Un écrivain au service de la cité (24 octobre 1982)o p
Denis de Rougemont, dans quelles circonstances votre vocation s’est▶-elle décidée ?
Je crois qu’il faut remonter, pour distinguer l’appel que signifie toute vocation — et je ◀suis▶ très attaché à cette notion qui constitue, ◀soit▶ dit en passant, le thème du seul roman que j’aie jamais écrit — à mes années de formation, entre 15 et 25 ans. Dès mon adolescence, ce qui comptait essentiellement, à mes yeux, c’était la littérature. Auparavant, j’avais pensé, curieusement, que je deviendrais un grand chimiste. Je m’y ◀étais▶ exercé dans un laboratoire improvisé, chez mes parents, mais après trois leçons de chimie, au Gymnase de Neuchâtel, j’ai compris que ce n’◀était▶ pas tout à fait ça… Donc je ne jurais que par la littérature, à commencer par la poésie.
Dans les poèmes que j’écrivais alors, j’◀étais▶ influencé par les symbolistes, et Rimbaud surtout me fascinait, avant que je ne découvre les surréalistes. Mon premier article, publié à l’âge de 17 ans, dans la Semaine littéraire de Genève, ◀était▶ consacré à Montherlant et le football, comme j’◀étais▶ moi-même un adepte entêté de ce sport. Puis je ◀suis▶ entré en lettres, à l’Université de Neuchâtel qui ◀était▶, à mon sens, la meilleure du monde, parce que la plus minuscule. On y avait comme professeurs, des gens comme Max Niedermann, l’un des disciples personnels de Ferdinand de Saussure.
Ainsi, cinquante ans avant qu’elle n’arrive à la Sorbonne, nous découvrions la linguistique nouvelle. En outre, nous avions un autre professeur étonnant, en la personne de Jean Piaget, qui nous donnait des cours de psychologie et nous faisait participer à ses enquêtes, dans les écoles, sur le mensonge et la vérité chez l’enfant, ou sur la représentation du monde de l’enfant… des choses formidables !
Une époque bouillonnante
Après cela, j’ai voyagé. J’ai passé un an à l’Université de Vienne, où l’on ne me voyait guère à vrai dire, tant ma vie sentimentale ◀était▶ alors tumultueuse. Je fis aussi de longs séjours en Hongrie. J’◀étais▶ complètement envoûté par cette atmosphère passionnelle de l’Europe centrale, dont on retrouve le climat dans Le Paysan du Danube . En même temps, j’écrivais des essais tout ce qu’il y a de plus sages. Dans l’un d’entre eux, intitulé « Adieu beau désordre… », je blâmais le « désordre cherché » de la littérature à la mode, où le surréalisme figurait en bonne place, estimant qu’il ◀était▶ du devoir des écrivains d’affronter les problèmes de la crise naissante. Ce qui ne m’empêchait nullement, par ailleurs, de signer des pamphlets d’une extrême virulence, tel Les Méfaits de l’instruction publique . Quoi ou il en ◀soit▶, il me semblait important d’en venir à une littérature fondée spirituellement, intellectuellement et politiquement. Après une crise sentimentale très dure qui me brisa en quatre morceaux, je gagnai Paris au début des années 1930, où l’on m’offrait de diriger une maison d’édition.
Dès ce moment-là, j’ai ◀été▶ plongé dans un bouillonnement d’idées que je n’ai jamais retrouvé par la suite. D’une part, nous faisions découvrir, en France, des auteurs complètement nouveaux à l’époque, tels Kierkegaard, Karl Barth ou Berdiaev. Et puis, des divers groupes que nous formions alors avec une trentaine de jeunes gens venus de tous les horizons, allaient sortir plusieurs revues — dont Esprit , à laquelle je collaborai très activement jusqu’à la guerre — et, surtout, les thèses du personnalisme et du fédéralisme. De fait, nous n’◀étions▶ ni individualistes, ni collectivistes, mais personnalistes.
En outre, nous répondions au grand défi des nationalismes, du nazisme, du fascisme mussolinien et du stalinisme, par l’exigence d’une fédération européenne dépassant les prérogatives de l’État-nation. Mais ce n’◀est▶ qu’après la guerre que je me ◀suis▶ lancé dans l’action fédéraliste, laquelle m’occupe depuis quelque trente-cinq ans. Cela ◀étant▶, je n’ai jamais cessé pour autant d’◀être▶ écrivain. Pour l’instant, j’ai douze livres en chantier. À la suite de mon Journal d’une époque , devrait bientôt paraître le Journal d’un Européen, portant sur ces trente dernières années. Enfin, je travaille toujours à l’ouvrage que je considère comme la clef de voûte de mon œuvre : une Morale du but où se concentre l’essentiel de mon éthique d’homme et d’écrivain.