Un falsificateur vu de▶ près (été 1981)q
Note préliminaire
« Procéder par ordre. Dans ◀l’▶ordre ◀de▶ ◀la▶ preuve. Prudemment et pas à pas ». C’est ◀la▶ méthode que préconise B.-H. Lévy dans ◀L’▶Idéologie française. Il s’est si bien gardé ◀de▶ ◀l’▶appliquer qu’il m’oblige à ◀le▶ faire aux dépens de son libelle.
Je ne discuterai pas ◀le▶ fond ◀de▶ ◀l’▶ouvrage : il n’y en a guère. Une théologie rudimentaire, qui nous ramène au Dieu plus abstrait que transcendant ◀de▶ Léon Brunschwicg ou ◀de▶ Julien Benda ; nul projet politique ; pas ◀la▶ moindre proposition ni ◀de▶ doctrine ni ◀d’▶action. Il s’agit uniquement, pour ◀l’▶auteur, ◀de▶ dénoncer comme fascistes et nazis bien moins ceux qui s’avouèrent tels et ◀l’▶affichèrent, que ceux qui furent vilipendés, condamnés et emprisonnés pour avoir combattu, par leurs écrits et par leur engagement concret, ◀le▶ « socialisme national » ◀d’▶Hitler, alors qu’il prévalait sur ◀l’▶Europe.
Je me propose ◀de▶ montrer dans ◀le▶ détail — c’est ingrat, mais peut être amusant une fois repérés ◀les▶ procédés — ◀la▶ falsification systématique des textes cités par ◀l’▶auteur. Faute ◀de▶ temps, je m’en tiendrai à ceux que je connais ◀le▶ mieux, qui sont les miens, leur exemple valant pour ◀les▶ autres.
◀De▶ bons amis m’ont conseillé ◀le▶ silence : ce livre ne vaut rien, laissez tomber. Comme si un livre avait besoin ◀d’▶être bon pour faire du mal ! On va voir ce que celui-ci permet déjà ◀d’▶écrire et ◀de▶ publier — pas seulement à des imbéciles.
J’ai deux raisons majeures ◀de▶ ne pas me taire.
La première est qu’il serait difficile ◀de▶ mieux fausser que ne ◀le▶ fait B.-H. Lévy ◀le▶ problème du fascisme en général et ◀de▶ ses résurgences toujours possibles. À ce danger s’ajoute celui ◀de▶ ◀la▶ stérilité ◀d’▶un effort ◀de▶ « dénonciation » qui, au lieu de nous faire mieux comprendre ◀la▶ nature du mal à combattre, insulte ◀la▶ mémoire et dénature ◀les▶ œuvres ◀de▶ ceux qui ◀l’▶ont combattu les premiers, au face à face, quand il paraissait invincible. Ni ◀les▶ causes historiques et psychologiques, ni ◀les▶ effets mortels du phénomène ne sont un seul instant définis ou invoqués par Lévy. On distingue mal ce qu’il reproche en fin de compte aux fascistes noirs, rouges ou bruns : il n’en dit mot et cela ne se sent même pas dans ◀le▶ ton ◀de▶ son discours, arbitraire et tranchant, et pas un instant libéral. D’ailleurs, ◀l’▶absence pathologique ◀de▶ toute trace ◀d’▶humour dans ce livre est ◀l’▶indicateur ◀le▶ plus sûr ◀d’▶une disposition ◀d’▶esprit totalitaire.
Ma seconde raison ◀de▶ parler est simplement un devoir ◀de▶ piété pour ◀la▶ mémoire ◀d’▶Emmanuel Mounier, ◀d’▶Arnaud Dandieu et ◀de▶ Robert Aron, qui ne sont plus là pour rétablir ◀la▶ vérité sur leur œuvre et sur leur combat. Afin que ces amis ne soient plus impunément « livrés au caprice ◀d’▶un gamin, jetés en proie à des méchants », comme on lit au Livre ◀de▶ Job58.
Douze citations
Dans son Idéologie française M. Bernard-Henri Lévy me prend à partie nommément à une douzaine ◀de▶ reprises, sur ◀la▶ foi ◀de▶ citations dont pas une n’est honnête : la plupart signifiaient dans leur contexte tout à fait autre chose ou ◀le▶ contraire ◀de▶ ce qu’il veut y lire aujourd’hui ; celles qui sont correctement transcrites ne sont pas ◀de▶ moi ; et deux sont ◀de▶ son invention. Voici ◀les▶ textes (◀les▶ mots qui me sont attribués par ◀l’▶auteur sont en italiques).
Citations I et II
Pour illustrer ce qu’il appelle ◀la▶ naissance du fascisme en France dans « une génération ◀de▶ faillis, ◀de▶ maudits, ◀de▶ réprouvés […], celle des années 1930 »59 (op. cit., p. 17), B.-H. Lévy cite en premier lieu « cette nausée, ce dégoût, qui prend à ◀la▶ gorge ◀le▶ peuple des petits devant des “parlementaires ventrus” engoncés dans leurs “faux cols”, leurs “rosettes” et leurs “chapeaux melons”1) ».
◀La▶ note1) renvoie à un article ◀de▶ moi publié par ◀la▶ Revue du Siècle, n° 2, mai 1933. Suivent douze pages où ◀l’▶on cite ◀les▶ déclarations non moins antiparlementaires et antidémocratiques d’autres pionniers du fascisme français tels que Thorez, Drieu, Romain Rolland, Aron et Dandieu, Mounier, Jean Giraudoux, etc. À ◀la▶ p. 30, nouvelle citation ◀de▶ moi, suivie ◀d’▶un renvoi ◀de▶ note41) à ◀la▶ même Revue du Siècle, n° 2, mai 1933 :
Souvenez-vous, écrit Lévy, du « sombre émerveillement » ◀de▶ Brasillach foudroyé à Nuremberg par ◀la▶ grâce du jeune nazi (« fier ◀de▶ son corps vigoureux » et « appuyé sur sa race ») et comparez ◀l’▶émoi ◀de▶ Denis de Rougemont devant ces « jeunesses bottées, nu-tête, chemise ouverte, dont notre presse aime à railler ◀les▶ uniformes ».
Je lis cela, monte au grenier, y cherche en vain ◀la▶ revue citée. En admettant que j’aie vraiment écrit ces mots, mais est-ce possible ? « “Engoncés” » dans leurs rosettes et leurs chapeaux melons… Cela ne peut pas être ◀de▶ moi, tout de même — qu’ai-je bien pu vouloir dire ? Probablement qu’entre un vieux sénateur radical décoré et un jeune SA, ◀le▶ dialogue me semblait difficile.
C’était exact. Un ami vient de me procurer ◀la▶ photocopie ◀de▶ ◀l’▶article. Il s’agit ◀de▶ deux pages ◀de▶ réponse à une enquête sur ◀la▶ jeunesse française et ◀la▶ guerre. Voici ◀le▶ passage incriminé — et disloqué, comme on va ◀le▶ voir — par Lévy :
En face de jeunesses bottées, nu-tête, chemise ouverte, dont notre presse aime à railler ◀les▶ uniformes, qu’avons-nous à aligner ? Un attirail ◀de▶ faux cols durs, ◀de▶ rosettes, ◀de▶ gros ventres et ◀de▶ chapeaux melons. ◀La▶ France n’est plus contemporaine des nations qui ◀l’▶entourent et qui ◀la▶ menacent. Tel est ◀le▶ fait.
Et j’ajoutais un peu plus loin que ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ jeunesse française se posait en termes historiques bien définis : c’était celui ◀de▶ « ◀la▶ destruction des tyrannies racistes et collectivistes au nom de ◀la▶ personne, seul fondement ◀de▶ ◀l’▶universel ». (Non cité par Lévy.)
Lévy disloque ◀les▶ termes ◀de▶ ma comparaison. Il ◀les▶ sépare par une douzaine ◀de▶ pages et cela change tout. Le premier terme devient une déclaration ◀de▶ guerre à ◀la▶ démocratie, le second une déclaration ◀d’▶amour aux nazis60. Il se garde, bien sûr, ◀de▶ rappeler que tout ◀le▶ contexte condamne sans appel fascisme, nazisme et stalinisme.
Citations III, IV et V
Pour accréditer ◀l’▶idée particulièrement aberrante ◀d’▶une collusion entre ◀le▶ personnalisme, ◀l’▶Action française et Romain Rolland dans un culte commun du fascisme, Lévy cite ◀le▶ fameux numéro 6 ◀d’▶ Esprit (1933) intitulé « Rupture entre ◀l’▶ordre chrétien et ◀le▶ désordre établi ». Mounier et Maritain s’y exprimaient comme catholiques, André Philip et moi comme protestants, Nicolas Berdiaev comme orthodoxe, et Charles Dulot comme agnostique sympathisant avec nos positions. En fin ◀de▶ numéro, deux notes intitulées « Ceux qui ont commencé » émanaient l’une ◀de▶ Mounier (E. M.) sur ◀les▶ mouvements catholiques, l’autre ◀de▶ moi (D. R.) sur ◀les▶ protestants. Citons Lévy, p. 19 ◀de▶ son travail.
C’est ◀la▶ vieille droite, bien sûr, qui fustige avec ardeur ◀le▶ « stupre » et ◀le▶ « cloaque » ◀de▶ ce grand corps malade qu’est ◀le▶ tout-État démocrate ; mais c’est ◀la▶ vieille gauche aussi bien, celle ◀de▶ Barbusse et ◀de▶ Rolland, qui chante ◀les▶ « cuisses dures ◀d’▶une dictature qui chevauche ◀les▶ peuples et ◀les▶ libère des clôtures ◀de▶ ◀la▶ pseudo-démocratie ». C’est ◀les▶ nouveaux chrétiens qui, à Esprit , saluent ◀l’▶Action française qui « lutta courageusement contre ◀la▶ démocratie libérale et parlementaire » et dont ◀la▶ « critique » est, malgré ses « troubles origines », un « acquis définitif du personnalisme7) » ; et c’est ◀la▶ jeune droite qui, avec Bardèche ou Drieu, s’engage à « marcher avec n’importe quel type qui foutra ce régime par terre ».
◀Le▶ jeu des falsifications s’élève ici à ◀la▶ préciosité et vaut ◀d’▶être suivi ◀de▶ très près, car il exemplifie ◀la▶ méthode ◀de▶ ◀l’▶auteur.
◀Les▶ mots parfaitement incroyables selon lesquels ◀la▶ critique ◀de▶ ◀la▶ démocratie par ◀l’▶A. F. aurait été qualifiée ◀d’▶« acquis définitif du personnalisme » ne figurant pas dans ce numéro ◀d’▶ Esprit , ◀l’▶auteur éprouve ◀le▶ besoin ◀d’▶étayer son invention, ◀d’▶où ◀le▶ renvoi à ◀la▶ note 7, où ◀l’▶on peut lire :
◀Le▶ texte dit exactement (ce souci ◀de▶ précision, ici, touche au sublime !) : « Il semble que toutes ◀les▶ tentatives ◀de▶ résistance au conformisme social aient été paralysées après guerre par ◀le▶ double cadre que leur offrait ◀l’▶héritage du passé : celui ◀de▶ ◀l’▶Action française où on lutta courageusement contre ◀la▶ démocratie libérale et parlementaire, mais au profit ◀d’▶un conformisme traditionaliste compromis avec une conception païenne ◀de▶ ◀la▶ cité ; celui du Sillon, [où on compromet] des forces généreuses dans ◀de▶ vagues compromissions politiques et une idéologie périmée. »
Ce que ◀le▶ lecteur peut vérifier, c’est que « ◀le▶ texte dit exactement » tout autre chose que ce que ◀l’▶on a cité entre guillemets p. 19. Au surplus, il n’est pas ◀de▶ moi, étant signé E. M. et non D. R. (Je n’avais guère ◀de▶ raisons ◀de▶ m’intéresser aux démêlés entre Maurras et ◀le▶ Vatican.) Il y a donc triple falsification :
— ◀la▶ phrase citée ne figure pas dans Esprit ;
— ◀le▶ « texte exact » cité en note ne ◀la▶ corrobore nullement ;
— au surplus, inventé ou pas, rien n’est ◀de▶ moi dans ce cafouillage.
Citations VI et VII
◀La▶ démocratie, selon ◀les▶ personnalistes, ne serait « qu’une curiosité exotique qui ne vaut ni que ◀l’▶on meure ni qu’on se mobilise pour elle — pauvre “mesure morte” impossible à “ressusciter”12) » (p. 20-21).
◀La▶ note12) renvoie à mon livre Penser avec les mains , paru en 1936, mais cité dans sa réédition ◀de▶ 1972. Qu’on se reporte à ◀la▶ page indiquée 140. Je viens de parler longuement ◀de▶ ◀la▶ « mesure soviétique » et ◀de▶ ◀la▶ « mesure nationale-socialiste ». Et j’écris :
Si nous condamnons ces religions, c’est dans leur terme, au nom d’un acte ◀de▶ foi contraire. Elles veulent ◀la▶ force et nous voulons ◀la▶ vérité. Elles veulent ◀la▶ force du grand nombre et nous voulons ◀la▶ force personnelle, celle que donne ◀la▶ vérité. Notre mesure commune ne sera pas collective, extérieure à notre personne : cela n’a pas ◀de▶ sens pour nous. Elle ne sera pas non plus individuelle : on ne peut pas ressusciter des mesures mortes. Je dis qu’elle sera personnelle, qu’elle sera ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀l’▶homme en tant qu’il se possède dans ses relations actives avec ses prochains. C’est à nous qu’il incombe aujourd’hui ◀d’▶opérer cette synthèse concrète qui résoudra en création ◀le▶ vieux conflit ◀de▶ ◀l’▶individu et ◀de▶ ◀la▶ masse.
[…] — Car notre force est personnelle, non collective. Elle réside dans ◀les▶ petits groupes, non dans ◀l’▶État totalitaire. Elle a pour formule réelle — même là où ◀l’▶on refuse encore ce nom — ◀la▶ fédération, non ◀la▶ masse ; et non ◀la▶ tyrannie ◀d’▶un seul et non ◀le▶ gigantisme national.
Lévy croit devoir préciser (note 12 p. 249) que « ◀le▶ texte vise, plus spécifiquement, ◀l’▶individualisme ». S’il m’avait lu, il eût remarqué, et peut-être compris, que ce qui était visé était ◀la▶ religion collectiviste, rançon fatale ◀d’▶un individualisme civiquement irresponsable. Ignore-t-il, comme J.-F. Revel61, que dans ◀la▶ distinction entre individu et personne se fonde ◀la▶ notion chrétienne ◀de▶ ◀l’▶homme telle que ◀l’▶ont élaborée ◀les▶ grands conciles, ◀de▶ Nicée à Chalcédoine, saint Augustin entre ◀les▶ deux, plus tard Thomas d’Aquin et ◀les▶ frères de Saint-Victor, enfin Kant… ◀Les▶ personnalistes des années 1930 n’ont fait que réactualiser en termes du xxe siècle cette tradition centrale ◀de▶ ◀l’▶Occident, au nom de laquelle ils n’ont cessé ◀de▶ condamner sans rémission toutes formes ◀d’▶idéologies totalitaires. B.-H. Lévy ignore-t-il que ◀la▶ résultante ◀de▶ ◀l’▶individualisme irresponsable est ◀la▶ masse agglomérée, — qu’il prend pour une « communauté » ? (J’ai écrit souvent dans ◀les▶ années 1930 : « C’est avec ◀la▶ poussière des individus que ◀l’▶État totalitaire fait son ciment ».) Ignore-t-il tout, enfin, ◀de▶ ce qui a été écrit, ◀de▶ Tocqueville à Hannah Arendt en passant par ◀les▶ personnalistes, sur ◀les▶ liens historiques constants entre ◀l’▶individualisme comme maladie ◀de▶ ◀l’▶individu dont ◀le▶ symptôme est ◀l’▶absence ◀de▶ civisme, et ◀la▶ centralisation étatique en route vers ◀l’▶État totalitaire ? C’est, en définitive parce qu’il n’a pas compris ◀les▶ causes du phénomène hitlérien qu’il se permet ◀de▶ nous traiter ◀de▶ pronazis.
Citations VIII, IX, X et XI
Mais voilà qui est plus grave encore et révèle chez notre auteur une incapacité fondamentale à comprendre ◀le▶ sens des trop rares ouvrages qu’il juge opportun ◀d’▶attaquer. Car plutôt qu’à des livres connus et encore accessibles dans ◀les▶ bibliothèques, voire en librairie, il est remarquable que ◀les▶ notes bibliographiques ◀de▶ B.-H. Lévy renvoient pour la plupart à des petites revues publiées entre 1932 et ◀la▶ guerre. Un nombre infime ◀de▶ lecteurs ◀d’▶aujourd’hui en possèdent encore des collections, et la plupart sont introuvables, sauf à ◀la▶ Bibliothèque nationale. Ce procédé empêche pratiquement ◀de▶ vérifier ◀les▶ textes cités, tout en donnant ◀l’▶impression ◀d’▶une recherche poussée très loin…
Page 35, Lévy citant de nouveau Penser avec les mains (p. 127), m’attribue ceci :
Méritent-elles même ◀le▶ beau nom ◀de▶ totalitaires, ces expériences « trop simples » où ◀l’▶on n’a pas compris que « seule a ◀le▶ droit ◀de▶ se vouloir totalitaire ◀la▶ vérité qui est totale, qui rend compte ◀de▶ tout ◀l’▶homme57) ». Non (suis-je censé répondre selon Lévy), « ces arrogants parangons du fascisme sont aussi des fascistes au rabais. ◀Les▶ révolutions triomphantes sont aussi et d’abord des “révolutions avortées”58) ».
Reportons-nous aux pages citées dans mon livre. Quelques remarques ◀de▶ forme tout d’abord :
— dans « ◀le▶ beau nom ◀de▶ totalitaire », ◀l’▶adjectif « beau » est ◀de▶ Lévy, non ◀de▶ moi, et cela change ◀le▶ sens du passage ;
— je n’ai pas écrit : « qui rend compte ◀de▶ tout ◀l’▶homme », mais bien : « qui rend compte du tout ◀de▶ ◀l’▶homme et ◀de▶ ses fins ◀les▶ plus lointaines°.
— ◀les▶ mots « révolutions avortées » qu’il cite ne figurent pas dans mon livre.
Et enfin une remarque ◀de▶ fond :
— je ne parle pas du tout « ◀d’▶expériences » totalitaires qui seraient « trop simples » (Auschwitz ? Goulag ?), mais des fins dernières au nom desquelles ◀les▶ totalitaires prétendent justifier ces crimes.
Un auteur qui se révèle incapable ◀de▶ saisir ◀la▶ distinction entre ◀la▶ sommation (au double sens ◀d’▶ordonner et ◀de▶ totaliser) que Dieu adresse à ◀l’▶homme, d’une part, — et ◀l’▶ensemble des décrets ◀d’▶un tyran d’autre part, ne mérite pas ◀le▶ nom ◀de▶ philosophe.
Citation XII
Toutes ◀les▶ citations précédentes sont concentrées dans le premier chapitre. La dernière figure à ◀la▶ fin du livre.
Non seulement ◀les▶ personnalistes sont anticapitalistes, donc contre ◀l’▶Argent-roi, et donc selon B.-H. Lévy, antisémites ; non seulement ils sont anti-individualistes, donc antidémocratiques et donc fascistes ; non seulement ils sont en « émoi » devant ◀les▶ bottes et ◀les▶ chemises ouvertes, donc nazis ; non seulement ils se veulent plus totalitaires que ◀les▶ fascistes et ◀les▶ staliniens, mais encore, et enfin, et là c’est pire que tout, ils sont antiaméricains ! Ah ! ◀l’▶Amérique !
Quel crime a-t-elle commis […] pour qu’on puisse ◀l’▶accuser et avec une telle outrance, ◀de▶ « consacrer ◀la▶ pire dégradation qu’une civilisation ait imposée à ◀l’▶homme »55) ?
Question pathétique, mais oiseuse : ◀l’▶Amérique n’est pas mentionnée ni même sous-entendue dans ◀le▶ passage cité ( L’Ordre nouveau , n° 3), dont voici ◀le▶ texte :
Que trouvons-nous, à ◀l’▶origine permanente des erreurs qui, depuis vingt ans, nous ont valu ◀la▶ guerre, ◀le▶ chômage et ◀les▶ dictatures ? Nous trouvons une certaine attitude humaine. Cette attitude, qu’on appelle capitaliste, est, en réalité, pour qui va au fond des choses, matérialiste et abstraite à la fois. Elle donne ◀la▶ primauté à ◀l’▶avoir sur ◀l’▶être, à ◀l’▶anonyme sur ◀le▶ personnel, à ◀l’▶irresponsable sur ◀le▶ responsable, à ◀la▶ masse et à ◀l’▶individu abstrait sur ◀la▶ personne concrète. Machiniste et productiviste, elle consacre ◀la▶ pire dégradation qu’une « civilisation » ait imposée à ◀l’▶homme.
Une fois de plus on dirait que Lévy n’a pas lu ◀le▶ contexte des citations qu’on lui aura fournies. Quel dommage qu’un jeune homme aussi passionnément motivé dans sa dénonciation ◀d’▶ennemis qui n’ont cessé ◀d’▶être les nôtres depuis bien avant sa naissance, montre une carence, non moins pathétique, ◀de▶ scrupules intellectuels ! Sa rage ◀d’▶assimiler ◀les▶ personnalistes à leurs adversaires ◀de▶ toujours, et ◀de▶ déceler dans leurs critiques et leurs refus autant ◀de▶ preuves ◀de▶ leur fascination par ◀les▶ nazis, est-elle révélatrice ◀de▶ ses propres complexes ? Ce disciple fervent ◀d’▶Althusser, ce partisan déclaré ◀de▶ Mao, a-t-il jamais expliqué son trajet du totalitarisme marxiste et du national-socialisme chinois au capitalisme libéral et à ◀la▶ défense de ◀l’▶Argent comme symbole ◀de▶ ◀la▶ démocratie ?
Citations omises
À défaut ◀d’▶une psychanalyse ◀de▶ ces palinodies inexpliquées, et pour achever ◀de▶ décrire ◀la▶ méthode ◀de▶ ◀l’▶auteur, il est intéressant ◀de▶ relever non seulement ses citations fausses, mal interprétées ou truquées, mais ses silences.
Ignorance ou mauvaise foi — toujours cette cruelle incertitude —, ◀le▶ fait est que ce B.-H. Lévy, qui me traite à tout hasard ◀de▶ fasciste et ◀de▶ nazi, se garde bien ◀de▶ citer un seul ◀de▶ mes ouvrages intégralement antifascistes et antinazis, ◀de▶ Politique ◀de▶ ◀la▶ personne (1934) à ◀La▶ Part du diable (1942), en passant par ◀le▶ Journal ◀d’▶Allemagne (1938) entièrement consacré à une critique à bout portant du national-socialisme, ouvrage supprimé en France pendant ◀la▶ guerre non seulement par ◀l’▶occupant nazi (liste Otto), mais aussi par ◀le▶ Syndicat des libraires français aux ordres ◀de▶ Vichy. Sans parler des articles, essais, pamphlets, chroniques que je n’ai cessé ◀de▶ publier ◀de▶ 1933 à 1939, tels que « ◀L’▶Ère des religions », « ◀Le▶ Bon vieux temps présent », « ◀Les▶ directeurs ◀d’▶inconscience », « Hitler hors ◀la▶ loi », « ◀La▶ vraie défense contre ◀l’▶esprit totalitaire », ce dernier texte ayant été distribué dans ◀le▶ ciel des grandes villes des Pays-Bas occupés. « Nul besoin ◀de▶ présenter ◀l’▶auteur dans ce pays, ◀la▶ RAF s’en est chargée pendant ◀la▶ guerre », disait ◀le▶ professeur van Aasbeck introduisant une ◀de▶ mes conférences à Leyden en 1948. Je suis bien sûr qu’aucun auteur ◀de▶ langue française n’a publié autant ◀de▶ pages sur et contre Hitler.
Vraiment, Lévy choisit mal ses nazis. C’est qu’en somme il ignore à peu près tout ◀de▶ ◀la▶ vraie nature — religieuse — du prétendu « socialisme national » ◀d’▶Hitler, et ◀de▶ ses profondes analogies avec ◀le▶ jacobinisme, premier modèle bien français du fascisme, ou comme il dit : « ◀d’▶un fascisme aux couleurs ◀de▶ ◀la▶ France ». Mais celui-là précisément, il ◀l’▶a raté62.
◀L’▶idéologie personnaliste au pouvoir ?
Tout cela ne serait presque rien si, dans ◀L’▶Express n° 1546 du 13 février 1981, Raymond Aron lui-même n’avait donné son aval à ces calomnies. Il écrit en effet :
◀Les▶ idéologies des années 1930, ◀de▶ type communautaire, anti-individualiste, n’ont jamais débouché en dehors des cénacles ◀de▶ ◀l’▶intelligentsia parisienne. Elles ont accédé au pouvoir à ◀la▶ faveur ◀d’▶une catastrophe nationale. Là encore elles sont demeurées un mixte ◀de▶ traditionalisme et ◀de▶ parafascisme.
En écrivant cela, ◀le▶ président du comité ◀de▶ rédaction ◀de▶ ◀L’▶Express cautionne ◀le▶ plus monstrueux produit ◀de▶ ◀la▶ méthode ◀de▶ truquage des textes qu’il vient pourtant ◀de▶ dénoncer dans les premières pages ◀de▶ son article. Il a choisi ◀de▶ n’accorder créance à B.-H. Lévy que sur ◀le▶ point central ◀de▶ son pamphlet : ◀la▶ dénonciation du personnalisme en tant que « communautaire et anti-individualiste » (Lévy), c’est-à-dire, dans ◀la▶ traduction au moins très libre ◀de▶ Raymond Aron « traditionaliste et parafasciste »63.
On a bien entendu : ◀les▶ idées ◀d’▶ Esprit et ◀de▶ L’Ordre nouveau , c’est-à-dire ◀de▶ Mounier, ◀de▶ Robert Aron et Arnaud Dandieu, ◀d’▶Alexandre Marc, ◀de▶ moi-même, ont « accédé au pouvoir » à Vichy, à ◀la▶ faveur ◀d’▶une catastrophe nationale. (On veut bien ne pas ◀l’▶imputer à notre action directe. Merci.) Quelles idées ? Pourrait-il ◀les▶ rappeler ?
◀La▶ primauté ◀de▶ ◀l’▶esprit sur ◀les▶ mythes collectifs et ◀de▶ ◀la▶ personne sur ◀l’▶État-nation ? ◀Le▶ minimum vital ? ◀Le▶ service civil comme relève du prolétariat ? ◀Le▶ fédéralisme antiétatique ? ◀La▶ démocratie directe procédant ◀de▶ bas en haut : communes, région, fédération ? ◀L’▶antiracisme déclaré ? C’étaient ◀les▶ thèmes majeurs ◀de▶ nos revues. En leur nom, nous ne cessions ◀de▶ dénoncer ◀le▶ stato-nationalisme des « puissances » ◀de▶ ◀l’▶Ouest, en tant que fourrier des totalitarismes ◀de▶ ◀l’▶Est. Raymond Aron peut-il croire que Vichy ait adopté un seul instant nos thèses ? Croit-il vraiment que L’Ordre nouveau ait été « traditionaliste » ? C’était ◀le▶ nom ◀de▶ ◀la▶ Révolution pour Victor Considérant, vers 1848, par opposition au « désordre établi » que dénoncera plus tard Esprit . Croit-il au contraire que ◀L’▶ON ait été « parafasciste », comme ◀l’▶eût été à ce compte-là ◀la▶ revue ◀de▶ Gramsci, Ordine Nuovo ?
Et comment nos idées auraient-elles « accédé au pouvoir » à Vichy ? Un politicien combinard comme Laval, un vieux militaire laïcard comme Pétain ont-ils vraiment puisé leur inspiration politique (Montoire et ◀la▶ collaboration, ◀le▶ Vel’ d’Hiv’ et ◀l’▶antisémitisme, ◀l’▶État central, exerçant son commandement « de haut en bas » selon Pétain !) dans ces cénacles ◀d’▶intellectuels parisiens qu’ils méprisaient plus que personne ?
Mais surtout : s’il est vrai, comme ◀l’▶écrit noir sur blanc Raymond Aron, que nos idées personnalistes aient « accédé au pouvoir » à Vichy et cela « à ◀la▶ faveur » ◀de▶ ◀la▶ « catastrophe nationale » ◀de▶ juin 1940, comment se peut-il que nous ne ◀l’▶ayions pas su ?
Mounier passant ouvertement à ◀la▶ Résistance avec ◀l’▶École ◀d’▶Uriage, puis faisant ◀la▶ grève ◀de▶ ◀la▶ faim dans sa cellule ; Robert Aron emprisonné comme Juif à Mérignac, puis caché dans un grenier à Vichy même, puis de nouveau emprisonné en Espagne en tentant ◀de▶ rejoindre de Gaulle ; Alexandre Marc pourchassé, obligé ◀de▶ fuir dans un camp ◀de▶ réfugiés en Suisse ; et moi, officier à ◀l’▶état-major général ◀de▶ ◀l’▶armée suisse, organisant en juin 1940 le premier mouvement ◀de▶ résistance à la fois civile (ouvertement) et militaire (clandestinement) dans ◀l’▶ignorance où je me trouvais ◀d’▶être ◀le▶ complice, bien plus : ◀l’▶admirateur « ému » selon Lévy de l’Adversaire que je désignais.
Chefs ◀de▶ file du mouvement personnaliste, nous avons tous été condamnés à ◀de▶ ◀la▶ prison pour des idées dont ◀L’▶Express nous apprend qu’elles étaient au pouvoir à Vichy, donc en accord avec ◀les▶ nazis triomphants. Tragique aveuglement ◀de▶ notre part ? Ou de la part de Vichy ? Ou falsification délirante ◀de▶ ◀l’▶histoire ? Mais à quelles fins ?
Ce qu’il importe ◀de▶ dénoncer ici, c’est ◀l’▶injustice brutale qui fait qu’avec ◀l’▶appui des mass médias, ◀de▶ ◀la▶ publicité éditoriale et du goût parisien ◀de▶ créer une école ◀de▶ pensée tous ◀les▶ deux ans, ou à son défaut une mode, ou au moins un scandale « intellectuel », des dizaines ◀de▶ milliers ◀de▶ jeunes gens liront Lévy, tant pis, mais ce qui est grave : croiront ◀les▶ « plumes autorisées » ◀de▶ ◀L’▶Express, parce qu’ils n’ont pas connu, n’étant pas nés, ◀la▶ réalité ◀de▶ nos problèmes, et ◀les▶ buts ◀de▶ notre combat.
Lévy figurera pour des semaines sur ◀la▶ liste des best-sellers. ◀L’▶Express qui avalise et amplifie ses calomnies, a tiré ce numéro à 649 950 exemplaires. Avec ◀les▶ articles louangeurs publiés dans ◀la▶ presse littéraire et ◀la▶ complaisance des médias cela fait un bon million ◀de▶ lecteurs et ◀de▶ téléspectateurs qui croiront (s’ils ne m’ont jamais lu) ce qu’écrit Lévy confirmé par Aron, et notamment, que j’étais « parafasciste » et pronazi.
Mieux encore : dans un périodique nommé Lu, un professeur agrégé ◀de▶ philosophie nommé D. Grisoni, rend compte avec ferveur du pamphlet ◀de▶ Lévy, et il écrit, à propos de ◀l’▶avènement ◀de▶ Pétain : « Pêle-mêle ◀les▶ discours s’entrecroisent, se chevauchent, se répondent. Là, ceux ◀de▶ droite, tenus par leurs sombres thuriféraires, bien connus, ◀les▶ Drieu, de Rougemont et autres Doriot et Darquier de Pellepoix : recours à ◀la▶ Terre, rappel ◀de▶ ◀la▶ Race, éloge du Corps, haine ◀de▶ ◀l’▶Argent, amour ◀de▶ ◀la▶ Nation… »
Au cas où ce professeur, et quelques autres qui se sont mis dans ◀le▶ même cas, auraient à répondre ◀de▶ ces calomnies devant ◀les▶ tribunaux, ils n’auraient ◀de▶ chances ◀de▶ s’en tirer qu’en plaidant ◀l’▶irresponsabilité au moment où ils écrivaient. ◀De▶ quoi ◀la▶ preuve ne serait pas difficile à produire : ils n’avaient lu que ◀le▶ seul B.-H. Lévy — et ◀l’▶avaient cru, sur ◀la▶ foi ◀de▶ ◀L’▶Express.
Post-scriptum I
◀Les▶ citations ◀de▶ « personnalistes des années 1930 » retenues par B.-H. Lévy ont toutes été choisies, sans exception, ◀de▶ telle manière qu’un lecteur ◀d’▶aujourd’hui ne sachant que très peu ou rien des problèmes et des hommes ◀de▶ cette époque, en déduise que nous adhérions plus ou moins consciemment aux doctrines des fascistes et des nazis. Ce lecteur innocent soupçonnera-t-il que ◀l’▶impayable sérieux ◀de▶ notre jeune lévite est aussi une recette ◀de▶ succès : déjà B.-H. Lévy a ses imitateurs. Je n’en donnerai qu’un seul exemple, faute de place. Car c’est seulement dans ◀le▶ détail précis qu’on peut déceler ◀le▶ procédé — si contagieux chez ◀les▶ critiques, on va ◀le▶ voir — des citations lentement poussées, à petits coups ◀de▶ pouce multipliés, vers ◀le▶ contraire ◀de▶ leur sens primitif. (C’est ◀le▶ coup bien connu du domestique voleur, en Chine.)
À ◀la▶ page 32 ◀de▶ son livre, Lévy s’indigne ◀de▶ ce qu’Emmanuel Mounier lui-même,
◀le▶ « chrétien », ◀l’▶« homme ◀de▶ gauche », cède au grand vertige et reconnaisse aux fascismes un « élément ◀de▶ santé », une « hauteur ◀de▶ ton », qui ne sont pas, dit-il, des « énergies méprisables ». Oui, il en convient lui-même, une « tentation fasciste » plane sur ◀la▶ douce terre ◀de▶ France48).
(◀La▶ note renvoie à Esprit , janvier 1934, p. 533.)
Mais si ◀l’▶on se reporte au texte ◀de▶ Mounier, on lit ceci :
On ne combat pas ◀l’▶explosion fasciste avec ◀de▶ larmoyantes fidélités démocratiques, avec des élections qui n’ont même pas ◀la▶ force ◀de▶ déplacer un préfet ◀de▶ police, avec des indignations ◀de▶ sédentaires. Il y a une tentation fasciste aujourd’hui, sur ◀le▶ monde entier. Tentation ◀de▶ facilité : quand on n’y voit plus clair du tout, quand on n’en peut plus, quand ◀le▶ monde devient si obscur et si lourd, ah ! qu’il est commode ◀de▶ mettre tout ◀le▶ paquet dans ◀les▶ mains ◀d’▶un homme, ◀d’▶attendre ◀les▶ mots d’ordre et ◀d’▶y obéir aveuglément sous ◀l’▶alcool ◀de▶ discours héroïques ! Mais tentation ◀de▶ grandeur aussi : ◀le▶ désordre en tout, ◀le▶ dégoût partout, — vivement ◀de▶ ◀la▶ propreté, ◀de▶ ◀l’▶énergie, quelque hauteur, ◀de▶ ◀l’▶ordre.
En comparant ◀les▶ deux citations, on voit d’abord que Lévy change ◀la▶ phrase ◀de▶ Mounier en un aveu (« il en convient lui-même ») alors qu’il s’agit ◀d’▶une constatation ; puis, qu’il remplace « ◀le▶ monde entier » par « ◀la▶ douce terre ◀de▶ France », qui modifie radicalement ◀la▶ coloration du texte. (Bien entendu E. Mounier n’a rien écrit ◀de▶ pareil, ◀de▶ près ni ◀de▶ loin, ni ici ni ailleurs. Mensonge pur.)
Tel étant ◀le▶ procédé, voici ce que vont faire ◀les▶ suiveurs. Dans ◀la▶ Quinzaine littéraire du 16 mars 1981, Louis Seguin rend compte du livre ◀de▶ Lévy et signale ◀les▶ attaques dont il a été ◀l’▶objet, pour mieux prendre sa défense.
◀La▶ présence ◀de▶ Mounier parmi ◀les▶ « idéologues » du fascisme à ◀la▶ française a, semble-t-il, particulièrement choqué… Et pourtant, ◀les▶ arguments ◀de▶ ◀l’▶accusateur sont irrécusables. Il a eu beau jeu ◀de▶ montrer que non seulement il n’en avait pas trop dit, mais qu’il en avait dit trop peu. ◀L’▶article ◀de▶ 1934 où Mounier avoue « sa fascination » pour ◀les▶ « valeurs » du nazisme naissant [allait]… bien au-delà des quelques extraits non pas tronqués, mais trop limités que propose ◀L’▶Idéologie française.
◀La▶ « tentation » devient ici « fascination ». Elle ne menace plus ◀le▶ « monde entier » (déjà devenu « ◀la▶ douce terre ◀de▶ France » chez Lévy), mais Mounier lui-même, lequel n’est plus antinazi, mais profasciste. CQFD. En effet, on pourrait en rajouter. B.-H. Lévy a longuement cité ◀les▶ « éloges » adressés par L’Ordre nouveau au « dynamisme » ◀de▶ ◀la▶ jeunesse allemande, mais il a oublié, dans sa hâte, quatre textes qui me paraissent bien plus indiscutables et précis dans ◀l’▶acquiescement que ceux qu’il a cités ◀d’▶Aron et Dandieu, ◀de▶ Mounier ou ◀de▶ moi, textes destinés à :
1° démontrer notre « fascination » par Hitler, par ◀le▶ « dynamisme », ◀la▶ « vitalité », « ◀la▶ nécessité » ◀de▶ ◀l’▶action des jeunesses allemandes.
2° illustrer ◀la▶ volonté affichée, tant à Esprit qu’à L’Ordre nouveau , ◀d’▶opposer aux révolutions fasciste, nazie et communiste, une révolution ◀de▶ ◀la▶ liberté dont ◀la▶ France serait responsable pour ◀le▶ monde entier.
Voici ces textes qui compléteront ◀le▶ réquisitoire ◀de▶ Lévy. On ◀les▶ trouvera dans ◀la▶ « Lettre ouverte ◀d’▶un jeune français à ◀l’▶Allemagne »64 publiée dans ◀le▶ n° 5 ◀d’▶ Esprit .
« Mon témoignage sera, si tu veux bien, celui ◀d’▶un jeune français qui a éprouvé sur place ◀la▶ force actuellement inévitable des nationalismes ».
À cette « nécessité » ◀la▶ France doit opposer sa mission spécifique, qui est ◀d’▶offrir au monde un modèle ◀d’▶ordre :
« Chacun, sans renoncer à ses espérances, doit contribuer à mettre ◀de▶ ◀l’▶ordre chez soi, — parce qu’à ◀la▶ France revient ◀l’▶initiative. »
Si ◀la▶ France se décide à être elle-même, alors tout peut changer, « ◀le▶ dynamisme, ◀la▶ jeunesse ardente ◀de▶ ◀l’▶Allemagne ne troubleront plus tant ◀les▶ Français ◀le▶ jour où ils auront eux aussi conscience ◀de▶ leur volonté ◀de▶ vivre ».
Plus téméraire encore, dans ◀l’▶optimisme (Lévy dirait dans ◀la▶ complicité) :
« Quant aux jeunes français et allemands, s’ils dépouillent ◀les▶ idées reçues, s’ils consentent à être eux-mêmes, je suis bien sûr qu’ils se comprennent et se réconcilient dans une fraternité joyeuse. »
Ces phrases sont signées Raymond Aron. Elles vont plus loin dans ◀la▶ volonté ◀de▶ dialogue, — on ne disait pas encore détente — que ne ◀l’▶ont jamais fait ◀les▶ « idéologues des années 1930 » dénoncés aujourd’hui par ◀le▶ même Raymond Aron comme « parafascistes ». Pour autant, je ne crois pas un instant que Raymond Aron ait jamais été « fasciste à ◀la▶ française ». Je m’étonne seulement des motifs du silence observé par Lévy sur des textes beaucoup plus discutables que les nôtres — surtout isolés ◀de▶ leur contexte, selon sa méthode habituelle. Et sur ◀la▶ présence ◀de▶ Maurice Clavel à Uriage. Il est vrai que c’est Clavel qui a lancé ◀les▶ « nouveaux philosophes ».
Post-scriptum II
Il est étrange ◀de▶ relire aujourd’hui, dans ◀le▶ même numéro ◀d’▶ Esprit , à côté de ◀l’▶article ◀de▶ Raymond Aron, ◀la▶ « Lettre ouverte ◀d’▶un jeune Allemand à ◀la▶ France ». Elle est signée Harro Schulze-Boysen, qui était alors ◀l’▶animateur du Groupe Gegner (◀Les▶ Adversaires) profondément antinazi et lié ◀de▶ près à L’Ordre nouveau . Harro Schulze-Boysen était pour nous un prestigieux camarade ◀de▶ combat, et un ami. Il fut plus tard ◀le▶ chef du célèbre groupe clandestin ◀L’▶Orchestre rouge. ◀Les▶ nazis ◀l’▶ont décapité à ◀la▶ hache, lui et sa femme, pendant ◀la▶ guerre65. Je citerai quelques phrases ◀de▶ sa « Lettre ouverte » qui montrent aussi durement que possible que ◀la▶ « fraternité joyeuse » supposait une Révolution dont Raymond Aron n’a dit mot :
◀La▶ jeune génération du Reich ne peut faire autrement que ◀de▶ condamner et ◀de▶ combattre ◀la▶ tentative ◀d’▶union entre ◀la▶ France et ◀l’▶Allemagne ◀d’▶aujourd’hui… ◀Le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶union franco-allemande ne peut se poser sainement qu’à partir de ◀la▶ Révolution […] ◀La▶ jeunesse européenne doit apprendre à penser et surtout à agir sur un plan anticapitaliste et révolutionnaire, c’est-à-dire supranational. Ce n’est pas en acceptant ◀le▶ joug barbare ◀de▶ ◀la▶ guerre impérialiste, ◀de▶ ◀la▶ lutte des classes, ◀la▶ décadence culturelle, ◀la▶ tyrannie ◀de▶ ◀la▶ classe capitaliste, — non, c’est en préparant contre ces excès intolérables un front unique ◀de▶ combat, que ◀les▶ jeunes se montreront réellement capables ◀de▶ servir leur pays. […] Nous luttons tous, en effet, pour une cause commune !
Un an avant, dans ◀la▶ revue suisse Présence , j’avais publié un article intitulé « Cause commune » où je me reportais à notre rencontre décisive au congrès des jeunesses révolutionnaires ◀d’▶Europe, à Francfort, en 1932. Nos liens ◀d’▶amitié et ◀d’▶action étaient étroits. Lors ◀d’▶une rencontre en Suisse (il avait réussi à se faire nommer dans la dernière délégation allemande à ◀la▶ SDN) il me montra ◀les▶ cicatrices des tortures que ◀les▶ nazis lui avaient infligées. Aviateur, il occupa un poste-clé dans ◀l’▶état-major ◀de▶ Goering, ◀d’▶où il transmit aux Russes, via Lucerne, en Suisse, des informations décisives pour ◀la▶ défaite finale ◀d’▶Hitler.
Post-scriptum III
B.-H. Lévy et ses suiveurs opposent aux personnalistes ◀d’▶ Esprit et ◀de▶ L’Ordre nouveau « ◀l’▶ultime, ◀l’▶héroïque sursaut ◀de▶ Bataille et ◀de▶ ses amis » — il s’agit ◀de▶ Roger Caillois et ◀de▶ Michel Leiris — ◀les▶ purs et durs du Collège ◀de▶ sociologie. Que disaient ces auteurs qui ◀les▶ eût distingués, voire opposés radicalement à nos critiques ◀de▶ ◀la▶ démocratie trahie par ◀les▶ parlementaires, par ◀l’▶américanisme ◀d’▶imitation, et par ◀l’▶individualisme bourgeois destructeur ◀de▶ toute vraie communauté ?
◀Le▶ 1er novembre 1938, dans ◀le▶ numéro 74 ◀d’▶ Esprit , ils publient une « Déclaration du Collège ◀de▶ sociologie » sur ◀la▶ crise mal dénouée à Munich et sur ◀les▶ prolégomènes à ◀la▶ Seconde Guerre mondiale :
Il faut retenir ◀l’▶attitude ◀de▶ ◀l’▶opinion publique américaine, qui a donné ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀l’▶inconscience, du pharisaïsme et ◀d’▶un certain don-quichottisme platonique qui paraît de plus en plus caractéristique des démocraties.
◀Le▶ Collège ◀de▶ sociologie regarde ◀l’▶absence générale ◀de▶ réactions vives devant ◀la▶ guerre comme un signe ◀de▶ dévirilisation. Il n’hésite pas à en voir ◀la▶ cause dans ◀le▶ relâchement des liens actuels ◀de▶ ◀la▶ société, dans leur quasi-inexistence, en raison du développement ◀de▶ ◀l’▶individualisme bourgeois.
Tout à ◀l’▶heure, ◀la▶ dénonciation du même individualisme bourgeois par L’Ordre nouveau et par Esprit était une preuve ◀de▶ fascisme ; ◀la▶ critique ◀de▶ ◀l’▶Amérique était une preuve ◀de▶ fascisme ; ◀la▶ moindre tentative ◀de▶ réfléchir sur ◀le▶ relâchement des liens sociaux, une preuve ◀de▶ fascisme.
Bataille, Caillois, Leiris, étaient-ils donc fascistes ? Je ne pense pas : c’étaient des amis. À ◀l’▶invitation ◀de▶ Bataille, je venais de présenter au Collège ◀de▶ sociologie ◀le▶ chapitre ◀de▶ ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident traitant ◀de▶ « ◀L’▶amour et ◀la▶ guerre ». Si un auditeur avait pensé que c’était fasciste, il m’aurait attaqué ou aurait quitté ◀la▶ salle. Une certaine honnêteté régnait alors dans ◀le▶ milieu intellectuel.
S’il était nécessaire ◀de▶ prouver que ◀le▶ « fascisme » ◀de▶ L’Ordre nouveau et ◀l’▶antifascisme « héroïque » du Collège ◀de▶ sociologie ne faisaient qu’un, ces quelques lignes ◀de▶ Roger Caillois, dans une lettre qu’il m’adressait ◀le▶ 7 novembre 1938 au sujet de mon Journal ◀d’▶Allemagne , y suffiront :
…Moralement, cela me paraît ◀d’▶une grande force. Je crois très important votre diptyque des discours Hitler-Niemöller. Encore plus d’accord avec vos deux pages ◀de▶ la dernière NRF 66 C’est beaucoup plus « Collège ◀de▶ sociologie » que notre déclaration même : certains paragraphes disent ce que nous aurions dû dire. J’en suis un peu honteux. (Je fais surtout allusion à ce que vous dites du côté rituel ◀de▶ ◀l’▶entrée en armes.)67