III
C’est l’un des traits les▶ moins connus ◀de▶ notre pays que ◀la▶ continuité ◀de▶ ses familles, ailleurs rompue par des révolutions ou ◀de▶ fréquents changements ◀de▶ condition sociale. Nos archives sont intactes, minutieusement tenues par ◀les▶ communes ◀les▶ plus modestes, et tenues depuis plusieurs siècles pour une beaucoup plus grande proportion ◀d’▶habitants que dans d’autres nations ◀de▶ ◀l’▶Europe. La plupart des citoyens suisses, qu’ils soient bourgeois, ouvriers ou paysans, pourraient sans peine reconstituer leur ascendance jusqu’à des époques où n’atteignent, chez nos voisins, que ◀les▶ familles ◀de▶ ◀la▶ noblesse. ◀La▶ Suisse n’est pas démocratique pour avoir tardivement aboli ce que ◀l’▶on nomme ◀les▶ privilèges, mais pour ◀les▶ avoir étendus, dès ◀l’▶origine, au plus grand nombre.
◀Le▶ « Rôle des Bourgeois » ◀de▶ Neuchâtel illustre cette continuité jusqu’au xvie siècle. Au-delà tout devient fort étrange. Voyez plutôt ces noms relevés au hasard dans ◀le▶ rôle ◀de▶ 1353 : Malifer, Conoz Bazin, Rollin d’Orouse, Perrod Tornarre, Jeannin Estorcy, Williermo Sacrement, Perrod Budivilie, Conier Civylin, Rolin Wavra, Cassiour, Boncrossare, Chocrus, Malsain, Viczo, Ellurdy, Escoferat, Moschauz, Cristin de Pomer, Quiquyrily, Quicu…
On dirait des injures en patois ! ◀De▶ tous ces noms, tantôt si proches du latin populaire et tantôt du dialecte burgonde, un seul subsistera cent ans plus tard, tandis que ◀la▶ grande majorité des patronymes ◀de▶ consonance moderne et francisée, qui figurent sur ◀le▶ rôle ◀de▶ 1580, ont subsisté jusqu’à nos jours. Beaucoup d’autres s’y sont ajoutés dans ◀le▶ cours du xixe siècle. Sur ◀les▶ trois-cent-soixante familles nouvellement agrégées à notre bourgeoisie dans ◀les▶ douze ans précédant 1900, deux tiers portent des noms allemands. Elles nous ont apporté un dynamisme neuf, et un accent qui défie ◀la▶ pudeur…
◀Le▶ gouvernement et ◀la▶ structure sociale ◀de▶ ◀la▶ Principauté ◀de▶ Neuchâtel, du xve siècle jusqu’aux débuts du xixe , ne manquent pas ◀d’▶évoquer un mouvement ◀d’▶horlogerie par leur extrême complication dans un espace aussi réduit que possible.
William Coxe, voyageur anglais, auteur ◀de▶ Lettres sur ◀l’▶état politique, civil et naturel ◀de▶ ◀la▶ Suisse, écrit en 1776 : « ◀La▶ constitution ◀de▶ Neuchâtel est une monarchie limitée, dont ◀la▶ machine est mise en mouvement par des ressorts si déliés, et des rouages si compliqués, qu’il est difficile ◀de▶ distinguer avec quelque exactitude ◀les▶ prérogatives du Souverain des franchises du Peuple. » Voici ce qu’il a cru démêler, en une vingtaine ◀de▶ pages où perce ◀l’▶étonnement.
◀Le▶ Prince se fait représenter en son absence [car en fait il vit à Berlin] par un Gouverneur qui jouit ◀d’▶une très-grande considération, et ◀d’▶une très-petite autorité… ◀Les▶ Trois États de Neuchâtel sont ◀le▶ tribunal suprême du pays. Il est composé ◀de▶ douze Juges partagés en trois divisions… ◀Les▶ quatre conseillers ◀d’▶État ◀les▶ plus anciens forment la première division ; ces conseillers sont nobles. La seconde comprend ◀les▶ quatre Châtelains ◀de▶ Landeron, Boudry, Valtravers et Thielle… Enfin la troisième division est composée ◀de▶ quatre conseillers ◀de▶ ◀la▶ ville ◀de▶ Neuchâtel. Ce Tribunal n’est, à parler régulièrement, qu’une cour suprême ◀de▶ Justice…
◀Le▶ Conseil ◀d’▶État saisi ◀de▶ ◀l’▶administration ordinaire du gouvernement, a ◀l’▶exercice ◀de▶ ◀la▶ Puissance exécutrice. Ses membres sont à ◀la▶ nomination du Prince…
Nulle ordonnance émanée ◀de▶ ce Conseil ne peut acquérir force ◀de▶ loi, avant ◀d’▶avoir été soumise à ◀l’▶examen ◀d’▶un Comité composé du Conseil ◀de▶ Ville et des Députés ◀de▶ Vallengin…
◀La▶ ville ◀de▶ Neuchâtel jouit ◀de▶ privilèges très considérables. Elle a ◀la▶ police ◀de▶ son territoire, et n’est gouvernée que par ses propres magistrats, divisés en un Grand et un Petit Conseil. Je ne vous occuperai point du détail des diverses subdivisions ◀de▶ ces deux Tribunaux, mais je ne puis m’empêcher ◀de▶ faire mention du corps des Ministraux qui forme ◀le▶ Tiers État toutes les fois qu’il s’agit ◀d’▶établir quelque loi nouvelle, ou ◀de▶ faire des changements aux anciennes. Ce corps est une sorte ◀de▶ Comité chargé ◀de▶ ◀l’▶administration ◀de▶ ◀la▶ police, et dont ◀les▶ membres sont choisis dans ◀le▶ Conseil ◀de▶ Ville. Il est composé ◀de▶ deux présidents ◀de▶ ce conseil, ◀de▶ quatre Maîtres-Bourgeois fournis par ◀le▶ petit Sénat, et du Banneret ou Gardien des libertés du Peuple… [Ce dernier] est élu par ◀l’▶assemblée générale des Citoyens, et demeure six ans en office.
◀La▶ Puissance législative est divisée et répartie ◀d’▶une manière si compliquée qu’il serait très difficile ◀de▶ dire précisément où elle réside. ◀Le▶ détail suivant… servira peut-être à débrouiller ce chaos.
Passons ◀le▶ détail, qui tient deux pages. Coxe en conclut, non sans hésitation, que ◀l’▶autorité législative semble résider « à la fois dans ◀le▶ Prince, ◀le▶ Conseil ◀d’▶État, et ◀la▶ ville ◀de▶ Neuchâtel, conjointement considérés ; que ◀le▶ Vallengin a une sorte ◀de▶ voix négative ; et enfin, que c’est aux Trois États qu’il appartient ◀de▶ proposer et ◀de▶ promulguer une loi ».
Quant à ◀l’▶esprit des lois pénales, Coxe ◀l’▶estime « ◀d’▶une extrême douceur », et ◀les▶ peines sont appliquées aux différents délits avec une telle précision « qu’il ne reste rien à ◀la▶ détermination des Juges… En un mot, et pour m’exprimer sur ◀l’▶esprit ◀de▶ cette législation dans ◀les▶ termes qui ◀l’▶honorent ◀le▶ plus, je vous dirai que ◀la▶ liberté des individus est protégée par ◀les▶ lois ◀de▶ ce pays avec autant ◀de▶ sollicitude et ◀d’▶efficacité que par celles ◀de▶ notre inestimable constitution. »
Qu’attendre de plus ◀d’▶un Anglais ?
N’oublions pas que ◀les▶ Trois États, ◀le▶ Conseil ◀d’▶État, ◀le▶ Grand Conseil, ◀le▶ Petit Conseil, ◀les▶ Quatre-Ministraux, ◀les▶ Maîtres-Bourgeois, ◀le▶ Banneret, ◀le▶ Chancelier, ◀le▶ Procureur Général et ◀le▶ Gouverneur, « conjointement considérés » avec ◀les▶ Trois États et ◀les▶ députés ◀de▶ Valangin, ◀les▶ vingt et une Cours ◀de▶ justice locales, ◀les▶ Châtelains et ◀les▶ Maires ◀de▶ districts, et cent autres emplois ou dignités, exerçaient leurs pouvoirs, infiniment enchevêtrés mais jalousement distincts, dans une capitale ◀de▶ trois-mille habitants, un pays ◀de▶ quarante mille bons et fidèles sujets…
« En 1818 déjà — écrit M. Arthur Piaget dans sa remarquable Histoire ◀de▶ ◀la▶ révolution neuchâteloise — ◀le▶ Procureur général de Rougemont… considérait ◀la▶ monarchie comme fatalement condamnée » (II. 242). « Il jugeait ridicule et dangereux ◀l’▶esprit ◀de▶ caste et ◀de▶ famille qui régnait à Neuchâtel. Dieu nous préserve, écrivait-il, des parvenus par droit ◀de▶ naissance et ◀de▶ fortune qui clabaudent contre ceux qui parviennent par droits ◀de▶ talents et ◀de▶ vertus. Il estimait ces prétentions déplacées dans un pays où ◀la▶ plus ancienne noblesse n’est pas chapitrale, où ◀les▶ trois quarts ◀de▶ ◀la▶ noblesse trouvent des paysans aux quatrième et cinquième échelons en remontant » (II. 63). Et il avait été, en 1814, l’un des principaux artisans du « cantonnement » ◀de▶ Neuchâtel, c’est-à-dire ◀de▶ son inclusion, mais sans changer ◀de▶ régime, dans ◀le▶ Corps helvétique.
Dès ◀la▶ chute ◀de▶ Napoléon, et malgré ◀la▶ Restauration, ◀l’▶on s’aperçut que ce beau mouvement ◀d’▶horlogerie fine retardait sans espoir sur ◀l’▶heure du siècle, avancée pour ◀le▶ reste ◀de▶ ◀l’▶Europe par ◀la▶ Révolution, puis par ◀l’▶Empire, dans ◀le▶ sens des droits individuels et ◀de▶ ◀la▶ tyrannie collective. ◀La▶ population s’accroissait, ◀le▶ commerce prospérait, ◀l’▶industrie naissait, ◀les▶ radicaux triomphaient partout. Il était temps ◀d’▶adopter ◀l’▶heure ◀de Berne. Et ce fut 1848.