(1982) Journal de Genève, articles (1926–1982) « Suis-je perdu pour la littérature ? (30 octobre 1982)  » pp. p. I

Suis-je perdu pour la littérature ? (30 octobre 1982)as

Mardi dernier, au Conservatoire de musique de Genève, Denis de Rougemont a reçu le Grand Prix Schiller, une des plus hautes distinctions littéraires de notre pays, doté cette année de 25 000 francs. Après l’introduction d’Yvette Z’Graggen et de Fritz Leutwiler (respectivement vice-présidente et président de la Fondation Schiller Suisse), Georges Anex et le conseiller d’État André Chavanne firent l’éloge, l’un de l’écrivain, l’autre du citoyen engagé. Dans son remerciement, avant de parler de cette Europe qui lui « tient au cœur, au corps et à l’âme » et de réaffirmer avec force sa foi en un avenir qui sera ce que nous en ferons, Denis de Rougemont expliqua pourquoi l’essai est, à son sens, un genre pleinement littéraire, et il retraça les origines à la fois historiques et spirituelles de son engagement.

Le choix de la Fondation Schiller Suisse — choix longuement mûri s’il en fut, puisqu’il ne se déclare, pour notre Suisse romande, que tous les vingt ans en moyenne — je vous dirai qu’il me rassure au moins autant qu’il m’honore. Il distingue en effet un « essayiste », c’est-à-dire une espèce d’écrivain qui ne se définit aujourd’hui, dans le domaine littéraire, que d’une manière négative : c’est quelqu’un qui publie bien sûr, mais n’a pas publié un seul roman, un seul recueil de poèmes, ni même une seule pièce de théâtre. Fait-il vraiment partie de la littérature ? Tel est le doute qu’en me donnant votre Grand Prix vous tranchez en faveur de l’essai comme genre légitime de la littérature.

Mais il y a plus grave encore dans mon cas, puisque c’est le cas d’un essayiste qui n’écrit même pas sur la chose littéraire, ou à la rigueur philosophique, mais sur les problèmes de ce temps, face auxquels il prend position, ou comme on le dit, dès ce temps-là, « s’engage ».

Rendons leur place aux essayistes !

C’est sur ces thèmes de l’essayiste et de l’engagement de l’écrivain que je vous proposerai quelques très brèves remarques.

Depuis le xix e siècle romantique, le grand public et la plupart des critiques semblent penser que la littérature c’est poésie, roman, théâtre, et création littéraire serait synonyme de fiction.

Voilà qui est méconnaître à tout le moins l’histoire de la littérature française. Les chefs-d’œuvre de notre langue, la floraison de son vocabulaire, la grande allure et les éclats du style, ne se voient guère chez les romanciers, à part Stendhal, ni même chez les poètes français, à part Baudelaire et Saint-John Perse. Mais dans Calvin, l’initiateur de la langue des idées en France, et dans Montaigne, inventeur des Essais précisément ; puis dans le Pascal des Pensées, le Descartes du Discours, le Montesquieu des Lettres persanes, le Voltaire des écrits polémiques et pas du tout des tragédies en vers, le Rousseau des Rêveries et des Confessions, le Chateaubriand des Mémoires d’outre-tombe, le Victor Hugo des discours sur l’Europe et pour la paix, le Rimbaud d’Une saison en enfer, et tout près de nous, le Valéry de Variété et de Tel Quel, l’André Breton des Manifestes surréalistes, le Saint-Exupéry de Terre des hommes, Jean Paulhan et Roger Caillois… Voilà ce qui compte à mes yeux, plus que tout, dans ma bibliothèque française.

Seul Benjamin Constant est meilleur dans Adolphe que dans ses écrits politiques. Paul Valéry me paraît en revanche plus créateur dans sa prose que dans ses vers. On m’opposera sans doute Racine. Mais toute loi souffre exception, comme toute préférence quelque injustice. Le style d’un écrivain, sa maîtrise de la langue, non, ce n’est pas à ses romans mais bien à ses essais qu’on le jugera.

Rendons leur place aux essayistes dans toute littérature digne du nom, et surtout d’expression française.

L’avis de Malraux

Ceci dit sur un plan général, j’en viens à mon cas personnel, pour la première fois en public.

On s’étonne souvent, ou l’on juge regrettable, que je donne le plus clair de mes journées, depuis plus de trente ans, à l’action. Qu’est-ce à dire?

Action pour l’Europe fédérée dès 1946, fondation et direction effective pendant trente ans du Centre européen de la culture à Genève ; présidence pendant seize ans du Congrès pour la liberté de la culture, à Paris ; de l’Institut universitaire d’études européennes, à Genève encore ; sans parler de l’Association européenne des festivals de musique, de l’Association des instituts d’études européennes, de la Campagne d’éducation civique et d’une dizaine d’autres actions… Avec tout ce que cela nécessite de tâches quotidiennes, d’animation, d’organisation et d’administration, et de présidences de comités : je n’ose pas vous dire combien depuis trente ans, plusieurs centaines, je le crains. D’où le propos d’André Malraux, à moi transmis par l’un de ses amis espagnols : « C’est un de nos meilleurs écrivains, mais il se perd dans les comités »…

Combien d’autres ont dit ou écrit que mes engagements européens étaient « au détriment de mon œuvre littéraire ». Je serais perdu pour la littérature…

Le prix que vous me donnez aujourd’hui, non seulement réfute ces propos, mais me donne l’occasion de m’expliquer là-dessus, m’en fait même peut-être un devoir.

Tout s’est joué entre 1930 et 1940

J’oserai donc aborder sans aucune précaution la question que beaucoup se posent à mon sujet : — Pourquoi s’occupe-t-il tant d’Europe unie, de régions, d’écologie, ou même, horribile dictu, de pacifisme ? Je passe donc aux aveux : ils ne seront pas complets, faute de temps, mais candides.

Deux séries de motifs pourraient être évoquées ici : d’une part, les défis de l’Histoire auxquels toute ma génération eut à faire face, et d’autre part l’évolution intérieure qui fut la mienne dans le même temps, je veux dire dans les années 1930 à 1940. Durant cette décennie tout s’est joué, à la fois hors de moi et en moi. Ce qui m’importe ici, c’est de vous faire entrevoir l’interaction de ces deux séries de motifs dans mon travail d’écrivain et dans mon action d’homme, de citoyen.

Je rappellerai d’abord la nature du défi que ma génération eut à relever. Arthur Kœstler l’a fort bien dit : ce fut l’affrontement entre un mensonge total, celui des dictatures à l’Est, et une demi-vérité à l’Ouest, celle des États-nations démocratiques. La guerre entre eux devenait inévitable. Nous aurions à la faire, vu notre âge, mais ce ne serait pas notre guerre. Entre les trois régimes totalitaires et les régimes dits libéraux, adultérés par le centralisme étatique et par la soumission de l’homme à ses machines, tout en nous refusait le choix. Nous étions condamnés à inventer, dans un temps ridiculement bref, une troisième voie.

Ce fut celle du personnalisme. Un jour, chez des amis, un jeune Russe que je venais de connaître, Alexandre Marc, me remit une page de manifeste au milieu de laquelle cette phrase me frappa, tapée en majuscules : « Ni individualistes, ni collectivistes, nous sommes personnalistes ».

Un trait de lumière dans mon esprit : cette formule se trouvait répondre aux questions les plus lancinantes que me posaient alors l’époque, les carences de nos démocraties et le défi des totalitaires. Par Alexandre Marc, j’entrai en relation avec quelques dizaines de jeunes intellectuels, avec ce que l’on nomme aujourd’hui, d’après une thèse célèbre, « les non-conformistes des années trente », bientôt reliés à d’autres groupes anglais, belges, hollandais et suisses, mais aussi d’une manière clandestine, on s’en doute, dans l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste. Ils allaient lancer des revues comme Esprit , L’Ordre nouveau et Hic et Nunc à Paris, à la fondation et à la vie desquelles je fus étroitement associé dès 1931 jusqu’à la guerre.

Au pain et à l’eau

Car la guerre arriva, comme prévu, nous dispersant dans nos pays et leurs armées parfois ennemies. Je fus mobilisé d’abord dans le Jura, puis attaché au service Armée et foyer de l’état-major général, à Berne. C’est de là que j’envoyai le 15 juin à la Gazette de Lausanne un article sur l’entrée d’Hitler à Paris, qui parut le 17 juin, lendemain de l’arrivée au pouvoir de Pétain et veille de l’appel lancé par de Gaulle à Londres. Cet article me valut une condamnation à quinze jours de forteresse « au pain et à l’eau, sans visites ni courrier », pour « insultes à chef d’État étranger risquant de mettre en danger la sécurité de la Suisse », comme on me le précisa. En suite de quoi, je me vis gentiment poussé à partir pour New York, chargé d’une mission de conférences sur la Suisse. Je serais moins gênant, et même plus utile là-bas, pensait-on sans doute en haut lieu.

Qu’ai-je fait durant mes six années américaines ? J’ai écrit quelques livres, sur la Suisse, sur le diable, et sur la bombe atomique notamment. Mais surtout, par la force en mon cas créatrice d’une constante et poignante nostalgie, en Amérique, j’ai découvert l’Europe et la nécessité vitale de son union, si les Alliés gagnaient, la délivraient d’Hitler. Et dès mon retour définitif en Suisse, je me suis trouvé, sans trop savoir comment, engagé dans la lutte militante pour la fédération de nos peuples. À mes amis fédéralistes, dont beaucoup avaient milité avant la guerre dans nos groupements personnalistes, puis inspiré la Résistance, j’ai dit que j’étais prêt à donner à leur cause deux ans de ma vie, et tant pis pour mon œuvre littéraire. C’était en 1947. J’y suis encore, les deux ans sont devenus trente-cinq ans, et pourtant je ne regrette rien, pour les raisons tout intérieures auxquelles il est temps que je vienne.

Kierkegaard et Karl Barth

Vers ma vingt-quatrième année, j’avais découvert deux auteurs qui furent décisifs pour ma vie : Kierkegaard et Karl Barth. À travers eux j’allais redécouvrir une du protestantisme totalement différente, je le confesse, de celle que je gardais de mon école du dimanche. C’était l’idée très calvinienne de la personne, c’est-à-dire d’un individu chargé d’une vocation unique qui le relie à la communauté.

Paul Valéry nous convaincus de ce que « toute politique suppose une certaine idée de l’homme ». Nous en déduisons que le communisme supposait un individu embrigadé, le komsomol ; que les fascismes, noir ou brun, impliquaient à peu près la même conception, dictée par des buts collectifs, l’impérialisme de l’État ou de la race substitué à celui de la classe ; mais qu’en revanche une société vraiment démocratique et libertaire, supposait un type d’homme qui serait à la fois pleinement libre et pleinement responsable de ses actes, chacun de ces termes conditionnant l’autre : nul n’est tenu pour responsable de ses actes si ceux-ci n’ont pas été accomplis librement (les juristes connaissent bien cela) et à l’inverse, personne n’est vraiment libre de ses décisions si celles-ci ne peuvent entraîner aucun effort concret.

Poursuivant ce raisonnement, nous observions — nous les personnalistes, précisons — que l’homme n’est responsable qu’au sein d’une communauté où sa voix puisse porter et où n’importe qui puisse lui répondre sans avoir l’organe de Stentor. Nous retrouvions l’idéal d’Aristote qu’il décrit dans sa Politique, l’idéal de Calvin du même coup, et le modèle de cité idéale que Rousseau devait reprendre en l’appliquant aux citoyens de Genève réunis dans la cathédrale.

Le modèle suisse

D’où l’idée, dérivée de Proudhon, cette fois-ci, d’une société fondée sur les communes, s’associant en régions pour les tâches qui dépassent leur compétence ; ces régions à leur tour se fédérant, et ainsi de suite jusqu’au niveau continental d’une fédération de l’Europe. L’idée générale n’étant pas de créer une puissance nouvelle — un « troisième Grand » dans le cas de l’Europe — mais seulement le minimum de pouvoir capable d’assurer l’autonomie de chacune des régions fédérées : le modèle suisse !

À la base de cette construction nullement utopique — voir la Suisse justement — une idée de l’homme que nous appelions la personne, c’est-à-dire un individu à la fois libre et engagé ; distingué de tout autre par sa vocation, mais responsable de l’exercer dans la cité, par là même relié à la communauté, et même plus : créateur de cette communauté.

Voilà pour la doctrine. J’ai dit les conséquences qu’elle a entraînées dans ma vie. M’ont-elles « perdu pour la littérature » ? J’ose dire que non. De mon action européenne, j’ai tiré huit volumes, c’est près d’un quart de ce que j’ai publié jusqu’ici.