Considérations sur une charte culturelle européenne : mémorandum (17 décembre 1979)be
1. Objectif général de la▶ charte
Qu’est-ce qu’une charte et quelle est sa fonction ?
Littré nous dit que c’est un « acte concédant des franchises, des privilèges ». Et ◀l’▶Oxford Dictionary : « A written document delivered by the sovereign or legislature, granting privileges or recognizing rights. »
Dans ◀le▶ cas présent, il est question d’un Acte écrit par lequel ◀le▶ Conseil de l’Europe s’adresse aux gouvernements des États membres. Il leur demande non pas de « concéder » ni « d’accorder » mais bien plutôt de garantir à ◀la▶ culture — dans ◀les▶ limites de leurs pouvoirs — ◀les▶ franchises, droits et privilèges définis par ◀la▶ charte européenne dont il préconise ◀l’▶adoption.
◀Le▶ titre même de ◀l’▶opération sur laquelle on nous invite à réfléchir oriente donc ◀l’▶esprit vers deux réalités qui sont ◀l’▶Europe et ◀la▶ culture dans ◀la▶ mesure où elles sont conçues en relation indissociable, et nous ◀le▶ verrons, en interaction créatrice.
◀Les▶ franchises, droits et privilèges qu’on demande aux États de garantir sont comme toujours en tel domaine doublement motivés et orientés : d’une part il s’agit de libérer ◀les▶ diversités créatrices de ◀la▶ culture en Europe, d’autre part, il s’agit d’assurer ◀le▶ rayonnement de ◀l’▶Europe culturelle dans son ensemble. D’une part donc, éliminer ◀les▶ barrières et chicanes périmées qui encombrent notre continent, pour favoriser ◀les▶ échanges et ◀les▶ opérations communes. D’autre part, donner à ◀l’▶ensemble ses meilleures chances d’agir comme un tout à ◀l’▶échelle planétaire.
Harmoniser à ◀l’▶intérieur pour mieux représenter à ◀l’▶extérieur.
2. Des privilèges pour quelle « culture » ?
Que signifie « culture » dans ◀le▶ titre de ◀la▶ charte projetée ?
Il s’agit d’un concept à peu près inconnu au siècle dernier, qui n’est accepté dans ◀les▶ dictionnaires, donc dans ◀l’▶usage courant, qu’à partir du milieu de notre siècle, et qui est encore très inégalement perçu dans nos divers pays et aux divers niveaux d’éducation intellectuelle dans chacun d’eux. Comme en font foi ◀les▶ dictionnaires français, anglais et allemands.
En France, ◀le▶ dictionnaire de Littré, publié en 1865 définit ◀la▶ culture au sens figuré (◀le▶ sens propre étant ◀l’▶agriculture) soit comme culture des lettres, des sciences, des beaux-arts, soit comme instruction, éducation. Sur la première acception, une citation de J.‑J. Rousseau : « Si ◀la▶ culture des sciences est nuisible aux qualités guerrières, elle ◀l’▶est encore plus aux qualités morales32. » Sur la seconde acception, une citation de Voltaire : « Des premiers ans du roi ◀la▶ funeste culture… N’avait que trop en lui corrompu ◀la▶ nature. »
◀Le▶ Petit Larousse en 1948 s’en tient à ◀la▶ définition du Littré : « (fig.) Se dit des arts des sciences, des productions de ◀l’▶esprit ». Suit un seul exemple : « Se livrer à ◀la▶ culture des lettres. »
Il faut attendre 1965 — exactement un siècle après Littré — pour voir apparaître dans ◀le▶ Petit Larousse ◀la▶ double définition du terme culture acceptée depuis plusieurs décennies par ◀les▶ philosophes, essayistes, ethnologues et sociologues : « Ensemble des connaissances acquises, instruction, savoir. / Ensemble des structures sociales, religieuses, etc., des manifestations intellectuelles, artistiques, etc., qui caractérise une société : ◀la▶ culture inca ; ◀la▶ culture hellénistique. »
De son côté, ◀le▶ Petit Robert cite des définitions fort analogues mais y ajoute : « Ensemble des formes acquises de comportement dans ◀les▶ sociétés humaines. »
Côté anglais, ◀l’▶Oxford Dictionary donne une définition remontant à 1510 : « Improvement and refinement by education or training » qui vaut bien celle de Littré trois siècles et demi plus tard ; il y ajoute une version modernisée de ◀la▶ même notion : « The training and refinement of mind, tastes and manners ; (…) the intellectual side of civilization » ; et une citation de Matthew Arnold, vers 1860 : « The acquainting ourselves with the best that has been known and said in the world. »
Quant à ◀l’▶Allemagne, on sait qu’elle a passé longtemps aux yeux des Français pour opposer ◀la▶ « Kultur » à ◀la▶ « civilisation » dont ◀les▶ Latins étaient ◀les▶ représentants ◀les▶ plus fins et subtils. Et en effet, si ◀l’▶on se reporte au Brockhaus, équivalent allemand du Grand Larousse et de ◀l’▶Encyclopedia Britannica, on y trouve trois définitions de ◀la▶ culture qui sont à la fois conformes à ◀l’▶idée française de civilisation, et aux notions contemporaines influencées par ◀les▶ ethnologues et ◀les▶ sociologues. ◀Les▶ voici : « Kultur. 1) die Summe der Bestrebungen einer Gemeinschaft, die Grundbedürfnisse der menschlichen Natur nach Nahrung, Kleidung, Obdach, Schutz, Fürsorge and Zusammenhalt under Meisterung der natürlichen Umwelt zu befriedigen und untereinander auszugleichen ; 2) die Hilfsmittel Zu diesen Leistungen und ihr objektiver Ertrag in den Techniken der Nahrungsgewinnung, der gewerbl. Arbeit, der Behausung, des Transports und Verkehrs, in Geräten, Zeichen, Wissenselementen, sittlichen, religiösen und polit. Ordnungen und Institutionen, den Kulturgütern (objektiver K.-Begriff) ; 3) die Bestrebungen nach Veredelung, Verfeinerung und Formung (“Kultivierung”) der menschlichen Persönlichkeit unter Bändigung und Sublimierung ihrer Triebnatur. »
De ◀la▶ comparaison de ces trois groupes de définitions, ◀l’▶on déduira que ◀la▶ culture, pour ◀le▶ Français moyen, consiste à cultiver ◀les▶ lettres ; pour ◀l’▶Anglais, à assimiler individuellement ◀le▶ savoir acquis pour affiner son esprit et son goût ; pour ◀l’▶Allemand, à assurer ◀la▶ bonne marche de ◀l’▶économie et des institutions sociales, tout en maîtrisant ◀les▶ instincts et en formant ◀la▶ personnalité. Au pire, en caricaturant un peu : pour ◀le▶ Français moyen ◀la▶ culture consiste à lire des romans ; pour ◀l’▶Anglais, à s’occuper des beaux-arts ; pour ◀l’▶Allemand, à faire marcher ◀la▶ technique. (À l’appui de ces trois descriptions, je dispose de nombreuses citations, anecdotes, confidences de responsables et boutades d’hommes politiques.)
Mais ce sont là phénomènes d’inertie de ◀la▶ masse qui retarde toujours, et c’est normal, sur ◀les▶ élites du savoir, de ◀la▶ recherche et de ◀la▶ création. Celles-ci sont en accord complet sur ◀la▶ notion de culture comme désignant ◀l’▶ensemble des créations, techniques, comportements sociaux que ◀l’▶homme ajoute à ◀la▶ nature.
Dans cette orientation des esprits, que ◀l’▶on constate dans toute ◀l’▶Europe et bien au-delà (Brésil33, États-Unis, Canada, Inde34, dès ◀les▶ années 1930-1939), se manifeste un consensus.
Ces définitions sont de valeur extrêmement inégale pour notre objet, car certaines des plus lapidaires et par là même frappantes, ne signifient pratiquement rien par rapport à ◀la▶ recherche présente. Je n’en donnerai que deux exemples.
Édouard Herriot a dit un jour : « ◀La▶ culture c’est ce qui reste quand on a tout oublié. »
Et T. S. Eliot a écrit35 : « ◀La▶ culture peut être définie simplement comme ce qui rend ◀la▶ vie digne d’être vécue. »
C’est profond, c’est subtil, c’est sûrement vrai. Mais que pourrait bien faire de cela ◀la▶ charte envisagée ? Comment un gouvernement pourrait-il encourager ce « reste » laissé par ◀l’▶oubli ? Et de quel droit déciderait-il de ce qui rend ◀la▶ vie digne d’être vécue, sans se classer dans ◀le▶ camp des totalitaires ?
Force nous est de ne retenir que ◀les▶ définitions de ◀la▶ culture susceptibles de légitimer, d’appeler ou au contraire de limiter strictement, voire d’interdire ◀l’▶intervention du pouvoir politique, étatique, gouvernemental.
3. Définitions opérationnelles
À partir de ◀la▶ fin de la Deuxième Guerre mondiale, ◀le▶ terme de culture commence à prendre dans ◀le▶ langage gouvernemental ◀le▶ sens qu’il avait pris depuis Spengler dans ◀les▶ essais philosophiques et sociologiques, de phénomène global créateur de civilisation : sens très proche des définitions que je viens de citer du Brockhaus et du Petit Larousse.
Cette évolution n’est pas encore bien accomplie dans ◀le▶ sigle UNESCO, qui signifie « Organisation des Nations unies pour ◀l’▶éducation, ◀les▶ sciences et ◀la▶ culture », et qui réduirait donc cette dernière à ◀la▶ production littéraire et artistique ou à leur consommation si on ◀le▶ prenait à ◀la▶ lettre.
Hors des Nations unies, c’est-à-dire des gouvernements et de leurs experts, ◀le▶ sens global du mot culture s’impose très vite. ◀Le▶ Congrès de ◀l’▶Europe, qui se tient à La Haye en mai 1948 et qui réunit quelque huit-cents délégués de tous ◀les▶ pays de ◀l’▶Europe de l’Ouest comporte une commission culturelle où ◀l’▶on débattra de ◀la▶ conception européenne de ◀l’▶homme, des droits de l’homme, de ◀la▶ création d’une Cour suprême, de ◀la▶ révision des manuels d’histoire, de ◀la▶ liberté d’information, de ◀la▶ libre circulation des idées, des personnes et des œuvres, et de ◀la▶ nécessité d’exercer « une action de vigilance critique pour assurer ou restaurer ◀la▶ juste valeur des mots sans lesquels aucun pacte n’est possible ».
Dans ◀les▶ textes formulant ◀la▶ mission et ◀le▶ programme du Centre européen de la culture dont ◀la▶ création a été proposée par ce congrès, puis décidée par ◀la▶ Conférence européenne de ◀la▶ culture (Lausanne, 1949), on peut lire ◀les▶ définitions à la fois rigoureuses et opérationnelles de ◀la▶ culture : « Elle est ce qui donne un sens à ◀l’▶existence, au travail comme aux loisirs, et aux relations entre ◀les▶ hommes. Elle n’est pas seulement un héritage à conserver mais une commune manière de vivre et de créer, en accord avec une conception générale de ◀l’▶homme, de sa dignité et de sa destinée. »
Quelques années plus tard, ◀le▶ Centre européen de la culture (CEC) étant en pleine opération, une brochure intitulée Trois initiales donne cette définition pratique de ◀la▶ culture :
Culture a ◀la▶ réputation d’être un mot vague. Et il est vrai qu’on lui attribue des contenus assez divers. Mais si nous négligeons ◀les▶ disputes pédantes, il est facile de définir un sens commun à toutes ◀les▶ acceptions du terme. ◀La▶ culture a toujours désigné ◀l’▶action créatrice de ◀l’▶homme, sur ◀les▶ choses ou sur ◀l’▶homme lui-même.
Dès notre Antiquité gréco-romaine, « cultiver » ◀la▶ terre ou ◀l’▶esprit signifie : en tirer davantage que ◀la▶ Nature seule n’eût produit. Un champ de blé, une maison, un poème, une statue, un outil, une équation, résultent d’actes culturels artificiels. ◀L’▶homme est cet animal qui tire de ◀la▶ Nature tout ce qui, sans lui, serait demeuré virtuel, et qui par lui devient ◀le▶ domaine de ◀l’▶humain ; domaine du sens et de ◀l’▶opération ; du pouvoir sur ◀la▶ nature mais d’abord sur soi-même ; domaine d’une création au second degré. Culture, en somme, égale nature plus homme.
Ce qui est une autre manière de dire que ◀la▶ culture est une affaire d’acquisition et donc d’éducation, mais aussi de création.
Suivront plus tard des développements précis sur ◀la▶ double opération d’initiation (à ◀l’▶acquis de ◀la▶ communauté) et d’initiative individuelle, tournée vers ◀l’▶avenir à créer, qui caractérise ◀l’▶éducation en Europe.
Éduquer un enfant, au sens européen, ce n’est pas seulement conditionner son esprit mais ◀l’▶alerter ; ce n’est pas seulement lui donner des réflexes mais lui apprendre à réfléchir ; et ce n’est pas seulement ◀l’▶introduire dans ◀la▶ sécurité de ◀l’▶orthodoxie (religieuse, politique ou scientifique) mais ◀le▶ conduire vers son autonomie, vers ◀le▶ libre exercice de ses responsabilités au sein de ◀la▶ société — donc vers son risque personnel, en fin de compte.
Si nous nous demandons maintenant ce qu’est ◀la▶ culture, nous allons voir que sa définition formelle ressemble étrangement, en Europe, à celle que ◀l’▶on vient de donner du civisme. En effet, ◀la▶ culture pour un Européen, c’est sa participation au trésor commun des œuvres créées depuis des siècles par ◀l’▶esprit des Européens.
Mais là encore, ◀le▶ mot participation a un double sens, d’abord réceptif, puis créateur.
◀La▶ culture, ainsi définie, ne saurait être opposée à ◀la▶ technique, qui n’existerait pas sans elle :
1. Gardons-nous d’opposer théoriquement culture et technique, comme s’il s’agissait de deux entités indépendantes et au surplus rivales. Leurs sources sont communes, elles jaillissent du même fonds et s’alimentent aux mêmes nappes profondes de ◀la▶ psyché, à la fois fabulatrice et fabricatrice, poétique au sens étymologique du mot.
2. Gardons-nous d’opposer technique et culture générale dans nos programmes d’éducation scolaire et universitaire. Car cela reviendrait à opposer ◀l’▶arbre et ◀le▶ fruit.
3. Ne perdons jamais de vue ◀le▶ contexte culturel de ◀la▶ technique. Car c’est ce contexte culturel qui agit dans ◀les▶ pays sous-développés, à ◀l’▶insu des bénéficiaires de nos techniques, mais alors d’une manière anarchique, souvent néfaste. ◀Les▶ machines inventées par ◀l’▶Occident et transportées dans ◀les▶ pays sous-développés sont ◀les▶ équivalents modernes du cheval de Troie. Elles transportent un « champ culturel » (au sens physique du mot « champ ») et si nous ◀l’▶ignorons, cela signifie que nous négligerons de fournir ◀l’▶effort éducatif correspondant à notre effort d’assistance matérielle et technique. Nous donnerons aux pays sous-développés des objets explosifs, destructeurs de leurs traditions ancestrales et de leurs équilibres habitués, sans leur expliquer ◀les▶ dangers et ◀les▶ bienfaits virtuels, conditionnels, de notre apport. Nous leur donnerons des drogues sans mode d’emploi, et nos remèdes deviendront des poisons.
Il est donc temps, pour nous Occidentaux, d’adjoindre à ◀l’▶assistance technique dont tout le monde parle, et que tout le monde exige à juste titre, une assistance éducatrice et culturelle sans laquelle tous nos dons, même désintéressés, ne créeront outre-mer que ◀le▶ chaos, et n’engendreront que ◀la▶ haine.
4. ◀L’▶économie occidentale, qui sait bien qu’elle dépend de ◀la▶ technique, doit comprendre aussi que ◀la▶ technique dépend de ◀la▶ culture créatrice. ◀L’▶avenir de ◀l’▶Occident ne dépend pas de nos dividendes immédiats ni du niveau de nos salaires, mais de notre faculté d’imaginer un développement plus harmonieux de nos rêves et de notre action.
◀L’▶avenir de ◀l’▶Occident ne peut se lire dans ◀les▶ indices de production, mais dans ce que je voudrais appeler ◀l’▶indice de ◀l’▶équilibre humain. Il appartient à ◀la▶ culture de concevoir cet équilibre éco-social, d’en formuler ◀les▶ conditions morales ; à ◀la▶ technique de ◀le▶ servir, d’en fournir ◀les▶ moyens matériels.
Et Robert Oppenheimer n’a cessé d’insister sur ◀la▶ nécessité d’une culture générale, englobant ◀la▶ littérature et ◀la▶ métaphysique, si ◀l’▶on veut que ◀la▶ recherche scientifique n’aboutisse pas à des monstruosités.
4. Relations entre « Europe » et « culture »
Dans ◀le▶ Rapport culturel présenté au Congrès de ◀l’▶Europe, à La Haye, en mai 1948, j’écrivais :
S’il est vrai que ◀les▶ motifs immédiats de notre union sont d’ordre économique et politique, il n’est pas moins certain que ◀l’▶unité de ◀l’▶Europe est essentiellement culturelle, si ◀l’▶on prend ◀le▶ mot dans son sens ◀le▶ plus large.
◀La▶ culture véritable n’est pas un ornement, un simple luxe, ni un ensemble de spécialités qui ne concernent pas ◀l’▶homme de ◀la▶ rue. Elle naît d’une prise de conscience de ◀la▶ vie, d’un besoin perpétuel d’approfondir ◀la▶ signification de ◀l’▶existence, et d’augmenter ◀le▶ pouvoir de ◀l’▶homme sur ◀les▶ choses. Elle a fait ◀la▶ grandeur de ◀l’▶Europe.
Car, du point de vue de ◀la▶ géographie, ◀le▶ continent européen n’est qu’une péninsule de ◀l’▶Asie. Si ce petit coin de terre n’en est pas moins, depuis plus de deux-mille ans, ◀le▶ foyer d’une puissance d’invention sans égale et qui rayonne sur toute ◀la▶ planète, c’est à ◀l’▶esprit de ses habitants, c’est à sa culture qu’il ◀le▶ doit.
◀La▶ création, ◀la▶ transmission et ◀l’▶élaboration de ◀la▶ culture n’ont jamais été, en Europe, ◀l’▶apanage d’une doctrine unique, d’une nation ou d’une caste choisie. Elles résultent au contraire d’un dialogue permanent (bien souvent dramatique, parfois tragique) entre un grand nombre de réalités et de tendances antagonistes qui, toutes, ont contribué à faire ◀l’▶Europe et à modeler ◀l’▶idée européenne de ◀l’▶homme : antiquité et christianisme, Église et État, catholicisme et protestantisme, attachements régionaux et sens de ◀l’▶universel, mémoire et invention, respect de ◀la▶ tradition et passion du progrès, science et sagesse, germanisme et latinité, individualisme et collectivisme, droits et devoirs, liberté et justice…
Dans ce débat auquel chacun de nous participe plus ou moins consciemment, réside ◀le▶ secret du dynamisme occidental et de ◀l’▶inquiétude créatrice qui pousse ◀l’▶Européen à remettre en question, de siècle en siècle, ses rapports avec Dieu, avec ◀le▶ monde, avec ◀l’▶État et ◀la▶ communauté.
Toute notre histoire illustre ce débat, qui se livre en chacun de nous. Elle est ◀l’▶histoire des risques de ◀la▶ liberté, progressant entre ◀les▶ écueils du désordre et de ◀la▶ tyrannie.
Mais il est clair que ce qui s’oppose à ◀l’▶union nécessaire de nos peuples, et à ◀la▶ formation d’une conscience commune — condition préalable de tout civisme européen — c’est ◀le▶ nationalisme ; et chacun sait que ◀le▶ nationalisme a été propagé par ◀l’▶École et ses manuels depuis ◀le▶ milieu du xixe siècle. ◀Les▶ manuels de mon enfance — histoire et géographie, mais histoire de ◀l’▶art aussi — présentaient ◀l’▶Europe comme un puzzle de nations, et sa culture comme ◀l’▶addition d’une vingtaine de « cultures nationales » bien distinctes, autonomes et rivales. Cette conception n’est pas seulement responsable de guerres absurdes, justifiées aux yeux des masses par ◀le▶ chauvinisme culturel — ◀les▶ Français de 1914 croyaient défendre ◀la▶ civilisation contre ◀les▶ Allemands qui croyaient défendre leur Kultur — elle se dissipe comme brume au soleil à la lumière de ◀l’▶histoire, et très particulièrement de ◀l’▶histoire des arts, de ◀la▶ peinture et de ◀la▶ musique.
Qu’il s’agisse de musique, de peinture, d’architecture, de philosophie ou de science, pour ne rien dire de ◀la▶ religion qui ◀les▶ inspira toutes au départ, il n’est pas une seule branche de notre culture qui ne résulte de mille échanges, tissant ◀l’▶œuvre commune des Européens, pas une seule que ◀l’▶on puisse étudier sérieusement dans ◀le▶ champ limité par ◀les▶ frontières d’une seule de nos nations actuelles. Il n’y a pas plus de « peinture française » que de « chimie allemande » ou de « mathématiques soviétiques », car avant tous ces découpages arbitraires, il y a ◀la▶ grande communauté de créations et d’influences mutuelles qui s’appelle ◀l’▶Europe dans ◀l’▶histoire de ◀l’▶esprit humain.
Montrer cela sans relâche et en toute occasion à nos élèves, ce n’est pas seulement faire de ◀l’▶histoire honnête, après un siècle de falsification nationaliste des perspectives, c’est aussi faire ◀l’▶Europe dans ◀les▶ jeunes esprits, et c’est montrer son unité fondamentale, base de ◀l’▶union qu’il reste à faire.
Mais ce nationalisme, d’où a-t-il reçu ses meilleures justifications, sinon précisément de notre culture ? C’est donc là qu’il s’agit d’attaquer son virus, dans ◀les▶ esprits, dans ◀les▶ manuels d’histoire, dans ◀les▶ réflexes conditionnés de ◀l’▶opinion, acquis sur ◀les▶ bancs de ◀l’▶école. Agir sur ◀la▶ culture, et par elle, est donc ◀la▶ condition de notre sécurité et d’une possible paix future.
◀L’▶union de ◀l’▶Europe est apparue indispensable au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale pour éviter ◀le▶ retour d’une guerre franco-allemande36 et en même temps pour ranimer ◀l’▶économie traumatisée du continent. Ce motif de ◀la▶ prospérité servit ◀les▶ pionniers de ◀la▶ CECA. Mais là encore, on s’aperçut que ◀la▶ supériorité technique d’une société est à base de culture vivante et générale.
Mais pendant que ces deux motifs agissaient et que ◀l’▶Europe commençait à s’unir ◀le▶ monde changeait, encore plus vite. Partout où l’une de nos nations se retirait d’une colonie, ◀la▶ civilisation européenne s’y voyait aussitôt aspirée et avidement copiée, à commencer par ses aspects ◀les▶ plus douteux. On retournait contre ◀l’▶Europe ses principes mal compris qu’elle avait si mal illustrés. Politiquement minorisée, parce qu’elle ne forme pas encore une unité réelle, mais encore accusée d’impérialisme : matériellement privilégiée, donc accusée de matérialisme ; sommée au nom de ses principes d’offrir une aide au-dessus des moyens de ses petites nations divisées, et qu’au surplus ◀les▶ sagesses d’outre-mer se réservent ◀le▶ droit de tenir pour dérisoire ou pour néfaste, non sans justes raisons peut-être, — ◀l’▶Europe est mise en crise par ◀le▶ monde qu’elle a fait, qui est né de ses œuvres. Cette crise est de nature foncièrement culturelle, pour ne pas dire spirituelle, métaphysique.
Ici paraît le troisième motif : il faut que ◀l’▶Europe s’unisse pour qu’elle puisse exercer sa fonction spécifique dans ◀le▶ monde nouveau. Il faut qu’elle s’unisse pour que sa voix, demain, puisse se faire entendre au tiers-monde — qui n’entend aujourd’hui que ◀le▶ concert discordant de nos « intérêts nationaux », et nomme cela « néo-colonialisme ». Mais que dira cette voix, si elle arrive à parler ?
C’est ◀la▶ question qu’auront à se poser ◀les▶ rédacteurs de ◀la▶ charte envisagée.
D’une manière pragmatique et globale appelons « culture » ce qui a fait de ◀l’▶Europe autre chose que ce qu’elle est physiquement, autre chose qu’un cap de l’Asie37 (4 % des terres émergées de ◀la▶ planète) : ◀le▶ cœur et ◀le▶ cerveau du monde moderne. C’est là qu’il faut chercher ◀les▶ vrais secrets de notre puissance, même matérielle, et donc de notre indépendance. Si maintenant nous voulons fonder ◀l’▶Europe unie sur une base ferme et réaliste, fondons-◀la▶ sur sa force principale, qui est dans ◀l’▶ordre de ◀l’▶esprit…
Europe, qui fut d’abord un mythe sémite et grec, plus une définition géographique — ◀l’▶Ereb hébreux, ◀le▶ pays du couchant, part de Japhet — comme ◀l’▶Asie fut celle de Sem, et ◀l’▶Afrique celle de Cham —, ◀l’▶Europe est à nos yeux une unité de culture. Sur ◀la▶ base de cette unité intégrant ◀les▶ apports ◀les▶ plus divers au cours des siècles, mais antérieure et supérieure à tous ◀les▶ découpages successifs de nos frontières nationales, ◀l’▶union économique et politique de nos peuples peut et doit aujourd’hui s’édifier.
Résumons-nous : ◀l’▶Europe, c’est très peu de chose plus une culture.
Ce qui peut s’exprimer sous une forme encore plus ramassée, par ◀la▶ formule ◀la▶ plus célèbre des temps modernes :
E = mc2
que nous prendrons ◀l’▶extrême liberté de lire ainsi :
Europe (E) égale masse médiocre (m) multipliée par culture intensive (c2).
D’où je conclus :
1° Que ◀le▶ titre de « charte européenne de ◀la▶ culture » est au regard de ◀l’▶histoire des idées redondant ; mais que ◀le▶ pléonasme culture européenne se justifie en tant que rappel à ◀la▶ spécificité de notre concept de culture comparé à ce que nous appelons par exemple culture congolaise, culture khmer, cultures précolombiennes, voire culture des Îles Trobriand.
2° Que ◀la▶ culture européenne, dans ◀la▶ diversité sans exemple de ses sources (égyptiennes, mésopotamiennes, indo-européennes, perses, grecques, hellénistiques, romaines, germaniques et celtiques, arabes au Moyen Âge, slaves au xixe siècle, afro-américaines au xxe siècle) n’a pas ◀le▶ moindre rapport avec ◀l’▶image qu’en donnent ◀les▶ manuels scolaires et ◀les▶ déclarations des « agences culturelles » de nos États-nations européens, qui opèrent sur ◀la▶ fiction (pour ne pas dire ◀la▶ fabrication délibérée, à fins de propagande) d’une culture européenne qui ne serait qu’une manière de parler, désignant ◀l’▶addition d’autant de « cultures nationales » qu’il y a d’États souverains dans ◀l’▶Europe d’aujourd’hui.
3° Qu’il serait vain, en matière de culture, de vouloir poser à ◀l’▶universalisme et de nier ◀les▶ spécificités continentales (Europe, Afrique noire, monde arabe, Inde brahmanique, Sud-Est asiatique bouddhiste, Indonésie, Chine, Japon, Amérique latine). Encore plus vain de rabâcher à propos des considérations précédentes ◀le▶ reproche « d’européocentrisme ». Car tout ce qui existe, dans ◀l’▶ordre culturel, est régional — au sens continental comme au sens local, ou n’est pas. Nous ne pouvons servir ◀l’▶humanité en général qu’en pratiquant notre culture particulière dans ses valeurs ◀les▶ plus hautes, celles qui convergent : non-violence, non-égoïsme absolu, ou amour actif du prochain, allant jusqu’à « donner sa vie pour ceux qu’on aime »… Ueber allen Gipfeln ist Ruh dit Goethe : sur tous ◀les▶ sommets règne ◀la▶ paix.
4° Pas d’Europe indépendante et viable sans ◀l’▶apport créateur toujours renouvelé de sa culture. Mais pas de culture créatrice sans ◀le▶ libre dialogue entre personnes et communautés, sans ◀la▶ libre circulation des hommes, des idées et des biens entre foyers locaux et régions autonomes, à ◀l’▶échelle d’une fédération continentale aux frontières ouvertes, et sans ◀la▶ restauration d’une véritable communauté des esprits.
5. Éléments constituants de ◀la▶ culture européenne, aujourd’hui
Telle étant aujourd’hui ◀la▶ culture au sens ◀le▶ plus généralement accepté par ceux qui y ont réfléchi, qui en vivent, et surtout qui contribuent à sa vie et à son évolution, il s’agit maintenant :
a) d’énumérer ◀les▶ aspects variés de cette réalité qui se révèle en Europe et en tant qu’européenne plus multiforme et pluraliste que nulle part ailleurs et en nul autre temps ;
b) d’examiner lesquels de ces aspects sont par nature hors d’atteinte des pouvoirs publics et lesquels en revanche peuvent être influencés, favorisés ou lésés par ◀l’▶action d’un gouvernement ;
c) de formuler ◀les▶ motifs de non-intervention ou d’intervention souhaitable des pouvoirs publics dans tel domaine, en marquant ses limites ;
d) de traduire enfin ces constatations, vœux et décisions en articles de ◀la▶ charte, définissant ◀le▶ rôle des pouvoirs publics en matière de culture, d’une part ; et d’autre part ◀les▶ privilèges, droits et devoirs, priorités, aides de tous ordres que ◀les▶ pouvoirs publics garantiront à des activités culturelles bien définies.
Suggestions pour un catalogue sommaire des éléments constitutifs de ◀la▶ culture en Europe
1. Religions, pratiques actuelles, histoire, études comparées, rites et liturgies, sacré, mythologie, etc.
2. Théologie.
3. Métaphysique, philosophies, épistémologie.
4. Éthique, morales religieuses, idéologiques, politiques, professionnelles, etc.
5. Valeur de ◀la▶ vie et attitudes devant ◀la▶ mort.
6. Attitudes devant ◀l’▶amour, ◀le▶ mariage, ◀la▶ sexualité. Coutumes, tabous, modes, leurs justifications théoriques — religieuses, sociales, scientifiques —, leurs illustrations par ◀les▶ arts, ◀le▶ roman, ◀le▶ film, ◀la▶ médecine, ◀la▶ psychologie.
7. Agences et associations philanthropiques et de protection de ◀la▶ vie, type Croix-Rouge, SPA, etc.
8. Psychologie, doctrines et techniques de ◀la▶ psychanalyse et de ◀la▶ psychiatrie en général, parapsychologie, magie, propagande, publicité.
9. Droits de l’homme.
10. Histoire, source, enseignement, usages politiques, archéologie.
11. Géographie, limnologie, océanographie, vulcanologie.
12. Environnement, écologie, étude de ◀l’▶atmosphère, des forêts, de ◀l’▶humus.
13. Agriculture, agro-industries.
14. Urbanisme, architecture, jardins, paysage, sites.
15. Littérature : poème, essai, roman, théâtre, critique, etc.
16. Peinture, sculpture, céramique, tapisserie.
17. Photographie.
18. Musique, composition, exécution, concerts, festivals.
19. Cinéma.
20. Radio, télévision.
21. Presse (quotidienne, hebdos, magazines, chroniques et nouvelles RTV).
22. Sciences exactes, logique, mathématique, astronomie, physique, chimie.
23. Planification des recherches.
24. Médecine, hygiène, pharmacie, diététique.
25. Biologie.
26. Botanique.
27. Éthologie, paléontologie.
28. Anthropologie, ethnographie.
29. Sociologie, polémologie.
30. Éducation, rôle de ◀la▶ famille, du milieu, de ◀la▶ société, de ◀l’▶école, de ◀l’▶armée, du bureau et de ◀l’▶usine.
31. Enseignement : universités, degré secondaire, écoles primaires, écoles professionnelles, techniques, d’arts, de sports, etc.
32. Bibliothèque, édition, librairie.
33. Économie politique (théories historiques et contemporaines), économie écologique, économie et guerre (c’est-à-dire complexe armements-destructions-reconstructions dans ses rapports avec ◀l’▶emploi et avec ◀le▶ renforcement totalitaire de ◀l’▶État centralisé).
34. Technologie dure, technologies douces, énergies.
35. Transports, leurs modes, leurs impacts sur nature, société, guerre.
36. Artisanat, branche de ◀l’▶économie, des arts, de ◀l’▶éducation.
37. Jeux, sports, industrie des loisirs.
38. Vêtements, modes, ameublement.
39. Voyages.
40. Dialogue des cultures (impact de ◀la▶ civilisation industrielle, scientifico-technique développée en Occident sur ◀les▶ autres cultures, recherche de nouveaux équilibres).
Principe de cohérence de ces éléments
Entre ◀les▶ expressions infiniment diverses du sens créateur que manifeste ◀l’▶homme européen, ◀le▶ lien n’est pas évident, il s’en faut. ◀L’▶examen de notre catalogue d’aspects de plus en plus différenciés révèle au premier coup d’œil des contradictions et des incohérences dangereuses ou intolérables entre morale et politique, entre production industrielle et équilibres écologiques, entre productivité de ◀l’▶usine automatisée et emploi, entre agrobusiness et hygiène, entre transports routiers et protection de ◀l’▶humus, entre respect de ◀la▶ Vie et dogme du Profit, entre banalité vendable et originalité « exhaustive », entre recherches pouvant servir ◀la▶ guerre et techniques au service de ◀la▶ paix psychique d’abord, politique ensuite, entre Croix-Rouge et croix gammée, etc.
Toutes ces activités de ◀la▶ pensée guident ◀la▶ main : concevoir et faire, fabriquer, modifier ◀le▶ donné, réaliser ce que ◀l’▶on a imaginé, en calculer ◀les▶ conséquences directes, indirectes, combinées… conduisent, par ◀la▶ puissance centuple des moyens utilisés et des dangers qui en résultent, au besoin, bientôt proche de ◀l’▶angoisse, de relier des séries indéfinies d’effets imprévisibles, et dont ◀les▶ divergences babéliques s’accélèrent sans relâche.
C’est ◀la▶ question des fins dernières de « ◀la▶ culture » qui se pose alors, par quoi sommes-nous attirés, et à quoi tendons-nous quand nous inventons quelque chose ? Sommes-nous motivés, en dernière analyse, par une volonté de puissance personnelle ou collective (primer, commander, devenir riche, ou être commandé, encadré, déterminé, donc délivré de sa responsabilité) ou par un désir de se réaliser, d’assumer sa liberté ?
À ◀l’▶échelle de ◀la▶ société européenne, ces deux motivations fondamentales et finales, en conflit tout au long de notre histoire, vont fournir deux principes opposés — sinon toujours radicalement exclusifs l’un de l’autre — de cohérence ou mieux de convergence des activités culturelles ◀les▶ plus diverses : ◀la▶ volonté de puissance qui est collective, collectivisante, et ◀le▶ désir de liberté-responsabilité, qui est personnel et personnalisant.
La première option conduit à ◀la▶ guerre, la seconde exige et crée ◀la▶ paix. C’est dire que la seconde seule peut concourir à ◀l’▶objet principal de ◀la▶ charte projetée, s’il est vrai que ◀l’▶union de ◀l’▶Europe n’est concevable qu’au titre de facteur de paix, et sur ◀la▶ base d’une unité de culture dont ◀la▶ finalité dernière soit ◀la▶ liberté des personnes dans ◀la▶ communauté des responsables.
Ces principes paraissent ◀les▶ plus aptes à guider ◀les▶ rédacteurs de ◀la▶ charte dans ◀la▶ formulation des articles définissant ◀les▶ privilèges ou priorités et ◀les▶ droits à garantir par chaque gouvernement européen aux activités culturelles.
Nous reportant à ce qui est dit supra, examinons rapidement quels sont ◀les▶ aspects de ◀la▶ culture hors d’atteinte des pouvoirs publics, et lesquels pourraient être favorisés ou lésés par des interventions gouvernementales.
Hors d’atteinte par nature ou par respect de ◀l’▶objectivité scientifique, ◀les▶ n° 1, 2, 3, 5, 6, 8, 15, 16, 17, 18, 19, 22, 26, 27, 28, 30, 38, 39, 40.
Pourraient être favorisés ou lésés par ◀l’▶intervention de ◀l’▶État : 4, 7, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 20, 21, 23, 24, 25, 29, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37.
Cette deuxième classe seule peut donner lieu à des articles de ◀la▶ charte définissant ◀les▶ droits et ◀les▶ devoirs des pouvoirs publics à l’égard de ses composantes.
6. Suggestions pour ◀la▶ charte
I. Les premiers articles devront affirmer :
— ◀la▶ nature contraignante des engagements pris par ◀les▶ gouvernements à l’égard de ◀la▶ culture, et que ces contraintes prévaudront, dans ◀les▶ domaines définis par ◀la▶ charte, sur ◀les▶ « souverainetés nationales » ;
— que dans ◀la▶ tradition européenne, ◀la▶ liberté consistant dans ◀l’▶exercice des droits fondamentaux que possède tout homme en tant qu’homme, ◀l’▶État ne peut ni donner ni renier ces droits, mais il doit ◀les▶ servir et ◀les▶ aménager ;
— que ◀les▶ gouvernements ne sauraient aider ◀la▶ culture qu’en levant ◀les▶ obstacles légaux ou ◀les▶ gênes partisanes s’opposant à son libre développement, c’est-à-dire à ◀la▶ liberté d’expression des créateurs et porteurs de ◀la▶ culture ou en leur accordant ◀le▶ cas échéant ◀les▶ moyens matériels requis ;
— que ◀les▶ garanties et subventions accordées à ◀la▶ culture doivent en principe avoir priorité sur ◀les▶ aides à ◀l’▶économie, celle-ci devant à celle-là ◀les▶ secrets de son développement.
Un des premiers articles devrait rappeler que ◀la▶ culture européenne est antérieure et supérieure à tous ◀les▶ découpages « nationaux » de ◀l’▶Europe d’aujourd’hui. ◀L’▶École se doit de rappeler sans cesse cette vérité élémentaire, de s’interdire absolument tout nationalisme culturel, et de montrer en toute occasion que ◀la▶ culture dans chacun de nos pays s’est toujours nourrie de grands courants et d’écoles qui ont traversé tout ◀le▶ continent, sans égard pour ◀les▶ frontières nationales, lesquelles d’ailleurs n’ont cessé de changer au cours des siècles. (Un bon tiers des États-nations européens d’aujourd’hui n’existaient pas avant 1919 : n’avaient-ils donc pas de culture ?)
II. Chacun de nos États garantira sans restriction d’aucune sorte ◀la▶ libre circulation des idées, des publications et des œuvres d’art dans toute ◀l’▶Europe.
Commentaire. Prétendre « organiser ◀les▶ échanges », c’est d’une part reconnaître que ◀l’▶État reste ◀le▶ maître d’élever ou d’abaisser des obstacles arbitraires à ◀la▶ circulation normale des idées, des personnes, et des œuvres ; c’est d’autre part presque automatiquement, favoriser ceux qui ne gênent personne, ceux qui sont ◀les▶ moins créateurs ou novateurs, ceux qui font ◀le▶ moins peur aux fonctionnaires, ceux qui, en un mot, ont ◀l’▶âme naturellement officielle. On en arrive ainsi à faire représenter un peuple, à ◀l’▶étranger, de préférence par des médiocres.
Si ◀l’▶on veut que ◀les▶ échanges redeviennent ce qu’ils ont toujours été dans ◀les▶ périodes de vitalité de ◀la▶ culture — des échanges de découvertes à ◀l’▶état naissant, de produits originaux, de curiosités avides, d’expressions authentiques de ◀la▶ sensibilité, de passions mêmes, et non pas de simples déplacements de forts en thème — nous devons :
1° abandonner, et au besoin dénoncer ◀la▶ méthode de « ◀l’▶organisation des échanges » ;
2° exiger ◀la▶ suppression immédiate des obstacles à ◀la▶ libre circulation des personnes, des œuvres, et des instruments de travail dans toute ◀l’▶étendue de ◀l’▶Europe.
III. Chacun de nos États garantira ◀le▶ droit à ◀l’▶information, c’est-à-dire ◀le▶ droit qu’a tout citoyen de connaître ◀les▶ faits bruts de ◀l’▶actualité indépendamment des interprétations et des commentaires officiels, et de toute pression de quelque nature qu’elle soit. Ce qui implique ◀l’▶existence d’émetteurs de Radio-TV privés. Ils seront soumis à une législation spéciale prévenant ◀la▶ diffusion de fausses nouvelles, d’informations calomnieuses, etc.
IV. ◀La▶ charte doit engager chaque gouvernement européen à garantir aux universités leur pleine indépendance par rapport à ◀l’▶État et aux pressions politiques. ◀La▶ mobilité des étudiants et des professeurs, ◀l’▶équivalence des diplômes et ◀le▶ droit d’exercice des professions libérales par ◀les▶ diplômés de n’importe quelle université européenne (effectus civilis) doivent également être instaurés et garantis par des accords bi- ou multilatéraux.
V. ◀Le▶ but de ◀l’▶enseignement (écoles des trois degrés, professionnelles, techniques, d’art et d’artisanat…) doit être à la fois initiation au savoir existant, et préparation de ◀l’▶élève à sa prise d’initiative personnelle, à sa liberté assumée de personne et de citoyen responsable, à la fois autonome et relié à ◀la▶ communauté.
VI. ◀L’▶enseignement de ◀l’▶histoire doit être soustrait aux mythologies nationalistes pour être replacé dans ses justes perspectives européennes. Tant il est vrai que ◀les▶ principaux obstacles à ◀l’▶union de ◀l’▶Europe ne sont pas dans ◀les▶ faits mais dans ◀les▶ esprits mal formés par ◀les▶ manuels d’histoire de leur jeunesse. Il y aurait lieu de s’inspirer ici des travaux de ◀l’▶Institut de Braunschweig, et de plusieurs commissions d’historiens qui au lendemain de la dernière guerre mondiale, se sont occupés de ◀la▶ révision des manuels en vue de leur harmonisation dans ◀la▶ perspective globale de ◀l’▶unité de culture qu’est ◀l’▶Europe, et de ◀la▶ mise en valeur de ◀la▶ communauté fondamentale plutôt que des rivalités nationales entre Européens.
VII. Nos gouvernements doivent s’engager à soutenir systématiquement ◀les▶ recherches scientifiques tendant à favoriser ◀la▶ vie et non sa destruction, c’est-à-dire ◀la▶ paix et non ◀la▶ guerre. Certes, ce n’est pas aux gouvernements ni à leurs experts d’en juger, mais à des conseils dont ◀les▶ membres, indépendants à la fois de ◀l’▶État et de ◀l’▶Industrie, seraient choisis parmi ◀les▶ scientifiques, ◀les▶ biologistes, ◀les▶ écologistes, ◀les▶ économistes, ◀les▶ philosophes et ◀les▶ théologiens. Ces conseils nationaux donneraient à ◀l’▶État des avis que celui-ci s’engagerait à suivre, après recours éventuels au Conseil européen de ◀la▶ recherche dont « ◀l’▶idée » suit.
VIII. ◀Le▶ Conseil européen de ◀la▶ recherche devrait grouper essentiellement des représentants qualifiés (créateurs plutôt qu’organisateurs) de toutes ◀les▶ branches de ◀la▶ culture. (On pensera que cela va de soi. Mais on voit au contraire que, trop souvent, dans ◀les▶ comités d’aide aux arts et aux sciences, on mêle ◀la▶ stratégie de ◀la▶ recherche à ◀la▶ tactique du financement, si bien que la seconde paralyse la première au lieu de s’en inspirer.) ◀Le▶ Conseil européen de ◀la▶ recherche se justifierait avant tout par sa volonté de maintenir un certain équilibre, conforme au génie européen, entre ◀les▶ diverses branches de ◀la▶ recherche : sciences physiques, mathématiques, technologie, philosophie, éducation, droit international, histoire, arts, archéologie et ethnographie, anthropologie, etc., de manière à éviter, par exemple, ◀le▶ double danger d’une insistance exclusive sur ◀les▶ sciences physiques et ◀la▶ technique (en vertu de leur possible utilisation pour ◀la▶ guerre). Il est grand temps d’établir en Europe une politique de ◀la▶ culture et des recherches, dominée par des vues d’ensemble et tenant compte d’études conjoncturelles, dont ◀les▶ départements spécialisés des fondations américaines peuvent donner une première idée à repenser dans ◀le▶ contexte européen.
IX. ◀La▶ civilisation scientifico-technique née de ◀l’▶Europe est en train de coloniser ◀la▶ terre entière, après avoir colonisé nos propres pays. Elle a produit d’autre part ◀les▶ plus graves menaces contre ◀la▶ survie de ◀l’▶humanité : armes nucléaires, pollution d’envergure mondiale des airs, des eaux (océans, mers, lacs, fleuves), des forêts (détruites à 40 %) et des sols (humus). Tout cela, par ◀l’▶exploitation anarchique, « sauvage » d’innovations techniques aux conséquences non prévues.
◀La▶ question à poser devant une innovation technique est désormais : en cas de succès total, quels seraient ses effets ? ◀Le▶ Conseil européen et ◀les▶ conseils nationaux de ◀la▶ recherche auraient à appliquer à toute invention nouvelle ◀les▶ critères suivants :
a) écarter toute invention dont l’une des conditions de succès s’annoncerait incompatible avec ◀la▶ liberté de ◀la▶ personne ;
b) refuser toute innovation qui entraînerait nécessairement ou favoriserait par sa nature des entreprises de taille monstrueuse, et des concentrations toujours croissantes de pouvoir aux dépens de ◀l’▶autonomie des communautés locales et régionales et de ◀la▶ participation des citoyens à leur gestion ;
c) éviter tout ce qui pollue notre milieu social, urbain ou naturel ;
d) éviter tout ce qui menace d’épuiser à court ou moyen terme ◀les▶ ressources naturelles non renouvelables, en vertu de ◀la▶ croissance exponentielle des besoins artificiellement provoquée par ◀la▶ publicité industrielle et ◀la▶ propagande émanant des ministères de ◀l’▶Économie et de ◀la▶ Défense ;
e) éviter enfin tout ce qui entraînerait une vulnérabilité excessive de ◀l’▶économie d’un pays ou du continent, et une dépendance trop étroite soit de puissances politiques, soit de ressources incontrôlables.
Post-scriptum
Tout ce qui précède n’entend apporter que quelques matériaux, qu’il reste à compléter puis à traiter de manière à pouvoir passer, dans une seconde phase, à ◀l’▶élaboration d’un certain nombre d’articles de ◀la▶ charte. Ce qui sera, vraisemblablement, ◀le▶ travail d’une Commission de rédaction, celle-ci n’étant que de première approche et de préparation.