◀de▶ nos nations se retirait ◀d’▶une colonie, ◀la▶ civilisation ◀européenne▶ s’y voyait aussitôt aspirée et avidement copiée, à commencer par ses aspects ◀les▶ plus douteux. On retournait contre ◀l’▶◀Europe▶ ses principes mal compris qu’elle avait si mal illustrés. Politiquement minorisée, parce qu’elle ne forme pas encore une unité réelle, mais encore accusée ◀d’▶impérialisme : matériellement privilégiée, donc accusée ◀de▶ matérialisme ; sommée au nom de ses principes ◀d’▶offrir une aide au-dessus des moyens ◀de▶ ses petites nations divisées, et qu’au surplus ◀les▶ sagesses ◀d’▶outre-mer se réservent ◀le▶ droit ◀de▶ tenir pour dérisoire ou pour néfaste, non sans justes raisons peut-être, — ◀l’▶◀Europe▶ est mise en crise par ◀le▶ monde qu’elle a fait, qui est né ◀de▶ ses œuvres. Cette crise est ◀de▶ nature foncièrement culturelle, pour ne pas dire spirituelle, métaphysique.
Ici paraît le troisième motif : il faut que ◀l’▶◀Europe▶ s’unisse pour qu’elle puisse exercer sa fonction spécifique dans ◀le▶ monde nouveau. Il faut qu’elle s’unisse pour que sa voix, demain, puisse se faire entendre au tiers-monde — qui n’entend aujourd’hui que ◀le▶ concert discordant ◀de▶ nos « intérêts nationaux », et nomme cela « néo-colonialisme ». Mais que dira cette voix, si elle arrive à parler ?
C’est ◀la▶ question qu’auront à se poser ◀les▶ rédacteurs ◀de▶ ◀la▶ charte envisagée.
◀D’▶une manière pragmatique et globale appelons « culture » ce qui a fait ◀de▶ ◀l’▶◀Europe▶ autre chose que ce qu’elle est physiquement, autre chose qu’un cap de l’Asie37 (4 % des terres émergées ◀de▶ ◀la▶ planète) : ◀le▶ cœur et ◀le▶ cerveau du monde moderne. C’est là qu’il faut chercher ◀les▶ vrais secrets ◀de▶ notre puissance, même matérielle, et donc ◀de▶ notre indépendance. Si maintenant nous voulons fonder ◀l’▶◀Europe▶ unie sur une base ferme et réaliste, fondons-◀la▶ sur sa force principale, qui est dans ◀l’▶ordre ◀de▶ ◀l’▶esprit…
◀Europe▶, qui fut d’abord un mythe sémite et grec, plus une définition géographique — ◀l’▶Ereb hébreux, ◀le▶ pays du couchant, part ◀de▶ Japhet — comme ◀l’▶Asie fut celle ◀de▶ Sem, et ◀l’▶Afrique celle ◀de▶ Cham —, ◀l’▶◀Europe▶ est à nos yeux une unité ◀de▶ culture. Sur ◀la▶ base ◀de▶ cette unité intégrant ◀les▶ apports ◀les▶ plus divers au cours des siècles, mais antérieure et supérieure à tous ◀les▶ découpages successifs ◀de▶ nos frontières nationales, ◀l’▶union économique et politique ◀de▶ nos peuples peut et doit aujourd’hui s’édifier.
Résumons-nous : ◀l’▶◀Europe▶, c’est très peu de chose plus une culture.
Ce qui peut s’exprimer sous une forme encore plus ramassée, par ◀la▶ formule ◀la▶ plus célèbre des temps modernes :
E = mc2
que nous prendrons ◀l’▶extrême liberté ◀de▶ lire ainsi :
◀Europe▶ (E) égale masse médiocre (m) multipliée par culture intensive (c2).
1° Que ◀le▶ titre ◀de▶ « charte ◀européenne▶ ◀de▶ ◀la▶ culture » est au regard de ◀l’▶histoire des idées redondant ; mais que ◀le▶ pléonasme culture ◀européenne▶ se justifie en tant que rappel à ◀la▶ spécificité ◀de▶ notre concept ◀de▶ culture comparé à ce que nous appelons par exemple culture congolaise, culture khmer, cultures précolombiennes, voire culture des Îles Trobriand.
2° Que ◀la▶ culture ◀européenne▶, dans ◀la▶ diversité sans exemple ◀de▶ ses sources (égyptiennes, mésopotamiennes, indo-européennes, perses, grecques, hellénistiques, romaines, germaniques et celtiques, arabes au Moyen Âge, slaves au xixe siècle, afro-américaines au xxe siècle) n’a pas ◀le▶ moindre rapport avec ◀l’▶image qu’en donnent ◀les▶ manuels scolaires et ◀les▶ déclarations des « agences culturelles » ◀de▶ nos États-nations ◀européens▶, qui opèrent sur ◀la▶ fiction (pour ne pas dire ◀la▶ fabrication délibérée, à fins ◀de▶ propagande) ◀d’▶une culture ◀européenne▶ qui ne serait qu’une manière ◀de▶ parler, désignant ◀l’▶addition ◀d’▶autant ◀de▶ « cultures nationales » qu’il y a ◀d’▶États souverains dans ◀l’▶◀Europe▶ ◀d’▶aujourd’hui.
3° Qu’il serait vain, en matière de culture, ◀de▶ vouloir poser à ◀l’▶universalisme et ◀de▶ nier ◀les▶ spécificités continentales (◀Europe▶, Afrique noire, monde arabe, Inde brahmanique, Sud-Est asiatique bouddhiste, Indonésie, Chine, Japon, Amérique latine). Encore plus vain ◀de▶ rabâcher à propos des considérations précédentes ◀le▶ reproche « ◀d’▶européocentrisme ». Car tout ce qui existe, dans ◀l’▶ordre culturel, est régional — au sens continental comme au sens local, ou n’est pas. Nous ne pouvons servir ◀l’▶humanité en général qu’en pratiquant notre culture particulière dans ses valeurs ◀les▶ plus hautes, celles qui convergent : non-violence, non-égoïsme absolu, ou amour actif du prochain, allant jusqu’à « donner sa vie pour ceux qu’on aime »… Ueber allen Gipfeln ist Ruh dit Goethe : sur tous ◀les▶ sommets règne ◀la▶ paix.
4° Pas ◀d’▶◀Europe▶ indépendante et viable sans ◀l’▶apport créateur toujours renouvelé ◀de▶ sa culture. Mais pas ◀de▶ culture créatrice sans ◀le▶ libre dialogue entre personnes et communautés, sans ◀la▶ libre circulation des hommes, des idées et des biens entre foyers locaux et régions autonomes, à ◀l’▶échelle ◀d’▶une fédération continentale aux frontières ouvertes, et sans ◀la▶ restauration ◀d’▶une véritable communauté des esprits.
5. Éléments constituants ◀de▶ ◀la▶ culture ◀européenne▶, aujourd’hui
Telle étant aujourd’hui ◀la▶ culture au sens ◀le▶ plus généralement accepté par ceux qui y ont réfléchi, qui en vivent, et surtout qui contribuent à sa vie et à son évolution, il s’agit maintenant :
a) ◀d’▶énumérer ◀les▶ aspects variés ◀de▶ cette réalité qui se révèle en ◀Europe▶ et en tant qu’◀européenne▶ plus multiforme et pluraliste que nulle part ailleurs et en nul autre temps ;
b) ◀d’▶examiner lesquels ◀de▶ ces aspects sont par nature hors ◀d’▶atteinte des pouvoirs publics et lesquels en revanche peuvent être influencés, favorisés ou lésés par ◀l’▶action ◀d’▶un gouvernement ;
c) ◀de▶ formuler ◀les▶ motifs ◀de▶ non-intervention ou ◀d’▶intervention souhaitable des pouvoirs publics dans tel domaine, en marquant ses limites ;
d) ◀de▶ traduire enfin ces constatations, vœux et décisions en articles ◀de▶ ◀la▶ charte, définissant ◀le▶ rôle des pouvoirs publics en matière de culture, d’une part ; et d’autre part ◀les▶ privilèges, droits et devoirs, priorités, aides ◀de▶ tous ordres que ◀les▶ pouvoirs publics garantiront à des activités culturelles bien définies.
Suggestions pour un catalogue sommaire des éléments constitutifs ◀de▶ ◀la▶ culture en ◀Europe▶
1. Religions, pratiques actuelles, histoire, études comparées, rites et liturgies, sacré, mythologie, etc.
2. Théologie.
3. Métaphysique, philosophies, épistémologie.
4. Éthique, morales religieuses, idéologiques, politiques, professionnelles, etc.
5. Valeur ◀de▶ ◀la▶ vie et attitudes devant ◀la▶ mort.
6. Attitudes devant ◀l’▶amour, ◀le▶ mariage, ◀la▶ sexualité. Coutumes, tabous, modes, leurs justifications théoriques — religieuses, sociales, scientifiques —, leurs illustrations par ◀les▶ arts, ◀le▶ roman, ◀le▶ film, ◀la▶ médecine, ◀la▶ psychologie.
7. Agences et associations philanthropiques et ◀de▶ protection ◀de▶ ◀la▶ vie, type Croix-Rouge, SPA, etc.
8. Psychologie, doctrines et techniques ◀de▶ ◀la▶ psychanalyse et ◀de▶ ◀la▶ psychiatrie en général, parapsychologie, magie, propagande, publicité.
9. Droits de l’homme.
10. Histoire, source, enseignement, usages politiques, archéologie.
11. Géographie, limnologie, océanographie, vulcanologie.
12. Environnement, écologie, étude ◀de▶ ◀l’▶atmosphère, des forêts, ◀de▶ ◀l’▶humus.
13. Agriculture, agro-industries.
14. Urbanisme, architecture, jardins, paysage, sites.
15. Littérature : poème, essai, roman, théâtre, critique, etc.
16. Peinture, sculpture, céramique, tapisserie.
17. Photographie.
18. Musique, composition, exécution, concerts, festivals.
19. Cinéma.
20. Radio, télévision.
21. Presse (quotidienne, hebdos, magazines, chroniques et nouvelles RTV).
22. Sciences exactes, logique, mathématique, astronomie, physique, chimie.
23. Planification des recherches.
24. Médecine, hygiène, pharmacie, diététique.
25. Biologie.
26. Botanique.
27. Éthologie, paléontologie.
28. Anthropologie, ethnographie.
29. Sociologie, polémologie.
30. Éducation, rôle ◀de▶ ◀la▶ famille, du milieu, ◀de▶ ◀la▶ société, ◀de▶ ◀l’▶école, ◀de▶ ◀l’▶armée, du bureau et ◀de▶ ◀l’▶usine.
31. Enseignement : universités, degré secondaire, écoles primaires, écoles professionnelles, techniques, ◀d’▶arts, ◀de▶ sports, etc.
32. Bibliothèque, édition, librairie.
33. Économie politique (théories historiques et contemporaines), économie écologique, économie et guerre (c’est-à-dire complexe armements-destructions-reconstructions dans ses rapports avec ◀l’▶emploi et avec ◀le▶ renforcement totalitaire ◀de▶ ◀l’▶État centralisé).
34. Technologie dure, technologies douces, énergies.
35. Transports, leurs modes, leurs impacts sur nature, société, guerre.
36. Artisanat, branche ◀de▶ ◀l’▶économie, des arts, ◀de▶ ◀l’▶éducation.
37. Jeux, sports, industrie des loisirs.
38. Vêtements, modes, ameublement.
39. Voyages.
40. Dialogue des cultures (impact ◀de▶ ◀la▶ civilisation industrielle, scientifico-technique développée en Occident sur ◀les▶ autres cultures, recherche ◀de▶ nouveaux équilibres).
Principe ◀de▶ cohérence ◀de▶ ces éléments
Entre ◀les▶ expressions infiniment diverses du sens créateur que manifeste ◀l’▶homme ◀européen▶, ◀le▶ lien n’est pas évident, il s’en faut. ◀L’▶examen ◀de▶ notre catalogue ◀d’▶aspects de plus en plus différenciés révèle au premier coup d’œil des contradictions et des incohérences dangereuses ou intolérables entre morale et politique, entre production industrielle et équilibres écologiques, entre productivité ◀de▶ ◀l’▶usine automatisée et emploi, entre agrobusiness et hygiène, entre transports routiers et protection ◀de▶ ◀l’▶humus, entre respect ◀de▶ ◀la▶ Vie et dogme du Profit, entre banalité vendable et originalité « exhaustive », entre recherches pouvant servir ◀la▶ guerre et techniques au service ◀de▶ ◀la▶ paix psychique d’abord, politique ensuite, entre Croix-Rouge et croix gammée, etc.
Toutes ces activités ◀de▶ ◀la▶ pensée guident ◀la▶ main : concevoir et faire, fabriquer, modifier ◀le▶ donné, réaliser ce que ◀l’▶on a imaginé, en calculer ◀les▶ conséquences directes, indirectes, combinées… conduisent, par ◀la▶ puissance centuple des moyens utilisés et des dangers qui en résultent, au besoin, bientôt proche de ◀l’▶angoisse, ◀de▶ relier des séries indéfinies ◀d’▶effets imprévisibles, et dont ◀les▶ divergences babéliques s’accélèrent sans relâche.
C’est ◀la▶ question des fins dernières ◀de▶ « ◀la▶ culture » qui se pose alors, par quoi sommes-nous attirés, et à quoi tendons-nous quand nous inventons quelque chose ? Sommes-nous motivés, en dernière analyse, par une volonté ◀de▶ puissance personnelle ou collective (primer, commander, devenir riche, ou être commandé, encadré, déterminé, donc délivré ◀de▶ sa responsabilité) ou par un désir ◀de▶ se réaliser, ◀d’▶assumer sa liberté ?
À ◀l’▶échelle ◀de▶ ◀la▶ société ◀européenne▶, ces deux motivations fondamentales et finales, en conflit tout au long ◀de▶ notre histoire, vont fournir deux principes opposés — sinon toujours radicalement exclusifs l’un ◀de▶ l’autre — ◀de▶ cohérence ou mieux ◀de▶ convergence des activités culturelles ◀les▶ plus diverses : ◀la▶ volonté ◀de▶ puissance qui est collective, collectivisante, et ◀le▶ désir ◀de▶ liberté-responsabilité, qui est personnel et personnalisant.
La première option conduit à ◀la▶ guerre, la seconde exige et crée ◀la▶ paix. C’est dire que la seconde seule peut concourir à ◀l’▶objet principal ◀de▶ ◀la▶ charte projetée, s’il est vrai que ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶◀Europe▶ n’est concevable qu’au titre ◀de▶ facteur ◀de▶ paix, et sur ◀la▶ base ◀d’▶une unité ◀de▶ culture dont ◀la▶ finalité dernière soit ◀la▶ liberté des personnes dans ◀la▶ communauté des responsables.
Ces principes paraissent ◀les▶ plus aptes à guider ◀les▶ rédacteurs ◀de▶ ◀la▶ charte dans ◀la▶ formulation des articles définissant ◀les▶ privilèges ou priorités et ◀les▶ droits à garantir par chaque gouvernement ◀européen▶ aux activités culturelles.
Nous reportant à ce qui est dit supra, examinons rapidement quels sont ◀les▶ aspects ◀de▶ ◀la▶ culture hors ◀d’▶atteinte des pouvoirs publics, et lesquels pourraient être favorisés ou lésés par des interventions gouvernementales.
Hors ◀d’▶atteinte par nature ou par respect ◀de▶ ◀l’▶objectivité scientifique, ◀les▶ n° 1, 2, 3, 5, 6, 8, 15, 16, 17, 18, 19, 22, 26, 27, 28, 30, 38, 39, 40.
Pourraient être favorisés ou lésés par ◀l’▶intervention ◀de▶ ◀l’▶État : 4, 7, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 20, 21, 23, 24, 25, 29, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37.
Cette deuxième classe seule peut donner lieu à des articles ◀de▶ ◀la▶ charte définissant ◀les▶ droits et ◀les▶ devoirs des pouvoirs publics à l’égard de ses composantes.
6. Suggestions pour ◀la▶ charte
I. Les premiers articles devront affirmer :
— ◀la▶ nature contraignante des engagements pris par ◀les▶ gouvernements à l’égard de ◀la▶ culture, et que ces contraintes prévaudront, dans ◀les▶ domaines définis par ◀la▶ charte, sur ◀les▶ « souverainetés nationales » ;
— que dans ◀la▶ tradition ◀européenne▶, ◀la▶ liberté consistant dans ◀l’▶exercice des droits fondamentaux que possède tout homme en tant qu’homme, ◀l’▶État ne peut ni donner ni renier ces droits, mais il doit ◀les▶ servir et ◀les▶ aménager ;
— que ◀les▶ gouvernements ne sauraient aider ◀la▶ culture qu’en levant ◀les▶ obstacles légaux ou ◀les▶ gênes partisanes s’opposant à son libre développement, c’est-à-dire à ◀la▶ liberté ◀d’▶expression des créateurs et porteurs ◀de▶ ◀la▶ culture ou en leur accordant ◀le▶ cas échéant ◀les▶ moyens matériels requis ;
— que ◀les▶ garanties et subventions accordées à ◀la▶ culture doivent en principe avoir priorité sur ◀les▶ aides à ◀l’▶économie, celle-ci devant à celle-là ◀les▶ secrets ◀de▶ son développement.
Un des premiers articles devrait rappeler que ◀la▶ culture ◀européenne▶ est antérieure et supérieure à tous ◀les▶ découpages « nationaux » ◀de▶ ◀l’▶◀Europe▶ ◀d’▶aujourd’hui. ◀L’▶École se doit ◀de▶ rappeler sans cesse cette vérité élémentaire, ◀de▶ s’interdire absolument tout nationalisme culturel, et ◀de▶ montrer en toute occasion que ◀la▶ culture dans chacun ◀de▶ nos pays s’est toujours nourrie ◀de▶ grands courants et ◀d’▶écoles qui ont traversé tout ◀le▶ continent, sans égard pour ◀les▶ frontières nationales, lesquelles d’ailleurs n’ont cessé ◀de▶ changer au cours des siècles. (Un bon tiers des États-nations ◀européens▶ ◀d’▶aujourd’hui n’existaient pas avant 1919 : n’avaient-ils donc pas ◀de▶ culture ?)
II. Chacun ◀de▶ nos États garantira sans restriction ◀d’▶aucune sorte ◀la▶ libre circulation des idées, des publications et des œuvres d’art dans toute ◀l’▶◀Europe▶.
Commentaire. Prétendre « organiser ◀les▶ échanges », c’est d’une part reconnaître que ◀l’▶État reste ◀le▶ maître ◀d’▶élever ou ◀d’▶abaisser des obstacles arbitraires à ◀la▶ circulation normale des idées, des personnes, et des œuvres ; c’est d’autre part presque automatiquement, favoriser ceux qui ne gênent personne, ceux qui sont ◀les▶ moins créateurs ou novateurs, ceux qui font ◀le▶ moins peur aux fonctionnaires, ceux qui, en un mot, ont ◀l’▶âme naturellement officielle. On en arrive ainsi à faire représenter un peuple, à ◀l’▶étranger, ◀de▶ préférence par des médiocres.
Si ◀l’▶on veut que ◀les▶ échanges redeviennent ce qu’ils ont toujours été dans ◀les▶ périodes ◀de▶ vitalité ◀de▶ ◀la▶ culture — des échanges ◀de▶ découvertes à ◀l’▶état naissant, ◀de▶ produits originaux, ◀de▶ curiosités avides, ◀d’▶expressions authentiques ◀de▶ ◀la▶ sensibilité, ◀de▶ passions mêmes, et non pas ◀de▶ simples déplacements ◀de▶ forts en thème — nous devons :
1° abandonner, et au besoin dénoncer ◀la▶ méthode ◀de▶ « ◀l’▶organisation des échanges » ;
2° exiger ◀la▶ suppression immédiate des obstacles à ◀la▶ libre circulation des personnes, des œuvres, et des instruments ◀de▶ travail dans toute ◀l’▶étendue ◀de▶ ◀l’▶◀Europe▶.
III. Chacun ◀de▶ nos États garantira ◀le▶ droit à ◀l’▶information, c’est-à-dire ◀le▶ droit qu’a tout citoyen ◀de▶ connaître ◀les▶ faits bruts ◀de▶ ◀l’▶actualité indépendamment des interprétations et des commentaires officiels, et ◀de▶ toute pression ◀de▶ quelque nature qu’elle soit. Ce qui implique ◀l’▶existence ◀d’▶émetteurs ◀de▶ Radio-TV privés. Ils seront soumis à une législation spéciale prévenant ◀la▶ diffusion ◀de▶ fausses nouvelles, ◀d’▶informations calomnieuses, etc.
IV. ◀La▶ charte doit engager chaque gouvernement ◀européen▶ à garantir aux universités leur pleine indépendance par rapport à ◀l’▶État et aux pressions politiques. ◀La▶ mobilité des étudiants et des professeurs, ◀l’▶équivalence des diplômes et ◀le▶ droit ◀d’▶exercice des professions libérales par ◀les▶ diplômés ◀de▶ n’importe quelle université ◀européenne▶ (effectus civilis) doivent également être instaurés et garantis par des accords bi- ou multilatéraux.
V. ◀Le▶ but ◀de▶ ◀l’▶enseignement (écoles des trois degrés, professionnelles, techniques, ◀d’▶art et ◀d’▶artisanat…) doit être à la fois initiation au savoir existant, et préparation ◀de▶ ◀l’▶élève à sa prise ◀d’▶initiative personnelle, à sa liberté assumée ◀de▶ personne et ◀de▶ citoyen responsable, à la fois autonome et relié à ◀la▶ communauté.
VI. ◀L’▶enseignement ◀de▶ ◀l’▶histoire doit être soustrait aux mythologies nationalistes pour être replacé dans ses justes perspectives ◀européennes▶. Tant il est vrai que ◀les▶ principaux obstacles à ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶◀Europe▶ ne sont pas dans ◀les▶ faits mais dans ◀les▶ esprits mal formés par ◀les▶ manuels ◀d’▶histoire ◀de▶ leur jeunesse. Il y aurait lieu ◀de▶ s’inspirer ici des travaux ◀de▶ ◀l’▶Institut ◀de▶ Braunschweig, et ◀de▶ plusieurs commissions ◀d’▶historiens qui au lendemain ◀de▶ la dernière guerre mondiale, se sont occupés ◀de▶ ◀la▶ révision des manuels en vue de leur harmonisation dans ◀la▶ perspective globale ◀de▶ ◀l’▶unité ◀de▶ culture qu’est ◀l’▶◀Europe▶, et ◀de▶ ◀la▶ mise en valeur ◀de▶ ◀la▶ communauté fondamentale plutôt que des rivalités nationales entre ◀Européens▶.
VII. Nos gouvernements doivent s’engager à soutenir systématiquement ◀les▶ recherches scientifiques tendant à favoriser ◀la▶ vie et non sa destruction, c’est-à-dire ◀la▶ paix et non ◀la▶ guerre. Certes, ce n’est pas aux gouvernements ni à leurs experts ◀d’▶en juger, mais à des ◀conseils▶ dont ◀les▶ membres, indépendants à la fois ◀de▶ ◀l’▶État et ◀de▶ ◀l’▶Industrie, seraient choisis parmi ◀les▶ scientifiques, ◀les▶ biologistes, ◀les▶ écologistes, ◀les▶ économistes, ◀les▶ philosophes et ◀les▶ théologiens. Ces ◀conseils▶ nationaux donneraient à ◀l’▶État des avis que celui-ci s’engagerait à suivre, après recours éventuels au ◀Conseil▶ ◀européen▶ ◀de▶ ◀la▶ recherche dont « ◀l’▶idée » suit.
VIII. ◀Le▶ ◀Conseil▶ ◀européen▶ ◀de▶ ◀la▶ recherche devrait grouper essentiellement des représentants qualifiés (créateurs plutôt qu’organisateurs) ◀de▶ toutes ◀les▶ branches ◀de▶ ◀la▶ culture. (On pensera que cela va de soi. Mais on voit au contraire que, trop souvent, dans ◀les▶ comités ◀d’▶aide aux arts et aux sciences, on mêle ◀la▶ stratégie ◀de▶ ◀la▶ recherche à ◀la▶ tactique du financement, si bien que la seconde paralyse la première au lieu de s’en inspirer.) ◀Le▶ ◀Conseil▶ ◀européen▶ ◀de▶ ◀la▶ recherche se justifierait avant tout par sa volonté ◀de▶ maintenir un certain équilibre, conforme au génie ◀européen▶, entre ◀les▶ diverses branches ◀de▶ ◀la▶ recherche : sciences physiques, mathématiques, technologie, philosophie, éducation, droit international, histoire, arts, archéologie et ethnographie, anthropologie, etc., de manière à éviter, par exemple, ◀le▶ double danger ◀d’▶une insistance exclusive sur ◀les▶ sciences physiques et ◀la▶ technique (en vertu de leur possible utilisation pour ◀la▶ guerre). Il est grand temps ◀d’▶établir en ◀Europe▶ une politique ◀de▶ ◀la▶ culture et des recherches, dominée par des vues ◀d’▶ensemble et tenant compte ◀d’▶études conjoncturelles, dont ◀les▶ départements spécialisés des fondations américaines peuvent donner une première idée à repenser dans ◀le▶ contexte ◀européen▶.
IX. ◀La▶ civilisation scientifico-technique née ◀de▶ ◀l’▶◀Europe▶ est en train de coloniser ◀la▶ terre entière, après avoir colonisé nos propres pays. Elle a produit d’autre part ◀les▶ plus graves menaces contre ◀la▶ survie ◀de▶ ◀l’▶humanité : armes nucléaires, pollution ◀d’▶envergure mondiale des airs, des eaux (océans, mers, lacs, fleuves), des forêts (détruites à 40 %) et des sols (humus). Tout cela, par ◀l’▶exploitation anarchique, « sauvage » ◀d’▶innovations techniques aux conséquences non prévues.
◀La▶ question à poser devant une innovation technique est désormais : en cas ◀de▶ succès total, quels seraient ses effets ? ◀Le▶ ◀Conseil▶ ◀européen▶ et ◀les▶ ◀conseils▶ nationaux ◀de▶ ◀la▶ recherche auraient à appliquer à toute invention nouvelle ◀les▶ critères suivants :
a) écarter toute invention dont l’une des conditions ◀de▶ succès s’annoncerait incompatible avec ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀la▶ personne ;
b) refuser toute innovation qui entraînerait nécessairement ou favoriserait par sa nature des entreprises ◀de▶ taille monstrueuse, et des concentrations toujours croissantes ◀de▶ pouvoir aux dépens de ◀l’▶autonomie des communautés locales et régionales et ◀de▶ ◀la▶ participation des citoyens à leur gestion ;
c) éviter tout ce qui pollue notre milieu social, urbain ou naturel ;
d) éviter tout ce qui menace ◀d’▶épuiser à court ou moyen terme ◀les▶ ressources naturelles non renouvelables, en vertu de ◀la▶ croissance exponentielle des besoins artificiellement provoquée par ◀la▶ publicité industrielle et ◀la▶ propagande émanant des ministères ◀de▶ ◀l’▶Économie et ◀de▶ ◀la▶ Défense ;
e) éviter enfin tout ce qui entraînerait une vulnérabilité excessive ◀de▶ ◀l’▶économie ◀d’▶un pays ou du continent, et une dépendance trop étroite soit ◀de▶ puissances politiques, soit ◀de▶ ressources incontrôlables.
Post-scriptum
Tout ce qui précède n’entend apporter que quelques matériaux, qu’il reste à compléter puis à traiter de manière à pouvoir passer, dans une seconde phase, à ◀l’▶élaboration ◀d’▶un certain nombre ◀d’▶articles ◀de▶ ◀la▶ charte. Ce qui sera, vraisemblablement, ◀le▶ travail ◀d’▶une Commission ◀de▶ rédaction, celle-ci n’étant que ◀de▶ première approche et ◀de▶ préparation.