(1981) Articles divers (1978-1981) « Quelques maximes de prospective (1981) » pp. 161-166

Quelques maximes de prospective (1981)bf

Dans le monde universitaire européen, au cours de ces dernières décennies, Jacques Freymond a été l’un des premiers à saisir à la fois l’importance d’une dis­cipline nouvelle, la prospective, et l’importance d’évaluer ses limites. En témoignage de gratitude pour tant d’occasions par lui offertes — conférences et groupes d’études — de mieux imaginer le problème de l’avenir, je lui dédie cette mise au point, provisoire par définition, de mes réflexions sur demain.

Je nous vois mal partis, en Occident. La plupart des lecteurs d’ouvrages de prospective, de futurologie, de futuribles, n’y cherchent pas des objectifs d’action, mais au contraire, ils espèrent y trouver des prédictions, souvent données pour scientifiques, et qui les dispenseraient de s’engager à tous risques. Cette attitude, si elle se généralise, tend à rendre le pire seul certain. Dès maintenant, elle nous oblige à formuler cette première maxime en forme de loi :

La décadence d’une société commence quand l’homme se demande : que va-t-il arriver ? au lieu de se demander : que puis-je faire ?

Car la fonction de l’homme dans l’univers n’est pas de deviner l’avenir, mais de le faire.

La prospective elle-même ne relève pas de la divination, mais des fins qui aimantent notre action.

À partir de nos fins, calculons.

Toute autre voie, méthode ou martingale conduit nécessairement à de l’absurdité : voyez l’économie moderne. Le chaos des monnaies nationales, les faims en Afrique et en Asie (bientôt chez nous ?), le chômage partout en croissance et l’irrépressible inflation, disent qu’on a fait erreur sur l’essentiel : sur l’homme, ses besoins et ses fins, qui ne sont pas du tout le profit des États, le prestige national, la supériorité en armement d’une partie du monde sur l’autre, ni même l’élévation sans fin du PNB, objectif proprement délirant de la plupart de nos ministres — qui n’ont pas trouvé le temps d’y réfléchir.

Trois hommes séparés non seulement par des siècles, mais par des formes de croyance fondamentalement différentes, ont dit à peu près la même chose :

Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles qu’on ne les essaie pas, mais c’est parce qu’on ne les essaie pas qu’elles sont difficiles. Sénèque

On commence par dire : cela est impossible, pour se dispenser de le tenter, et cela devient impossible en effet, parce qu’on ne le tente pas. Charles Fourier

Ne prenons pas nos mesures sur les buts que nous pouvons atteindre, mais sur les buts qu’il nous faut atteindre. Bismarck

Je traduis cela dans une seule petite phrase d’où je compte bien tirer au moins un livre :

Avant toute chose, il faut considérer la fin.

Car la technologie n’innove pas selon la loi des choses, domaine du prévisible, mais selon l’appel de nos finalités, domaine de la prophétie.

Nos finalités peuvent être — et sont en réalité, successivement ou simultanément — celles de nos vrais désirs, ou parfois au contraire, celles de l’Esprit.

Considérons d’abord nos vrais désirs, qui ne sont pas toujours ceux que nous pouvons avouer, mais ceux qui s’annoncent dans nos rêves et que déclarent nos choix concrets, comme le vote d’un budget par exemple.

Ce n’est pas l’innovation technique qui fait l’Histoire, comme on l’a cru au début de ce siècle, mais nos désirs, dont la technique n’est que l’outil.

Car dans le monde où nous vivons, désormais tout est fait de main d’homme. Qu’il s’agisse des paysages ou des villes, des machines qui les configurent et qui peuvent les détruire tout à l’heure, la technique est l’agent principal des changements dans le cadre, dans le rythme, dans la qualité même de nos vies. Ce monde humanisé ne change plus qu’au gré de nos désirs, donc de nos rêves.

Or, comme l’écrit Paul Valéry :

Nous ne pouvons prévoir nos rêves, ni nos projets.

Cette remarque géniale dans sa simplicité définit l’obstacle majeur à toute espèce d’art de prévoir.

À quoi s’ajoute l’imprévisibilité des prévisions qui seront faites demain, et de qui va les croire, dans quels délais, à quels taux d’efficacité…

L’obstacle méthodologique à toute espèce de prévision non seulement juste en soi, mais efficace, c’est-à-dire autovérifiante ou radicalement dissuasive, paraît insurmontable et de nature à nous réduire au scepticisme, au fatalisme, et aux fantasmes conjugués du hasard et de la nécessité.

Cependant méfions-nous : il y a dans ce scepticisme un merveilleux moyen d’éluder cette chose pesante, ce mot trop long : responsabilité. Nous ne sommes que trop contents qu’on nous explique que nous ne pouvons rien savoir des conséquences de ce qu’il nous plaît de faire tout de suite. Mais ce n’est pas vrai.

Reprenons l’argument de Valéry : amendons-le.

Mes rêves des nuits prochaines me sont imprévisibles. Mais les rêves de l’humanité depuis plusieurs millions d’années nous sont connus par les mythes et les contes, et ce sont eux que l’homme technique a réalisés de mieux en mieux depuis un siècle.

C’est du rêve de voler qu’est né l’avion, et non pas de la prévision des avantages commerciaux, touristiques et militaires que présenterait un jour l’industrie de ces tapis volants à réaction, devenue l’une des branches principales de notre économie. L’histoire du vol d’Icare est le récit d’un rêve que tous les hommes ont fait une nuit ou l’autre, y compris Léonard qui décrit et dessine un homme volant et de grands oiseaux mécaniques répandant sur nos nuits brûlantes, au pire de l’été, de la neige. C’est ce rêve d’Icare qui animait encore les premiers constructeurs d’avions à ailes mobiles ou à pédales. Le motif onirique du vol est antérieur à toute espèce de considération utilitaire, économique. Et de même pour nos autres rêves constants. Agir à distance, parler ou tuer sans efforts à des milliers de kilomètres, naviguer au fond des mers, aller sur la Lune… Il n’est pas jusqu’à l’informatique qui ne soit l’expression d’un mythe, celui de la caverne d’Ali Baba : le Sésame ouvre-toi ! est un code, une formule qui peut débloquer en un clin d’œil les coffres-forts les plus sophistiqués.

Observons que la prospective est née au xviiie siècle, en même temps que la technique industrielle, disons la machine à vapeur. Sébastien Mercier, auteur de L’An 2440 (publié en 1770) est le contemporain à quelques années près de James Watt.

Les mythes grecs l’avaient annoncée depuis près de trois millénaires. Prométhée, génie de la Techné depuis qu’il a volé le feu du Ciel, est aussi le génie de la Prospective, comme le dit son nom même : « Celui qui regarde en avant ». Il serait juste et nécessaire qu’à la Technique, capable désormais de déclencher des réactions irréversibles, destructrices de l’espèce humaine réponde une exigence de prévision des conséquences de toute invention. Or, cette réponse est au moins faible parmi nous, parfois nulle. Et cette faiblesse pourrait bien être le signe avant-coureur d’une catastrophe prochaine, que ce soit celle de l’aventure technique de l’Occident, ou de l’humanité « civilisée ».

C’est ce que me suggère jusqu’à l’angoisse l’exemple de l’automatisation de nos sociétés, qui a le don d’exciter le lyrisme des chroniqueurs « scientifiques » de la TV. Dès aujourd’hui, grâce à l’automatique, la bureautique et la télématique, l’Usine sans ouvriers, l’École sans maîtres, et tout à l’heure le Bureau sans secrétaires, nous permettent d’espérer pour demain la Guerre mondiale sans soldats, — ce triomphe imprévu de l’antimilitarisme.

De 1973 à 1978, l’automation (ou robotisation) des usines a sup­primé un million d’emplois au Japon, et ce n’est qu’un début. On prévoit que d’ici l’an 2000, chez les ouvriers de l’automobile aux USA, vingt millions d’emplois manuels seront supprimés sur un total actuel de vingt-cinq-millions57. Mais ce qui me paraît plus stupéfiant encore, c’est le refus général, par les hommes politiques et les économistes « sérieux », de regarder en face les conséquences de ce « progrès technologique ».

Quand j’observais dès 1933 que l’essor du machinisme « au lieu de créer de la liberté, crée du chômage » ; quand je demandais en 1956 ce que vont faire les ouvriers « libérés » par l’automation ; quand je réitère ma question à propos de l’informatique, la réponse invariable est : le tertiaire. Aujourd’hui, l’un des noms de la crise industrielle, c’est juste­ment la pléthore du tertiaire : selon Jacques Attali, « il emploie actuellement 50 % de salariés de plus que l’industrie ». Quand les employés du tertiaire seront à leur tour « libérés » par la bureautique, que feront-ils ?

Déplacer un problème n’est pas toujours le résoudre.

L’exemple du « chômage technologique » (comme nous disions en 1933) résolu dans l’industrie par l’hypertrophie du tertiaire, montre avec quel soin vigilant l’establishment et ses économistes refoulent comme pas sérieuse ou aberrante toute tentative de prévision qui dépasserait les deux ou trois prochains bilans annuels.

Le groupe personnaliste intitulé Ordre nouveau 58 fut le seul, dans les années 1930, à poser la question cruciale : — Comment réaliser et comment répartir les effets libérateurs du progrès technologique, qui dans le régime actuel ne crée pas du loisir mais du chômage.

Ce ne sont pas seulement les effets évidemment nocifs du « Progrès » que l’on n’a pas su prévoir, mais ses effets potentiellement bénéfiques, et c’est encore plus grave.

On avait déjà eu assez de mal à faire prendre une très vague conscience des effets polluants et destructeurs de ressources non renouvelables du prétendu progrès industriel. Voilà qu’il faut maintenant que les hommes prennent conscience — mauvaise conscience — des dangers de réussir leurs percées.

Le nouveau but des idéologies dites progressistes : recevoir presque tout pour presque rien paraît d’ores et déjà accessible. Mais qui peut proposer des solutions aux problèmes immenses qui s’ouvriront alors ?

Presque personne n’en a conscience ; moins encore y ont réfléchi. À gauche comme à droite, on s’ingénie à créer quelques centaines de milliers de nouveaux emplois, tout en refusant de voir que le progrès technique en détruit des millions par an dans la mesure où il réussit.

L’Ordre nouveau avait prévu de supprimer la « condition prolétarienne » au moyen d’un service civil « répartissant sur la totalité du corps social » pendant des périodes comparables à celles du service militaire « l’ensemble du travail automatique et inhumain que la rationalisation bourgeoise imposait aux seuls prolétaires ».

Ce qui, en retour, impliquait la distribution des bénéfices acquis grâce au machinisme et à l’automatisation croissante des tâches manuelles. Nous voulions que ces bénéfices, désormais assurés par la machine, soient répartis sous la forme d’un bonus social, correspondant à l’enrichissement collectif de la société. Producteurs des machines et libérés par elles des tâches automatiques, les ouvriers pourraient enfin jouir des bienfaits du progrès technique.

Je relis cela aujourd’hui et je me dis : voilà qui est bel et bon pour les ouvriers libérés. Mais que proposions-nous pour les nouveaux arrivants, les moins de 18 ans d’alors, et pour les générations suivantes ?

Le problème reste entier pour demain, bien plus : l’informatique va centupler l’impact de la technique sur le chômage.

Je réitère : jusqu’ici, c’est le succès, non la lenteur et encore moins l’échec de nos efforts techniques, qui a créé les problèmes insolubles du siècle : le chômage croissant au même rythme que le PNB et le cancer, et l’inflation chronique dans tous les États de l’Occident. Nous n’avons d’espoir d’en sortir que dans la mesure où nous oserons regarder en face pour la juger selon nos buts ultimes la réussite, hélas probable, de nos efforts technico-industriels, en l’absence de toutes fins avouables ou simplement imaginées.

L’Avenir n’est plus ce qu’il était.

Je l’ai écrit un soir de demi-brume en moi. Je vois bien que cela signifiait : à 20 ans, l’avenir est immense ; passé septante, les délais sont plus courts. Or, chose étrange au dernier point, depuis la Bombe, il n’en va pas mieux pour notre civilisation dans son ensemble que pour chacun des individus qui la composent.

L’accroissement presque sans limites des dangers de destruction de la Nature et du même coup de l’homme qui en vit, rend ces désastres probables à court terme. C’est l’avenir de l’Humanité qui n’est plus ce qu’il était, et qui pourrait s’arrêter pile. À cause des dimensions sans précédent des moyens d’en finir avec la Terre et nous, d’un seul et même coup.

L’avenir n’est plus ce qu’il était. Il est ce que nous saurons en faire, notre affaire.