(1985) Tapuscrits divers (1980-1985) « Devise du régionalisme : point de libertés sans responsabilités (6 mai 1983) » pp. 1-11

Devise du régionalisme : point de libertés sans responsabilités (6 mai 1983)p

Au printemps de 1983, j’ai été invité à introduire la troisième rencontre d’Action sociale romande, qui se tenait à Yverdon, sur le thème général de la régionalisation et de l’autonomie communale.

Ma conception de la région étant celle d’un « espace de participation civique » constitué par une « grappe de communes », je me suis souvenu, une fois de plus, en rédigeant mes notes pour cette introduction, des travaux d’Adolf Gasser sur les communes, qui avaient influencé dès l’avant-guerre les groupes personnalistes, notamment celui de la revue L’Ordre nouveau , publiée par Arnaud Dandieu, Robert Aron, Daniel-Rops, Alexandre Marc et moi-même de 1933 jusqu’à la guerre.

Sur ces notes, je rédige aujourd’hui un texte plus complet, que je suis heureux de pouvoir dédier au professeur Adolf Gasser, en témoignage de ma vive et durable gratitude intellectuelle.

I. Un espoir : les régions

C’est un bonheur pour moi, plus encore qu’un honneur, que d’être invité à introduire votre rencontre : elle se place en effet sous le signe du régionalisme et des autonomies communales, et vous me proposez d’y parler sur le couple indissociable de la liberté et de la responsabilité. Or, ce sont là précisément les mots-clés de l’action que je mène, depuis des décennies, en tant qu’écrivain, mais non moins citoyen, professeur, mais non moins organisateur responsable d’institutions culturelles et politiques, dédiées à la fédération des Européens. Les communes et les régions sont les organes vitaux de toute fédération, voyez la Suisse, et l’action que nous avons à mener pour une Europe fédérée est la première condition de la paix dans le monde d’aujourd’hui, c’est-à-dire pratiquement, de la continuation de l’humanité.

Ce monde d’aujourd’hui tel qu’il va, et tel que le caractérise sa crise, pour la première fois mondiale : inflation et chômage au Nord, famines au Sud, terrorisme partout comme en écho à « l’équilibre de la terreur » — équilibre entretenu par les Deux Grands, comme pour se donner le temps de mieux préparer les armements requis par cette guerre nucléaire qui mettrait le point final à l’histoire des civilisations, — ce monde offre bien peu de motifs d’espoir. J’en distingue un toutefois — peut-être un seul — qui serait le réarrangement (et non pas « l’organisation ») de nos sociétés, non plus sous la dictée des États-nations animés par leur volonté de puissance et donc implicitement de guerre, mais sur la base de communautés vivantes, animées par une solidarité humaine génératrice de paix. Et cet espoir s’appelle : régions.

II. Pourquoi des régions ?

Que ceci soit dit bien clairement d’entrée de jeu : par le terme de régions, je n’entends pas des ethnies qui seraient tentées de devenir des mini États-nations (exemple basque) ; ni des entités définies par un caractère unique : historique, géographique, linguistique, traditionnel ou économique ; mais bien : des espaces de participation civique constitués par des grappes de communes.

Comment justifier mon espoir ? Pourquoi des régions ? Je vais en donner deux raisons.

Première raison : éviter la guerre nucléaire est le devoir le plus urgent de tous les hommes et femmes d’aujourd’hui. Or qui décide, déclare et fait les guerres ? Ce sont nos États-nations absolument souverains, centralisés, bureaucratiques et militarisés, modèle Napoléon Ier, nés de la guerre et pour la guerre, uns-et-indivisibles dans leurs limites, à la fois politiques, économiques, jadis religieuses, aujourd’hui idéologiques ; soucieux avant tout de leur puissance et non des libertés de leurs sujets, et devenus si rigides dans le carcan de leurs frontières que leur seul mode de contact est le choc.

Il me paraît donc évident que la première condition pour éviter une guerre qui serait la fin des hommes civilisés, c’est d’empêcher de nuire ceux qui pourraient la déclencher et qui ne peuvent être que les États-nations.

Je ne propose pas de les détruire, c’est impossible. Je propose de les dépasser, à la fois par en haut et par en bas, et cela, c’est devenu possible au xx e siècle. Dépasser l’État-nation par en haut signifie fédération continentale, et par en bas, signifie régions.

Prenons le cas de notre Europe : les deux guerres mondiales du xx e siècle sont nées du choc des nationalismes absolutisés. La première condition d’une paix mondiale serait donc l’union de nos peuples européens en une fédération si possible neutre, selon le modèle suisse.

Or, il est aberrant d’imaginer et impossible de réaliser une fédération qui se fonderait sur l’union des quelque 29 États-nations entre lesquels se trouve divisée l’Europe actuelle.

Pourquoi serait-ce aberrant ?

Parce qu’il n’est pas imaginable qu’une fédération se fonde sur la base d’entités absolument souveraines : ce serait une contradictio in terminis. L’État-nation de modèle napoléonien refuse toute délégation de souveraineté à quelque entité plus globale que ce soit. Il constitue donc l’obstacle majeur, et même absolu, à toute union sincère et effective de nos peuples.

Croire qu’une « Europe des nations » est possible, comme on le fait à Strasbourg et à Bruxelles et dans tous les discours de nos chefs d’État, c’est croire à la possibilité d’une « amicale des misanthropes » — chose que l’on peut écrire ou dire, mais non pas réaliser. Car ou bien vous êtes misanthropes, et dans ce cas vous refuserez l’idée même d’une « amicale » ; ou bien vous désirez fonder une amicale, et dans ce cas vous n’êtes plus misanthropes.

Une fédération de l’Europe n’est donc pensable et ne peut se fonder en réalité que sur des communautés qui ne prétendent pas à la souveraineté absolue, mais tentent au contraire de se définir par leur solidarité, leur complémentarité, ou comme on le dit parfois, leur « subsidiarité ». Une fédération de l’Europe ne peut donc se fonder que sur des régions regroupées en fédérations locales, nationales, voire continentales, qui éprouvent le double besoin de former une union assez grande pour tenir en respect leurs grands voisins, mais assez limitée dans ses compétences pour respecter leurs autonomies après les avoir assurées, c’est-à-dire pour les laisser vivre à leur manière après les avoir empêchées de mourir.

Deuxième raison : mais écarter les causes évidentes d’une guerre (nucléaire, chimique, économique ou terroriste) n’est pas assez. La paix n’est pas l’absence de guerre, on le sait. Il faut créer la paix et l’animer.

Là encore, les régions sont la réponse.

Non seulement parce qu’elles sont trop petites pour mener de grandes guerres, mais surtout parce qu’elles ont les dimensions justes pour animer et vivifier la vie sociale, communautaire.

Cette question de dimension me paraît primordiale.

De nombreux observateurs de nos sociétés actuelles — sociologues, économistes, politologues ou simplement philosophes — ont observé ce fait d’importance décisive : c’est que nos États-nations sont presque tous à la fois trop petits et trop grands pour assumer le rôle souverain qu’ils prétendent détenir. Ils sont trop petits pour jouer un rôle décisif à l’échelle mondiale ; et ils sont trop grands pour animer et vivifier la vie de leurs communes et de leurs régions.

III. Responsabilité et liberté

Les régions ont toujours eu les dimensions que tous les sages de la politique, d’Aristote à nos jours en passant par J.-J. Rousseau, n’ont cessé de préconiser : elles doivent être « à la taille de l’homme », « à hauteur d’homme », comme nous le disions dans le mouvement personnaliste des années 1930, c’est-à-dire relativement petites, « de médiocre étendue » selon Jean-Jacques.

Aristote, dans sa Politique, tient que les dimensions de la polis, c’est-à-dire de la cité, premier modèle de l’État, ne doivent pas excéder celles d’un territoire et d’une population dont les hommes libres, les citoyens peuvent tous s’assembler sur une agora dont la grandeur soit définie par la portée de la voix d’un orateur « qui ne soit pas nécessairement Stentor ». Vingt-et-un siècles plus tard, Rousseau écrira dans son Contrat social que la vraie démocratie a pour condition première « un État très petit, où le peuple soit facile à rassembler ». (Il avait dans l’esprit, il l’a dit ailleurs, l’exemple de la République de Genève, dont les quelque trois mille citoyens pouvaient se réunir dans la cathédrale). Plus tard, dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne, Rousseau revient avec insistance sur l’importance des dimensions de l’État non seulement pour la démocratie, mais pour la paix :

Grandeur des nations, étendue des États : première et principale source des malheurs du genre humain… Presque tous les États  prospèrent par cela seul qu’ils sont petits, que tous les citoyens s’y connaissent mutuellement et s’entregardent, que les chefs peuvent voir par eux-mêmes le mal qui se fait, le bien qu’ils ont à faire. Tous les peuples, écrasés par leurs propres masses, gémissent ou dans l’anarchie, ou sous les oppresseurs subalternes qu’une gradation nécessaire force les rois à leur donner. Il n’y a que Dieu qui puisse gouverner le monde, et il faudrait des facultés plus qu’humaines pour gouverner les grandes nations.

Et Rousseau de prévenir l’objection qu’on va lui faire : « Mais si la cité est très petite, elle sera subjuguée ? » Non, répond-il, car si elle se fédère avec d’autres cités, elle verra « comment on peut réunir la puissance extérieure d’un grand peuple avec le bon ordre d’un petit État ».

IV. « Le règne du civisme »q

Que devons-nous entendre par ce « bon ordre » dans la cité, sinon le règne du civisme, qui naît de la juste relation entre la liberté et la responsabilité, en couple indissociable.

Que la condition de la liberté des hommes soit leur responsabilité dans la communauté, c’est ce qu’ignorent les individualistes, et ils versent dans l’anarchie. Inversement, que la responsabilité d’un homme ne soit réelle que dans la seule mesure où il agit librement, c’est ce que veulent ignorer les collectivistes, les totalitaires, mais que les tribunaux savent bien : si un homme a tué sur ordre, « en service commandé », il sera peut-être décoré, et si son avocat peut démontrer qu’il a tué sous la contrainte d’une crise de démence, il sera sans doute acquitté4.

Or seule une petite communauté peut permettre à la voix d’un citoyen d’être écoutée, de faire valoir son opinion, et de le faire en connaissance de cause. Le fracas de la « grande ville » étouffe tout, à commencer par l’exercice du civisme ; et les grandes dimensions « nationales » en font autant. D’où la phrase si souvent entendue : « Moi, je ne fais pas de politique, de toute façon mon vote se perdrait dans la masse, ça ne changerait rien, on n’y peut rien ! »

Dans la région, et là seulement, on peut agir : voter d’une manière utile, choisir et assumer ses responsabilités, proposer des mesures, en refuser d’autres, au niveau des réalités que l’on connaît, que l’on peut voir et vérifier — au niveau quotidien des services à rendre à ses voisins, à la communauté : l’action sociale, nous y voilà !

Se faire entendre, agir dans la communauté, c’est cela que permet la région — et en même temps, c’est cela qui la crée ! Et non pas ce qu’on nomme « décentralisation » !

Car décentraliser, c’est encore tout faire dépendre des décisions du « centre », de la capitale, d’en haut. Or tout doit dépendre au contraire du civisme, d’en bas, de la communauté.

Le grand géographe français du siècle dernier, Vidal de la Blache, l’a fort bien dit : « Une région, il ne faut pas la délimiter, il faut la reconnaître. » C’est dire qu’une région doit se manifester d’abord spontanément ; se faire reconnaître par une action volontaire, au double sens de volonté et de volontariat.

V. Compétences locales et régionales

Mais venons-en au concret de l’affaire. Ce qui suscite une région, la caractérise et en définit l’extension — laquelle peut varier selon les fonctions à assurer — , c’est ce que ses habitants ont à faire et peuvent faire. Ce sont les tâches dont les dimensions correspondent à celles de telle ou telle communauté. Cela paraît compliqué, et ce l’est très souvent dans les applications pratiques, mais pas dans la conception. Le sénateur américain D. Moynihan l’a formulé avec une simplicité géniale : « Ne confiez jamais à une plus grande unité ce qui peut être fait par la plus petite. Ce que la famille peut faire, la municipalité ne doit pas le faire. Ce que la municipalité peut faire, les États (nous dirions : les régions) ne doivent pas le faire. Et ce que les États (les régions) peuvent faire, le gouvernement fédéral ne doit pas le faire. »

Principe facile à illustrer si l’on prend l’exemple des voies de communication : à la commune, les chemins vicinaux ; à la région les routes intercommunales ; à la fédération les autoroutes. Ou l’exemple des eaux : à la commune l’amener d’eau dans les maisons et les mesures d’épuration ; à la région, la protection des rivières et des lacs contre la pollution (une libre association régionale intéressant trois cantons suisses et deux départements français s’est constituée spontanément pour « sauver le Léman », ce lac le plus vaste, mais aussi le plus profond d’Europe, menacé d’eutrophisation irréversible d’ici quelques années, sauf intervention immédiate) ; aux fédérations de régions d’échelles nationales ou continentales, la protection des fleuves tels que le Rhin et des mers proches ; enfin, à une agence mondiale la protection des océans (déjà couverts d’un « film » d’hydrocarbures diminuant l’évaporation et menaçant de causer des sécheresses continentales).

Mais il y a plus : à l’échelle de chaque région considérée comme « grappe de communes », et tout d’abord de chaque commune ou quartier de grande ville, s’imposent des tâches communautaires auxquelles chacun et chacune peuvent participer utilement, et qui sont créatrices de région.

Commençons par ce qui est lié de plus près au territoire d’une région naturelle : l’environnement. Les problèmes d’environnement, dont les Européens ont enfin reconnu, depuis une ou deux décennies, les enjeux vitaux, sont pour la plupart d’abord et surtout régionaux : rendement des sols et des engrais, entretien des forêts, épuration des eaux, pollutions à prévenir ou à éliminer des eaux, des airs, des sols, surveillance par les usagers organisés des produits vendus par les grandes surfaces et les petits commerçants.

Deuxième exemple de problème dont la solution est surtout régionale : le chômage.

Dans son livre Machinisme et chômage, comme dans une suite récente d’articles au Monde , Alfred Sauvy, qui n’est pas connu pour ses tendances « alternatives », en vient à affirmer que le problème du chômage, qui est pourtant à ses yeux « le mal impardonnable » de notre société industrielle, n’en est pas moins un faux problème. Selon lui, « 30 à 40 milliards d’heures de travail » attendent aujourd’hui leurs hommes. Il donne des exemples à l’appui : forêts, services sociaux délaissés, emplois flottants (travail au noir ou à temps partiel) et il précise, en un saisissant raccourci : « récupérer les papiers, les métaux, les verres jetés à la poubelle et qui traversent ensuite 42 feux rouges pour arriver à quelque décharge encombrante ; rendre visite à quelque vieux perclus dans le lugubre isolement, etc. Deux jours par semaine semblent un minimum, quelle que soit la conduite sociale. » ( Le Monde , 14 avril 1983.) Or toutes ces activités sont par nature communales, au mieux régionales, jamais nationales. Et j’ajouterais volontiers à la liste du prof. Sauvy l’artisanat sous toutes ses formes, des plus prosaïques aux plus artistiques, activité presque totalement délaissée dans un grand pays comme la France, et qui pourrait y employer des centaines de milliers de personnes de tous âges.

Et enfin, mon troisième exemple est le plus évident, ici et aujourd’hui : c’est celui des activités diversifiées qu’englobe le terme d’action sociale, qui n’est jamais aux dimensions d’un État national, toujours à celle d’une commune ou d’une grappe de communes — d’une région.

VI. Chances de la région dans l’Europe d’aujourd’hui

Mais enfin, me dira-t-on, quelles sont les chances de réalisation en temps utile, de votre utopie des régions ?

Quelques rappels de la situation présente dans neuf pays de l’Europe de l’Ouest me suffiront pour illustrer le « phénomène régional ».

Italie. La constitution adoptée au lendemain de la guerre et de la chute du fascisme prévoyait la création de régions autonomes et semi-autonomes (5 à statut spécial, 15 à statut ordinaire). Pour la mise en fonction de ce chapitre de la Constitution de 1946, il a fallu attendre jusqu’en 1970 : on avait peur que le Parti communiste ne détienne au moins trois régions. À l’usage, tous ont vu et admis que la région communiste de Bologne se comportait d’une manière exemplaire : les réalités communales et régionales s’étaient montrées beaucoup plus fortes dans le concret que les idéologies.

J’ajouterai ceci, à l’éloge d’un sens du compromis qui pourrait rendre même un Suisse jaloux : l’art. 5 de la constitution italienne est ainsi conçu : « La République une et indivisible reconnaît et favorise les autonomies locales. » Autrement dit : les jacobins centralistes et uniformisants reconnaissent et même favorisent la tendance des girondins… fédéralistes !…

Autriche. Dans cette République fédérale composée de provinces, la tendance générale est à la régionalisation de ses provinces.

Suisse. Les cantons ne sont qu’une première approximation de régions qui se dessinent aujourd’hui par-dessus les frontières non seulement cantonales, mais fédérales : les régions alpestres — de Nice à Trieste — sont en train de chercher des formules neuves répondant à leurs besoins spécifiques. Il en va de même depuis une vingtaine d’années déjà pour les régions transfrontalières, dont la Regio basiliensis reste le modèle (elle inclut Bâle, l’Alsace, et une partie du land Bade-Wurtemberg). Les cantons de Genève, du Tessin et de Schaffhouse ont pris des initiatives plus ou moins analogues avec leurs voisins français, italiens ou allemands.

(Au total, 45 régions transfrontalières de formules très variées s’organisent aujourd’hui en Europe de l’Ouest.)

RFA. Les vingt länder, formule fédéraliste prévue par les Alliés pour « punir » l’Allemagne après la guerre d’Hitler, ont abouti au « miracle économique » que l’on sait. Mais tous leurs problèmes ne sont pas encore résolus. Plusieurs länder, notamment, sont trop grands pour rendre justice aux besoins régionaux.

Belgique. La création de régions fédérées est la condition même de la survie d’une nation belge. Les projets proposés se fondent notamment sur des sous-régions formées de communes regroupées, qu’on a parfois voulu nommer des « fédérations de pays ».

Pays-Bas. Les 13 provinces traditionnelles se sont dotées d’organes de décentralisation administrative.

Grande-Bretagne. Le grand problème est celui de la « dévolution » progressive des pouvoirs centralisés par Londres à des provinces telles que l’Écosse, le pays de Galles, les Cornouailles, voire à des régions à constituer en Angleterre même. Les communes fusionnées y joueraient un rôle croissant.

Espagne. La constitution adoptée au lendemain de l’ère franquiste présente des caractères fédéralistes très remarquables. Elle définit l’État espagnol comme une union de « Communidades autonomas » déjà existantes (telles la Catalogne, le Pays basque) ou « à créer » : c’est ainsi que l’Andalousie et la Galice ont été dotées par un vote des Cortès, d’un statut de communauté autonome, correspondant aux plus anciennes traditions ibériques. Et ce n’est qu’un début.

Enfin, la France. Dans la patrie même des jacobins, en 1964, le gouvernement décrétait onze « régions de programme », premier pas vers une régionalisation plus poussée de la République « une et indivisible », régionalisation en laquelle le général de Gaulle disait voir « la réforme la plus importante de cette fin du xxe siècle ». En 1981, le gouvernement socialiste comporte un ministre d’État chargé de la régionalisation. Des conseils régionaux sont élus, leurs compétences définies, mais leur statut financier demeure encore problématique…

VII. Pour conclure

Rien n’est encore gagné, bien sûr ; mais on le voit : tout est en marche.

Maintenant, il dépend de chacun de nous que cette évolution, qui va vers la paix par la liberté et la responsabilité des citoyens, gagne sur celle qui va vers la guerre par la volonté de puissance des États-nations. Vers la guerre signifiant au concret : vers la vitrification définitive du continent européen.

J’ajouterai que cela dépend de vous plus que de quiconque, animateurs de l’action sociale dans nos communes, là où se forme le tissu de la société, à l’échelle de cette région qui formera l’unité de base d’une Europe fédérée, gage de paix.

Cessons donc de nous demander si cela suffira, si cela réussira : car ce n’est pas la bonne question. « On suit ceux qui marchent ! » disait Charles Péguy — et non pas ceux qui se retournent pour voir si on les suit. Tout dépendra de nous tous, de notre liberté gagée par notre prise de responsabilités.

Il y a longtemps que je l’ai écrit, et c’est ici la meilleure occasion de le répéter : la décadence d’une société commence quand l’homme se demande : que va-t-il arriver ? au lieu de se demander : que puis-je faire ?