(1985) Tapuscrits divers (1980-1985) « Réponse à M. Grisoni (12 mai 1982) » pp. 1-3

Réponse à M. Grisoni (12 mai 1982)j

Avant toute réponse à l’article publié par Le Matin du 19 avril, il est indispensable de préciser les deux points suivants :

1. Le procès que j’ai fait à D. Grisoni, et qui a été plaidé le 20 avril, visait exclusivement la recension par D. Grisoni du dernier livre de B.-H. Lévy, parue dans la revue Lu en forme de fiche bibliographique ; et dans cette recension, le passage suivant, au sujet de l’accueil fait à Pétain lors de son arrivée au pouvoir en juin 1940.

Je cite :

Pêle-mêle les discours s’entrecroisent, se chevauchent, se répondent. Là, ceux de droite, tenus par leurs sombres thuriféraires, bien connus, les Drieu, de Rougemont et autres Doriot et Darquier de Pellepoix : recours à la Terre, rappel de la Race, éloge du Corps, haine de l’Argent, amour de la Nation.

C’est là-dessus que j’attaque, sur cela seul : sur cette assimilation qui est faite expressément de moi et de mes idées à la personne et à l’action de deux des plus grands criminels de guerre qu’ait produit la France au xx e siècle : l’ancien chef communiste fondateur de la LVF et le responsable du massacre de dizaines de milliers de Juifs dans les camps de la mort nazis.

2. Sommé de donner ses preuves quant aux faits invoqués, Grisoni n’a rien pu répondre, n’a pas même essayé de répondre, et n’a même pas pu dire au tribunal si ses accusations précises et infamantes rendaient compte de faits rapportés dans le livre analysé, ou étaient simplement inventées par lui.

Il ne lui restait plus qu’à parler d’autre chose, à tenter d’égarer l’attention dans un dédale de citations tripatouillées, d’où résulterait, par exemple, que j’ai fait preuve d’un « antisémitisme vulgaire » et d’une admiration « extatique » pour Hitler. (Je parlais du « regard extatique » de Hitler ! Il a mal lu.) Je ne perdrai pas mon temps à démontrer le mécanisme du procédé et sa perfidie (« savamment mesurée », avoue-t-il) ; cela m’obligerait à recopier ici une dizaine de pages de mes livres et de mes articles de 1932 à 1942, rétablissant le sens des fragments de phrases et groupes de mots qu’on y a découpés pour en recomposer une mosaïque de diffamation. L’art de faire dire aux « textes » ainsi produits tout le contraire de ce qu’ils signifient dans leur contexte, ce Grisoni l’a bien appris de son petit maître Lévy. C’est tout ce qu’il peut, et cela n’apporte pas l’ombre d’une preuve aux affirmations que je dénonce : à savoir qu’après le 17 juin 1940, pour saluer Pétain, j’aurais rejoint Doriot et Darquier « mes frères d’armes… à la pointe du combat, [pour un fascisme national français] présent sur chacun des fronts essentiels », comme il le précise dans Le Matin du 19 avril.

Dans leur délire d’interprétation des textes et leur mépris affichés des faits, MM. Lévy et Grisoni ont oublié qu’à toute leur thèse s’opposent deux impossibilités totales, l’une matérielle et l’autre spirituelle.

L’avènement de Pétain date de la seconde quinzaine de juin 1940. Comment pouvais-je saluer le Maréchal au nom de la droite française et du « fascisme national » alors que je me trouvais depuis des mois à Berne, mobilisé en tant qu’officier suisse dans un service de l’État-major général ? Comment aurais-je pu rejoindre mes « frères d’armes » sans déserter en temps de guerre ? Eussé-je même voulu le tenter, deux faits « incontournables » (comme ils disent) me l’eussent interdit :

— Pour un article sur l’entrée d’Hitler à Paris, paru le 17 juin dans la Gazette de Lausanne , (entre l’élection de Pétain et l’Appel de Londres) j’avais été accusé par la Légation du IIIe Reich « d’insulte à chef d’État », et j’allais être condamné à quinze jours de forteresse, au secret, pour avoir « mis en danger la sécurité de la Suisse ».

— Au même moment, je préparais la création d’un mouvement civil et militaire (ce dernier clandestin) de résistance à tout prix aux nazis : la Ligue du Gothard. J’en avais rédigé le manifeste, qui parut sur une page entière, le même jour, dans 73 journaux suisses. Cette action de résistance organisée, la première en Europe sauf erreur, était dans le droit fil de tout ce que j’avais écrit depuis 1932 contre le fascisme sous toutes ses formes, noire, rouge ou brune, et contre tout ce qui allait se déchaîner sous le nom de « collaboration » et que j’avais dénoncé dès 1936 comme le danger d’un « fascisme à la française ».

Peu après, le gouvernement jugea prudent de m’envoyer aux États-Unis, en mission de conférences sur la Suisse. Empêché de regagner l’Europe par Pearl Harbour, je devais passer cinq ans de plus à New York. À l’Office of War Information, rédacteur principal de l’émission « La Voix de l’Amérique parle aux Français », j’eus l’occasion de m’exprimer plus librement sur mes « frères d’armes » putatifs, au moment où ils entraient en action (1942-1943) et l’on m’a dit que des journaux de la Résistance reproduisirent parfois mes textes, lus au micro quotidiennement par deux équipes d’announcers, parmi lesquels André Breton et Lévi-Strauss.

Grisoni, comme son maître sans doute, ignore ces « faits ». Il se plaint de ma plainte : elle constitue selon lui « un terrible diktat » contre leur « droit à la mémoire » et leur « patiente, mais obstinée quête de la vérité ». Il faut, s’écrie-t-il, « sceller dans l’oubli le nom et l’ouvrage » de gens comme moi.

Je ne puis pas rafraîchir, encore moins interdire, des « mémoires » qui seraient, dans leur cas, de plusieurs années prénatales. Je ne puis opposer à leur vœu d’oblitérer « mon nom et mon ouvrage » que le souhait qu’ils apprennent à lire, et par exemple à comprendre mes livres.

Mais il me plairait davantage de les convaincre que toute quête de la vérité commence par celle de la véracité.