VIII
On peut écrire aussi contre les▶ lacs, ces endormeurs, et porter sa louange à des lieux plus sévères. Mais plutôt il convient ◀d’▶alterner ces agréments et ces vertus. Qui nous parlera des forêts ? Pour ma part, j’ai trop peu vécu sous ◀les▶ sapins, dans ◀les▶ vallées du Jura. J’y suis né, certes, mais ◀les▶ vraies patries sont celles où ◀l’▶on naît à ◀l’▶amour.
Un portrait ◀de▶ notre pays, peint ◀de▶ là-haut, ne ressemblerait guère à mes esquisses. Au lieu de ◀la▶ lumière souvent voilée du lac, on y verrait un éclairage cru, des ombres longues et givrées, des couchants ◀d’▶incendie sur ◀les▶ menées moroses des hauts plateaux boisés ◀de▶ noir. Ils vont jusqu’au Tibet, me disait un jour Ramuz (dont ◀la▶ géographie se passait bien ◀d’▶atlas). C’est ◀la▶ même civilisation, ◀les▶ mêmes fumées sur ◀les▶ tourbières, ◀les▶ mêmes chants tristes, ◀la▶ même vie intérieure… Il me disait aussi que ◀les▶ paysans huguenots des Cévennes et du Languedoc sont en réalité des musulmans, qu’il suffit ◀de▶ ◀les▶ voir, tout noirs dans leurs cuisines, fatalistes et irréductibles… J’aime tous ceux qui prolongent ou qui ouvrent des voies. Je garde ma méfiance pour ◀l’▶espèce ◀de▶ mensonge qui rend ◀la▶ vie plus petite que nature, sous prétexte ◀d’▶exactitude.
Pays des horlogers à domicile, des longues veillées, des inventions pratiques, et ◀de▶ beaucoup de dignité cordiale dans ◀le▶ commerce quotidien, c’est ◀le▶ Nord du canton qui a gagné et nous a faits républicains, voilà cent ans. Il nous donne aujourd’hui nos meilleurs socialistes. C’est un pays qui est « avancé » par tradition.
Dans ma vallée natale, où se réfugia Jean-Jacques, Bakounine présida, me dit-on, ◀les▶ réunions secrètes ◀d’▶où devait sortir la Première Internationale, aussitôt confisquée par Marx.
◀De▶ cette enfance il me reste un cauchemar, ◀l’▶école primaire, dont j’ai parlé ailleurse ; ◀l’▶idée que mon village ne ressemble à aucun autre ; une connaissance intime ◀de▶ ◀la▶ neige ; ◀le▶ désir des pays chauds ; et un petit lièvre.
Je me souviens ◀de▶ ce retour du Creux-du-Van, à travers ◀les▶ grands pâturages parsemés ◀de▶ sapins majestueux et coupés çà et là ◀de▶ murs bas faits ◀de▶ grosses pierres entassées avec art. Nous passions ◀les▶ clédars (beau mot celtique, l’un des rares qui subsistent chez nous) et ◀les▶ refermions avec soin, pour que ◀les▶ vaches n’aillent point changer ◀de▶ propriétaire. Nous marchions à grandes enjambées, joyeux ◀de▶ sentir nos gros talons cloutés mordre dans ◀le▶ sol élastique. Soudain je suspendis mon pas : au bout de mon pied, dans un creux ◀d’▶herbe, un petit lièvre frémissait, immobile et terrorisé. Nous nous sommes regardés un moment, ◀de▶ tout près. Un seul geste rapide eût suffi pour ◀l’▶attraper par ◀les▶ oreilles. J’imaginai en une seconde ◀la▶ gloire que me vaudrait cette aventure, ma rentrée triomphale à ◀la▶ maison. (Faut-il avouer que je ◀la▶ regrette encore ?) Mais je restais là sans mouvement, fasciné par ◀l’▶aubaine et plus encore ému par ce petit être tremblant. C’était trop beau… ◀Le▶ lièvre détala. Combien ◀d’▶occasions merveilleuses ai-je laissées détaler depuis ! Ce sont peut-être celles qui m’ont ◀le▶ plus appris. Ma gloire ou mon plaisir en ont pâti, mais j’en tire une satisfaction plus secrète et qui ◀les▶ vaut bien. Chaque fois qu’une chance offerte un instant fuit ◀d’▶un bond, parce qu’un scrupule ou un respect, ou quelque obscure sagesse ont retenu ma main, je me dis : c’est encore un petit lièvre ! et poursuis mon chemin plus léger.
Si je ◀l’▶avais attrapé, m’en souviendrais-je encore ? Je n’en parlerais pas ici.
Des Montagnes au lac, cependant, malgré tous ◀les▶ contrastes qu’on a vus, c’est bien ◀le▶ même peuple et c’est ◀le▶ même accent. J’entends ◀les▶ mêmes allures, ◀le▶ même accent ◀de▶ ◀l’▶âme, du cœur et ◀de▶ ◀la▶ poignée de main ; mais hélas ! aussi du langage. Et à ce propos…
◀L’▶opinion publique, ◀de▶ nos jours, veut que si ◀l’▶on parle ◀de▶ son pays et ◀de▶ son peuple on ◀les▶ loue sans aucune retenue, et cette vanité collective s’appelle, on ne sait pourquoi, patriotisme ; mais que si ◀l’▶on parle ◀de▶ soi, on confesse uniquement ses faiblesses, et cela s’appelle sincérité. (Quand il s’agit ◀de▶ ◀la▶ famille, ce moyen terme entre ◀l’▶individu et ◀la▶ patrie, on ne sait plus sur quel pied danser.) Pour moi, j’ai pris ◀le▶ parti ◀de▶ laisser ◀les▶ étrangers vanter nos vertus bien connues et découvrir celles que nous ignorons. Je me borne à ◀l’▶autocritique. Et par exemple, il est ◀de▶ mon devoir ◀de▶ citoyen conscient et responsable ◀d’▶élever une solennelle protestation contre ◀l’▶accent ◀de▶ mes compatriotes, celui qu’ils ont pris ◀de▶ nos jours et que leurs pères n’ont pas connu, ◀l’▶accent ◀le▶ plus navrant ◀de▶ tout ◀le▶ domaine français, ◀de▶ Québec à Menton, ◀de▶ Bruxelles à Port-Bou.
Je ne vais pas m’occuper ◀de▶ nos fautes ◀de▶ français, elles sont moins graves, et je ne crois pas que nous en commettions beaucoup plus que ◀les▶ Parisiens : simplement à d’autres endroits. (Exercice pour enfants des écoles du canton : corrigez ◀le▶ verbe suivant : J’ai ◀l’▶ennui, tu t’encoubles, il aurait meilleur temps, on veut ◀d’▶jà bien ça faire, vous voyez pas jour, ils n’en peuvent rien ; dans lequel s’encoubler est plaisant, meilleur temps utile, ◀le▶ reste mauvais ou atroce.)
Mais ◀l’▶accent, c’est bien autre chose. C’est à quoi ◀l’▶étranger juge un peuple au passage, et ◀l’▶estime sympathique ou non. Tout le monde aime ◀les▶ Vaudois, ◀les▶ Marseillais, s’amuse des Canadiens, tolère ◀les▶ Belges, et se moque à ◀l’▶occasion des Auvergnats, mais grimace ◀de▶ douleur à nous entendre. Écoutez ◀les▶ jeunes gens dans ◀la▶ rue (« sur ◀la▶ rue » ou « en rue », diraient-ils). Ce n’est plus dire, ce n’est plus s’exprimer, mais patauger dans une bouillasse verbale, où ◀l’▶on se traîne avec ◀de▶ lourdes brusqueries, pour s’enliser régulièrement avant ◀d’▶avoir atteint ◀la▶ fin ◀d’▶une phrase.
Je sais bien que ◀l’▶influence du suisse allemand y est pour beaucoup, et qu’on ne peut pas déplacer ◀le▶ canton ◀de▶ Berne. Mais je me souviens aussi ◀de▶ ◀l’▶état d’esprit qui entretient cet état de choses et qui ne cesse ◀de▶ ◀l’▶aggraver : c’est celui ◀de▶ ◀l’▶école primaire et ◀de▶ ◀la▶ caserne, où ◀l’▶on se moque sans pitié des garçons qui « raffinent », c’est-à-dire parlent avec un peu ◀d’▶aisance.
Cette émulation par ◀le▶ bas pourrait être arrêtée par ◀les▶ instituteurs. Il suffirait ◀de▶ renverser ◀la▶ mode, et ◀de▶ statuer qu’à partir ◀d’▶aujourd’hui ◀l’▶on va se moquer doucement ◀de▶ ceux qui parlent mal, au lieu de tourner en ridicule ceux qui essaient ◀de▶ bien dire, ◀d’▶articuler nettement, ◀de▶ maîtriser leurs moyens ◀d’▶expression. ◀Le▶ vers fameux ◀de▶ Valéry : « Honneur des Hommes, Saint Langage ! » serait ◀la▶ devise ◀de▶ cette croisade, dont ◀le▶ succès embellirait notre existence mieux qu’une « plage » ou qu’un monument.
Je me pardonnerai ces remarques un peu vives si elles attirent ◀l’▶attention ◀de▶ nos éducateurs sur une disgrâce que ◀l’▶habitude risque ◀de▶ rendre insensible à certains. Dans ce domaine, faire attention suffirait presque à prévenir et à guérir.
Il convenait qu’au terme ◀de▶ ces pages j’apporte aussi ma petite contribution au centenaire que ◀l’▶on va célébrer. Voilà qui est fait selon mes moyens, qui sont ceux ◀d’▶un monteur et ajusteur ◀de▶ mots, par métier soucieux ◀de▶ langage. Cadeau modeste mais peut-être utile, si ◀l’▶on songe que ce centenaire est celui ◀d’▶une libération, et qu’un peuple n’est vraiment libre que s’il possède et maîtrise d’abord, dans ◀la▶ force et ◀la▶ grâce du terme, ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀l’▶expression.