Utopie, technique, État-nation (printemps 1980)n
1. J’essaierai d’▶éviter le sens courant, un peu débile, du terme ◀d’▶utopie : projet irréalisable, impossibilité touchante, mais ridicule. De même, le sens originel, chez Thomas More, ◀de▶ cité idéale succédant à nos misères. J’essaierai ◀de▶ m’en tenir au sens étymologique, littéral, ◀d’▶ou-topos, ou-topéia, qui signifie non-lieu, phénomène non lié à un lieu.
2. La production ◀d’▶utopies est dans la nature ◀de▶ l’homme en tant qu’il est un être spirituel et pas seulement un animal. Il s’agit ◀d’▶un des traits spécifiques ◀de▶ l’humain, selon les grandes religions. Quelques exemples :
— hindouisme : le vrai spirituel, celui à qui rien n’appartient, n’appartient plus à rien. Il est le Réalisé, en complète indifférence au monde et aux affaires du monde, en parfait détachement ◀de▶ tous liens. Sans feu ni lieu, il est comme Shiva le mendiant du Ciel et l’éternel errant. La Terre est sa demeure, le Ciel son toit.
— bouddhisme : selon l’un des fondateurs ◀de▶ cette doctrine en Chine, « la non-demeure est la nature originelle ◀de▶ l’homme. »
— judaïsme et christianisme : ces versets que tout homme cultivé en Occident connaît ou reconnaît quand on les cite, disent eux aussi : « Nous n’avons pas ici-bas ◀de▶ cité permanente », décrivent l’homme comme « étranger et voyageur sur la Terre », ou déclarent que « dans les cieux est notre droit ◀de▶ cité » (notre politeuma, saint Paul).
Et surtout, les mystiques ◀de▶ l’Inde, ◀de▶ la Chine, ◀de▶ la Perse, ◀de▶ l’islam, ◀de▶ la chrétienté médiévale et renaissante ont toutes des sentences, poèmes, prières ou oraisons jaculatoires presque identiques sur la nature pérégrine, a-topique ◀de▶ l’homme — et cela ◀d’▶autant plus qu’il est plus spirituel ou libéré, ◀d’▶autant moins qu’il demeure plus animal ou attaché.
3. ◀De▶ fait, près de quatre siècles avant l’invention du mot utopie par Thomas More, on en trouve l’exact équivalent grammatical, mais non pas du tout spirituel, dans les œuvres du mystique soufi Sohrawardi d’Alep (1155-1191). Ce qu’il nomme en persan Nâ-kopââbâd signifie littéralement « le pays du Non-où », le non-lieu-pays, c’est-à-dire le pays du non-lieu, le « huitième climat » ou « l’Orient ◀de▶ l’âme ». Ou encore : le monde ◀de▶ l’amour, l’au-delà ◀de▶ tous les lieux ◀de▶ ce monde, la transcendance. Ou enfin : « le pays où ont lieu les événements mystiques ».
C’est, chez Sohrawardi, un événement ◀de▶ l’âme actuellement vécu, une aventure que dès maintenant il vit par une suite ◀d’▶illuminations qu’il décrit, merveilleusement, comme autant ◀de▶ « clins ◀d’▶œil hors du où »45.
Ce lieu qui est non-lieu physique (ou-topos), mais lieu réel ◀de▶ l’aventure spirituelle, on ne peut le comparer dans la tradition occidentale, chrétienne, qu’aux « Nouveaux Cieux », à la « Nouvelle Terre », à la « Nouvelle Jérusalem » des deux derniers chapitres ◀de▶ l’Apocalypse.
Cependant, intervient ici une différence fondamentale : la Nouvelle Jérusalem est à la fin des temps, bien plus : sa venue marque la fin des temps, elle est dans « ce qui vient » ◀de▶ l’au-delà du temps. Il y a coupure, et radicale. Pourtant, elle touche l’Histoire à sa fin, elle apparaît donc situable non dans l’Histoire, mais par rapport à l’Histoire. Cette cité a des mesures (ses remparts) indiquées avec précision, évoquant le monde physique ; mais le texte nous dit : « mesures ◀d’▶hommes, qui sont aussi mesures ◀d’▶anges », ou encore : « mesures humaines que l’ange utilisait » (selon les traductions).
Il s’agit donc ◀d’▶une cité idéale, transcendante, mais qui touche à l’Histoire, la termine et s’y substitue.
4. Le passage, le glissement ◀de▶ la Nouvelle Jérusalem post-historique à l’utopie selon Thomas More constitue en fait une sécularisation, non seulement tentante, mais presque inévitable.
Thomas More, en somme, n’a fait que placer dans le temps ◀de▶ l’Histoire et l’espace ◀de▶ la Terre une cité idéale inspirée du non-lieu transcendant ◀de▶ la Nouvelle Jérusalem, anticipant ainsi sur ce qui doit se révéler et avoir lieu le temps venu, in illo tempore. Thomas More sait que le Royaume n’est pas ◀de▶ ce monde, mais il sait aussi que l’Oraison dominicale dit, dans sa seconde demande : « Que Ton règne vienne ! », donc arrive, donc ait lieu dans notre histoire et notre espace-temps terrestre. Comment le chrétien résisterait-il toujours et partout au glissement ◀de▶ sens et ◀d’▶attitude ◀de▶ la mystique à l’histoire, ◀de▶ « ce qui vient » sans fin à « ce qui s’établit », s’institue, sécrète son architecture, comment résisterait-il au glissement surtout — symbole ◀de▶ tous les autres — du spirituel vécu à l’orthodoxie imposée, du personnel irréductible au collectif terroriste, bref : ◀de▶ la conversion à la Révolution ?
Après Thomas More va s’élargir ◀de▶ siècle en siècle la sécularisation, la profanisation du non-lieu transcendant et ◀de▶ la cité spirituelle, son transfert de plus en plus abusif, dans le temps ◀de▶ l’Histoire et dans l’espace ◀de▶ nos propriétés privées et ◀de▶ nos territoires étatiques.
Tout cela va se produire dans l’époque même où se développent les sciences physiques et la technique, et à partir des mêmes attitudes mentales qui conduisent logiquement à ces sciences et conditionnent ces techniques.
5. On parle toujours ◀de▶ Francis Bacon, mais c’est bien plutôt ◀de▶ Descartes que procède cette évolution.
Descartes a été le lieu ◀de▶ cette métamorphose ◀de▶ la conscience européenne qui a rendu possible la technique ; le lieu et la formulation ◀d’▶une structure mentale mécaniste, géométrique, analytique, catalogique, a-systémique, s’établissant à la faveur ◀d’▶une « suspension du jugement » dans l’ordre éthique, c’est-à-dire ◀d’▶une décision ◀de▶ ne pas tenir compte des finalités, mais seulement des processus mécaniques opérant dans un milieu artificiellement isolé.
La technique, dès le xviiie siècle, devient cette activité ◀de▶ l’homme en soi, indépendante et qui le rend indépendant du lieu (topos) et du temps : activité utopique par définition.
Elle présente ceci de nouveau par rapport à toutes les autres activités conçues auparavant, qu’elle n’est pas autorégulée, c’est-à-dire qu’elle échappe à la mortalité.
La technique en effet n’est régulée ni par sa fonction ni par ses finalités génériques ou spirituelles. On dirait qu’elle résulte du rêve ◀de▶ rendre notre vie, notre existence incorruptibles, — non pas du tout moralement, par conversion personnelle ou purification du moi, mais physiquement, tout d’abord par l’effet ◀de▶ l’incorruptibilité ◀de▶ l’environnement : au lieu du bois, des feuilles, ◀de▶ la paille et du lin, elle nous compose un environnement ◀de▶ métal, ◀de▶ verre, ◀de▶ minéraux et ◀de▶ plastique, bref ◀de▶ matériaux non biodégradables ; puis par la multiplication des organes artificiels ou artefacts, des gadgets électroniques et des appareils inusables et parfaitement immuns remplaçant reins ou pancréas, mains ou jambes, bientôt le cœur, en attendant la parfaite programmation des cerveaux, qui marquera l’achèvement ◀de▶ l’homme-prothèse. Ainsi par peur ◀de▶ la mort choisissons-nous l’inanimé, contre la vie toujours mortelle.
L’aventure technique relève ◀de▶ l’utopie dans toute la mesure où elle vise à l’élimination des contraintes ◀de▶ lieux et ◀de▶ dépendances naturelles. Elle ne bute contre ses limites qu’au moment où l’action ◀de▶ l’homme sur les écosystèmes dont il fait partie menace visiblement ◀de▶ déclencher des réactions en chaîne ◀de▶ désintégration du vivant : il s’agit alors ◀d’▶une hétérorégulation, que j’ai nommée ailleurs pédagogie des catastrophes.
6. Cette même attitude, et cette même mentalité névrotique vont rendre possible et bientôt nécessaire la forme politique ◀de▶ la technocratie : l’État-nation.
Qu’est-ce que l’État-nation ? La mainmise ◀d’▶un appareil administratif sur un territoire et sa population, l’encadrement géométrique et le quadrillage policier ◀d’▶une réalité vivante et mouvante, ethnolinguistique et affective, qu’on appelait autrefois la patrie (terre des pères) puis la nation (lieu ◀de▶ naissance, puis le groupe ◀d’▶étudiants ◀d’▶une université médiévale parlant la même langue, puis à partir de la Révolution française, la communauté idéologique et passionnelle des républicains).
Cela commence en 1789 avec le discours ◀de▶ Sieyès proposant ◀de▶ diviser le territoire ◀de▶ la France en carrés ◀de▶ dix-huit lieues ◀de▶ côté, à partir ◀d’▶un carré ◀de▶ base centré sur Paris (Sieyès déplore qu’en approchant des frontières — « mal compassées » eût dit Descartes — les carrés ne puissent plus être bien réguliers). L’idée générale est ◀de▶ détruire le tissu vivant des attachements locaux — patriotiques au sens premier — des réalités régionales et des libertés provinciales, sous le prétexte qu’elles s’appelaient « privilèges » ; ◀de▶ tuer tout civisme qui puisse s’opposer aux décrets ◀de▶ la capitale. Dans le géométrisme ◀de▶ ce plan, on aura reconnu la forme ◀d’▶esprit schizoïde correspondant aux obsessions du médecin Pinel : il y a plus qu’un parallélisme entre l’évolution ◀de▶ la psychologie, ◀de▶ la psychiatrie et ◀de▶ la pensée politique en cette fin du xviiie siècle.46
Tout cela va se concrétiser, dramatiquement, se précipiter au sens chimique, lorsque le 20 avril 1792 la Convention déclare la guerre « aux rois ◀d’▶Europe », en vertu du principe qui sera formulé quelques années plus tard par Hegel (à partir précisément ◀de▶ cet exemple) : « L’État national cherche à rétablir par la guerre au-dehors la tranquillité qu’il n’a plus au-dedans. »
Napoléon achèvera ce modèle, né ◀de▶ la guerre et dessiné pour les besoins ◀de▶ la mobilisation la plus rapide par un Centre. Aujourd’hui, 160 États-nations qui l’ont copié siègent à l’ONU.
Nous sommes ici en présence d’une utopie réalisée non seulement à la lettre, mais à l’échelle planétaire ; ◀d’▶une structure géométrique (centralisation) plaquée sur des réalités historiques, géographiques, culturelles et sur des lieux dont elle ignore et nie les caractéristiques infiniment différentes, non comparables, c’est-à-dire concrètes ; et cela, en vertu d’une préoccupation unique : la préparation à la guerre nationale, le contrôle préfectoral et la levée des impôts au nom et au profit ◀de▶ la seule capitale et des seuls intérêts du parti qui s’est emparé des leviers ◀de▶ commande sur l’ensemble du territoire défini par la dernière guerre. Jamais le lieu, jamais le topos n’aura été plus délibérément ignoré, arasé, rayé ◀de▶ la carte, jamais régime n’aura été plus littéralement u-topique.
Je suis loin ◀d’▶annoncer la fin ◀de▶ l’État-nation, comme on l’a dit. Je constate qu’il fonctionne de plus en plus malaisément, voir la révolte des régions, ses succès en Espagne, Italie, Belgique, Grande-Bretagne, ses échecs pathétiques en Corse et en Bretagne. Je constate qu’il nous mène inexorablement, par les mécanismes déments des souverainetés nationales absolues, à la guerre nucléaire, qui sera la fin ◀de▶ l’histoire — du moins ◀de▶ celle des civilisations.
Contre l’État-nation, expression implacable et proprement catastrophique ◀de▶ l’utopie technocratique, une seule parade : le réveil des régions, le retour aux petites communautés ◀de▶ base, les seules réelles, les seules inoffensives.
Il y a bien près ◀d’▶un demi-siècle que j’en parle. On me disait, il y a dix ans encore, que c’était ◀de▶ l’utopie pure. Je réponds que la région dont je parle, et que je n’ai cessé ◀de▶ définir comme un « espace ◀de▶ participation civique », est le contraire exact ◀de▶ l’utopie.
Toute utopie est uniformisante, mais région signifie différence.
« Une région ne se délimite pas, elle se reconnaît », disait vers la fin du siècle passé le grand géographe français Vidal de la Blache. Il définissait là le contraire ◀de▶ l’utopie. Il n’y a pas deux régions pareilles, ceci nous force au réalisme. Et il n’y a pas une seule région réelle qui soit assez grande pour déclencher une guerre atomique, mettant fin au genre humain. Ceci nous permet ◀d’▶espérer.
7. Mon propos dans tout cela n’est guère politique, encore moins politologique. Il est proprement spirituel.
Toute utopie au sens ◀de▶ Thomas More, ◀de▶ Campanella, ◀de▶ Fourier, est projection dans un avenir et dans un espace donnés ◀d’▶un modèle déduit ◀d’▶aujourd’hui si ce n’est ◀d’▶hier. Mais Toynbee a très bien montré que les utopies sont « statiques par hypothèse ». Elles sont, et je le cite : « des programmes ◀d’▶action masqués sous le déguisement ◀d’▶une sociologie descriptive imaginaire, et l’acte qu’elles essaient ◀de▶ susciter est presque toujours la fixation à un certain niveau ◀d’▶une société réelle entrée dans un déclin qui doit finir en chute, à moins que le mouvement descendant puisse être artificiellement arrêté. Immobiliser une descente est le but suprême auquel aspirent la plupart des Utopies, car elles ne sont conçues dans une quelconque société que lorsque celle-ci a perdu toute espérance ◀de▶ progrès futur. »
Toute utopie, au sens politique du terme, est projection à terme indéfini ◀de▶ nos refus ◀d’▶un présent exécré.
Mais l’utopie spirituelle ◀de▶ la Nouvelle Jérusalem (Apoc. ch. III et XXII) est la promesse, acceptée par la foi, ◀de▶ ce qui vient à nous irrésistiblement, comme la réalité même du temps, du mouvement ◀de▶ l’Esprit toujours instant, dynamisme pur ◀de▶ l’avenir et du futurum aeternum ; du dieu qui vient sans fin vers nous — Dieu à-venir.