Devise du régionalisme : point de▶ libertés sans responsabilités (6 mai 1983)p
Au printemps ◀de▶ 1983, j’ai été invité à introduire la troisième rencontre ◀d’▶Action sociale romande, qui se tenait à Yverdon, sur ◀le▶ thème général ◀de▶ ◀la▶ régionalisation et ◀de▶ ◀l’▶autonomie communale.
Ma conception ◀de▶ ◀la▶ région étant celle ◀d’▶un « espace ◀de▶ participation civique » constitué par une « grappe ◀de▶ communes », je me suis souvenu, une fois de plus, en rédigeant mes notes pour cette introduction, des travaux ◀d’▶Adolf Gasser sur ◀les▶ communes, qui avaient influencé dès ◀l’▶avant-guerre ◀les▶ groupes personnalistes, notamment celui ◀de▶ ◀la▶ revue L’Ordre nouveau , publiée par Arnaud Dandieu, Robert Aron, Daniel-Rops, Alexandre Marc et moi-même ◀de▶ 1933 jusqu’à ◀la▶ guerre.
Sur ces notes, je rédige aujourd’hui un texte plus complet, que je suis heureux ◀de▶ pouvoir dédier au professeur Adolf Gasser, en témoignage ◀de▶ ma vive et durable gratitude intellectuelle.
I. Un espoir : ◀les▶ régions
C’est un bonheur pour moi, plus encore qu’un honneur, que ◀d’▶être invité à introduire votre rencontre : elle se place en effet sous ◀le▶ signe du régionalisme et des autonomies communales, et vous me proposez ◀d’▶y parler sur ◀le▶ couple indissociable ◀de▶ ◀la▶ liberté et ◀de▶ ◀la▶ responsabilité. Or, ce sont là précisément ◀les▶ mots-clés ◀de▶ ◀l’▶action que je mène, depuis des décennies, en tant qu’écrivain, mais non moins citoyen, professeur, mais non moins organisateur responsable ◀d’▶institutions culturelles et politiques, dédiées à ◀la▶ fédération des Européens. ◀Les▶ communes et ◀les▶ régions sont ◀les▶ organes vitaux ◀de▶ toute fédération, voyez ◀la▶ Suisse, et ◀l’▶action que nous avons à mener pour une Europe fédérée est la première condition ◀de▶ ◀la▶ paix dans ◀le▶ monde ◀d’▶aujourd’hui, c’est-à-dire pratiquement, ◀de▶ ◀la▶ continuation ◀de▶ ◀l’▶humanité.
Ce monde ◀d’▶aujourd’hui tel qu’il va, et tel que ◀le▶ caractérise sa crise, pour la première fois mondiale : inflation et chômage au Nord, famines au Sud, terrorisme partout comme en écho à « ◀l’▶équilibre ◀de▶ ◀la▶ terreur » — équilibre entretenu par ◀les▶ Deux Grands, comme pour se donner ◀le▶ temps ◀de▶ mieux préparer ◀les▶ armements requis par cette guerre nucléaire qui mettrait ◀le▶ point final à ◀l’▶histoire des civilisations, — ce monde offre bien peu de motifs ◀d’▶espoir. J’en distingue un toutefois — peut-être un seul — qui serait ◀le▶ réarrangement (et non pas « ◀l’▶organisation ») ◀de▶ nos sociétés, non plus sous ◀la▶ dictée des États-nations animés par leur volonté ◀de▶ puissance et donc implicitement ◀de▶ guerre, mais sur ◀la▶ base ◀de▶ communautés vivantes, animées par une solidarité humaine génératrice ◀de▶ paix. Et cet espoir s’appelle : régions.
II. Pourquoi des régions ?
Que ceci soit dit bien clairement ◀d’▶entrée ◀de▶ jeu : par ◀le▶ terme ◀de▶ régions, je n’entends pas des ethnies qui seraient tentées ◀de▶ devenir des mini États-nations (exemple basque) ; ni des entités définies par un caractère unique : historique, géographique, linguistique, traditionnel ou économique ; mais bien : des espaces ◀de▶ participation civique constitués par des grappes ◀de▶ communes.
Comment justifier mon espoir ? Pourquoi des régions ? Je vais en donner deux raisons.
Première raison : éviter ◀la▶ guerre nucléaire est ◀le▶ devoir ◀le▶ plus urgent ◀de▶ tous ◀les▶ hommes et femmes ◀d’▶aujourd’hui. Or qui décide, déclare et fait ◀les▶ guerres ? Ce sont nos États-nations absolument souverains, centralisés, bureaucratiques et militarisés, modèle Napoléon Ier, nés ◀de▶ ◀la▶ guerre et pour ◀la▶ guerre, uns-et-indivisibles dans leurs limites, à la fois politiques, économiques, jadis religieuses, aujourd’hui idéologiques ; soucieux avant tout ◀de▶ leur puissance et non des libertés ◀de▶ leurs sujets, et devenus si rigides dans ◀le▶ carcan ◀de▶ leurs frontières que leur seul mode ◀de▶ contact est ◀le▶ choc.
Il me paraît donc évident que la première condition pour éviter une guerre qui serait ◀la▶ fin des hommes civilisés, c’est ◀d’▶empêcher ◀de▶ nuire ceux qui pourraient ◀la▶ déclencher et qui ne peuvent être que ◀les▶ États-nations.
Je ne propose pas ◀de▶ ◀les▶ détruire, c’est impossible. Je propose ◀de▶ ◀les▶ dépasser, à la fois par en haut et par en bas, et cela, c’est devenu possible au xx e siècle. Dépasser ◀l’▶État-nation par en haut signifie fédération continentale, et par en bas, signifie régions.
Prenons ◀le▶ cas ◀de▶ notre Europe : ◀les▶ deux guerres mondiales du xx e siècle sont nées du choc des nationalismes absolutisés. La première condition ◀d’▶une paix mondiale serait donc ◀l’▶union ◀de▶ nos peuples européens en une fédération si possible neutre, selon ◀le▶ modèle suisse.
Or, il est aberrant ◀d’▶imaginer et impossible ◀de▶ réaliser une fédération qui se fonderait sur ◀l’▶union des quelque 29 États-nations entre lesquels se trouve divisée ◀l’▶Europe actuelle.
Pourquoi serait-ce aberrant ?
Parce qu’il n’est pas imaginable qu’une fédération se fonde sur ◀la▶ base ◀d’▶entités absolument souveraines : ce serait une contradictio in terminis. ◀L’▶État-nation ◀de▶ modèle napoléonien refuse toute délégation ◀de▶ souveraineté à quelque entité plus globale que ce soit. Il constitue donc ◀l’▶obstacle majeur, et même absolu, à toute union sincère et effective ◀de▶ nos peuples.
Croire qu’une « Europe des nations » est possible, comme on ◀le▶ fait à Strasbourg et à Bruxelles et dans tous ◀les▶ discours ◀de▶ nos chefs d’État, c’est croire à ◀la▶ possibilité ◀d’▶une « amicale des misanthropes » — chose que ◀l’▶on peut écrire ou dire, mais non pas réaliser. Car ou bien vous êtes misanthropes, et dans ce cas vous refuserez ◀l’▶idée même ◀d’▶une « amicale » ; ou bien vous désirez fonder une amicale, et dans ce cas vous n’êtes plus misanthropes.
Une fédération ◀de▶ ◀l’▶Europe n’est donc pensable et ne peut se fonder en réalité que sur des communautés qui ne prétendent pas à ◀la▶ souveraineté absolue, mais tentent au contraire de se définir par leur solidarité, leur complémentarité, ou comme on ◀le▶ dit parfois, leur « subsidiarité ». Une fédération ◀de▶ ◀l’▶Europe ne peut donc se fonder que sur des régions regroupées en fédérations locales, nationales, voire continentales, qui éprouvent ◀le▶ double besoin ◀de▶ former une union assez grande pour tenir en respect leurs grands voisins, mais assez limitée dans ses compétences pour respecter leurs autonomies après ◀les▶ avoir assurées, c’est-à-dire pour ◀les▶ laisser vivre à leur manière après ◀les▶ avoir empêchées ◀de▶ mourir.
Deuxième raison : mais écarter ◀les▶ causes évidentes ◀d’▶une guerre (nucléaire, chimique, économique ou terroriste) n’est pas assez. ◀La▶ paix n’est pas ◀l’▶absence ◀de▶ guerre, on ◀le▶ sait. Il faut créer ◀la▶ paix et ◀l’▶animer.
Là encore, ◀les▶ régions sont ◀la▶ réponse.
Non seulement parce qu’elles sont trop petites pour mener ◀de▶ grandes guerres, mais surtout parce qu’elles ont ◀les▶ dimensions justes pour animer et vivifier ◀la▶ vie sociale, communautaire.
Cette question ◀de▶ dimension me paraît primordiale.
◀De▶ nombreux observateurs ◀de▶ nos sociétés actuelles — sociologues, économistes, politologues ou simplement philosophes — ont observé ce fait ◀d’▶importance décisive : c’est que nos États-nations sont presque tous à la fois trop petits et trop grands pour assumer ◀le▶ rôle souverain qu’ils prétendent détenir. Ils sont trop petits pour jouer un rôle décisif à ◀l’▶échelle mondiale ; et ils sont trop grands pour animer et vivifier ◀la▶ vie ◀de▶ leurs communes et ◀de▶ leurs régions.
III. Responsabilité et liberté
◀Les▶ régions ont toujours eu ◀les▶ dimensions que tous ◀les▶ sages ◀de▶ ◀la▶ politique, ◀d’▶Aristote à nos jours en passant par J.-J. Rousseau, n’ont cessé ◀de▶ préconiser : elles doivent être « à ◀la▶ taille ◀de▶ ◀l’▶homme », « à hauteur ◀d’▶homme », comme nous ◀le▶ disions dans ◀le▶ mouvement personnaliste des années 1930, c’est-à-dire relativement petites, « ◀de▶ médiocre étendue » selon Jean-Jacques.
Aristote, dans sa Politique, tient que ◀les▶ dimensions ◀de▶ ◀la▶ polis, c’est-à-dire ◀de▶ ◀la▶ cité, premier modèle ◀de▶ ◀l’▶État, ne doivent pas excéder celles ◀d’▶un territoire et ◀d’▶une population dont ◀les▶ hommes libres, ◀les▶ citoyens peuvent tous s’assembler sur une agora dont ◀la▶ grandeur soit définie par ◀la▶ portée ◀de▶ ◀la▶ voix ◀d’▶un orateur « qui ne soit pas nécessairement Stentor ». Vingt-et-un siècles plus tard, Rousseau écrira dans son Contrat social que ◀la▶ vraie démocratie a pour condition première « un État très petit, où ◀le▶ peuple soit facile à rassembler ». (Il avait dans ◀l’▶esprit, il ◀l’▶a dit ailleurs, ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀la▶ République de Genève, dont ◀les▶ quelque trois mille citoyens pouvaient se réunir dans ◀la▶ cathédrale). Plus tard, dans ses Considérations sur ◀le▶ gouvernement ◀de▶ Pologne, Rousseau revient avec insistance sur ◀l’▶importance des dimensions ◀de▶ ◀l’▶État non seulement pour ◀la▶ démocratie, mais pour ◀la▶ paix :
Grandeur des nations, étendue des États : première et principale source des malheurs du genre humain… Presque tous ◀les▶ États prospèrent par cela seul qu’ils sont petits, que tous ◀les▶ citoyens s’y connaissent mutuellement et s’entregardent, que ◀les▶ chefs peuvent voir par eux-mêmes ◀le▶ mal qui se fait, ◀le▶ bien qu’ils ont à faire. Tous ◀les▶ peuples, écrasés par leurs propres masses, gémissent ou dans ◀l’▶anarchie, ou sous ◀les▶ oppresseurs subalternes qu’une gradation nécessaire force ◀les▶ rois à leur donner. Il n’y a que Dieu qui puisse gouverner ◀le▶ monde, et il faudrait des facultés plus qu’humaines pour gouverner ◀les▶ grandes nations.
Et Rousseau ◀de▶ prévenir ◀l’▶objection qu’on va lui faire : « Mais si ◀la▶ cité est très petite, elle sera subjuguée ? » Non, répond-il, car si elle se fédère avec d’autres cités, elle verra « comment on peut réunir ◀la▶ puissance extérieure ◀d’▶un grand peuple avec ◀le▶ bon ordre ◀d’▶un petit État ».
IV. « ◀Le▶ règne du civisme »q
Que devons-nous entendre par ce « bon ordre » dans ◀la▶ cité, sinon ◀le▶ règne du civisme, qui naît ◀de▶ ◀la▶ juste relation entre ◀la▶ liberté et ◀la▶ responsabilité, en couple indissociable.
Que ◀la▶ condition ◀de▶ ◀la▶ liberté des hommes soit leur responsabilité dans ◀la▶ communauté, c’est ce qu’ignorent ◀les▶ individualistes, et ils versent dans ◀l’▶anarchie. Inversement, que ◀la▶ responsabilité ◀d’▶un homme ne soit réelle que dans ◀la▶ seule mesure où il agit librement, c’est ce que veulent ignorer ◀les▶ collectivistes, ◀les▶ totalitaires, mais que ◀les▶ tribunaux savent bien : si un homme a tué sur ordre, « en service commandé », il sera peut-être décoré, et si son avocat peut démontrer qu’il a tué sous ◀la▶ contrainte ◀d’▶une crise ◀de▶ démence, il sera sans doute acquitté4.
Or seule une petite communauté peut permettre à ◀la▶ voix ◀d’▶un citoyen ◀d’▶être écoutée, ◀de▶ faire valoir son opinion, et ◀de▶ ◀le▶ faire en connaissance de cause. ◀Le▶ fracas ◀de▶ ◀la▶ « grande ville » étouffe tout, à commencer par ◀l’▶exercice du civisme ; et ◀les▶ grandes dimensions « nationales » en font autant. ◀D’▶où ◀la▶ phrase si souvent entendue : « Moi, je ne fais pas ◀de▶ politique, ◀de▶ toute façon mon vote se perdrait dans ◀la▶ masse, ça ne changerait rien, on n’y peut rien ! »
Dans ◀la▶ région, et là seulement, on peut agir : voter ◀d’▶une manière utile, choisir et assumer ses responsabilités, proposer des mesures, en refuser d’autres, au niveau des réalités que ◀l’▶on connaît, que ◀l’▶on peut voir et vérifier — au niveau quotidien des services à rendre à ses voisins, à ◀la▶ communauté : ◀l’▶action sociale, nous y voilà !
Se faire entendre, agir dans ◀la▶ communauté, c’est cela que permet ◀la▶ région — et en même temps, c’est cela qui ◀la▶ crée ! Et non pas ce qu’on nomme « décentralisation » !
Car décentraliser, c’est encore tout faire dépendre des décisions du « centre », ◀de▶ ◀la▶ capitale, ◀d’▶en haut. Or tout doit dépendre au contraire du civisme, ◀d’▶en bas, ◀de▶ ◀la▶ communauté.
◀Le▶ grand géographe français du siècle dernier, Vidal de la Blache, ◀l’▶a fort bien dit : « Une région, il ne faut pas ◀la▶ délimiter, il faut ◀la▶ reconnaître. » C’est dire qu’une région doit se manifester d’abord spontanément ; se faire reconnaître par une action volontaire, au double sens ◀de▶ volonté et ◀de▶ volontariat.
V. Compétences locales et régionales
Mais venons-en au concret ◀de▶ ◀l’▶affaire. Ce qui suscite une région, ◀la▶ caractérise et en définit ◀l’▶extension — laquelle peut varier selon ◀les▶ fonctions à assurer — , c’est ce que ses habitants ont à faire et peuvent faire. Ce sont ◀les▶ tâches dont ◀les▶ dimensions correspondent à celles ◀de▶ telle ou telle communauté. Cela paraît compliqué, et ce ◀l’▶est très souvent dans ◀les▶ applications pratiques, mais pas dans ◀la▶ conception. ◀Le▶ sénateur américain D. Moynihan ◀l’▶a formulé avec une simplicité géniale : « Ne confiez jamais à une plus grande unité ce qui peut être fait par ◀la▶ plus petite. Ce que ◀la▶ famille peut faire, ◀la▶ municipalité ne doit pas ◀le▶ faire. Ce que ◀la▶ municipalité peut faire, ◀les▶ États (nous dirions : ◀les▶ régions) ne doivent pas ◀le▶ faire. Et ce que ◀les▶ États (◀les▶ régions) peuvent faire, ◀le▶ gouvernement fédéral ne doit pas ◀le▶ faire. »
Principe facile à illustrer si ◀l’▶on prend ◀l’▶exemple des voies ◀de▶ communication : à ◀la▶ commune, ◀les▶ chemins vicinaux ; à ◀la▶ région ◀les▶ routes intercommunales ; à ◀la▶ fédération ◀les▶ autoroutes. Ou ◀l’▶exemple des eaux : à ◀la▶ commune ◀l’▶amener ◀d’▶eau dans ◀les▶ maisons et ◀les▶ mesures ◀d’▶épuration ; à ◀la▶ région, ◀la▶ protection des rivières et des lacs contre ◀la▶ pollution (une libre association régionale intéressant trois cantons suisses et deux départements français s’est constituée spontanément pour « sauver ◀le▶ Léman », ce lac ◀le▶ plus vaste, mais aussi ◀le▶ plus profond ◀d’▶Europe, menacé ◀d’▶eutrophisation irréversible d’ici quelques années, sauf intervention immédiate) ; aux fédérations ◀de▶ régions ◀d’▶échelles nationales ou continentales, ◀la▶ protection des fleuves tels que ◀le▶ Rhin et des mers proches ; enfin, à une agence mondiale ◀la▶ protection des océans (déjà couverts ◀d’▶un « film » ◀d’▶hydrocarbures diminuant ◀l’▶évaporation et menaçant ◀de▶ causer des sécheresses continentales).
Mais il y a plus : à ◀l’▶échelle ◀de▶ chaque région considérée comme « grappe ◀de▶ communes », et tout d’abord ◀de▶ chaque commune ou quartier ◀de▶ grande ville, s’imposent des tâches communautaires auxquelles chacun et chacune peuvent participer utilement, et qui sont créatrices ◀de▶ région.
Commençons par ce qui est lié de plus près au territoire ◀d’▶une région naturelle : ◀l’▶environnement. ◀Les▶ problèmes ◀d’▶environnement, dont ◀les▶ Européens ont enfin reconnu, depuis une ou deux décennies, ◀les▶ enjeux vitaux, sont pour la plupart d’abord et surtout régionaux : rendement des sols et des engrais, entretien des forêts, épuration des eaux, pollutions à prévenir ou à éliminer des eaux, des airs, des sols, surveillance par ◀les▶ usagers organisés des produits vendus par ◀les▶ grandes surfaces et ◀les▶ petits commerçants.
Deuxième exemple ◀de▶ problème dont ◀la▶ solution est surtout régionale : ◀le▶ chômage.
Dans son livre Machinisme et chômage, comme dans une suite récente ◀d’▶articles au Monde , Alfred Sauvy, qui n’est pas connu pour ses tendances « alternatives », en vient à affirmer que ◀le▶ problème du chômage, qui est pourtant à ses yeux « ◀le▶ mal impardonnable » ◀de▶ notre société industrielle, n’en est pas moins un faux problème. Selon lui, « 30 à 40 milliards ◀d’▶heures ◀de▶ travail » attendent aujourd’hui leurs hommes. Il donne des exemples à ◀l’▶appui : forêts, services sociaux délaissés, emplois flottants (travail au noir ou à temps partiel) et il précise, en un saisissant raccourci : « récupérer ◀les▶ papiers, ◀les▶ métaux, ◀les▶ verres jetés à ◀la▶ poubelle et qui traversent ensuite 42 feux rouges pour arriver à quelque décharge encombrante ; rendre visite à quelque vieux perclus dans ◀le▶ lugubre isolement, etc. Deux jours par semaine semblent un minimum, quelle que soit ◀la▶ conduite sociale. » ( ◀Le▶ Monde , 14 avril 1983.) Or toutes ces activités sont par nature communales, au mieux régionales, jamais nationales. Et j’ajouterais volontiers à ◀la▶ liste du prof. Sauvy ◀l’▶artisanat sous toutes ses formes, des plus prosaïques aux plus artistiques, activité presque totalement délaissée dans un grand pays comme ◀la▶ France, et qui pourrait y employer des centaines ◀de▶ milliers ◀de▶ personnes ◀de▶ tous âges.
Et enfin, mon troisième exemple est ◀le▶ plus évident, ici et aujourd’hui : c’est celui des activités diversifiées qu’englobe ◀le▶ terme ◀d’▶action sociale, qui n’est jamais aux dimensions ◀d’▶un État national, toujours à celle ◀d’▶une commune ou ◀d’▶une grappe ◀de▶ communes — ◀d’▶une région.
VI. Chances ◀de▶ ◀la▶ région dans ◀l’▶Europe ◀d’▶aujourd’hui
Mais enfin, me dira-t-on, quelles sont ◀les▶ chances ◀de▶ réalisation en temps utile, ◀de▶ votre utopie des régions ?
Quelques rappels ◀de▶ ◀la▶ situation présente dans neuf pays ◀de▶ ◀l’▶Europe de l’Ouest me suffiront pour illustrer ◀le▶ « phénomène régional ».
Italie. ◀La▶ constitution adoptée au lendemain ◀de▶ ◀la▶ guerre et ◀de▶ ◀la▶ chute du fascisme prévoyait ◀la▶ création ◀de▶ régions autonomes et semi-autonomes (5 à statut spécial, 15 à statut ordinaire). Pour ◀la▶ mise en fonction de ce chapitre ◀de▶ ◀la▶ Constitution ◀de▶ 1946, il a fallu attendre jusqu’en 1970 : on avait peur que ◀le▶ Parti communiste ne détienne au moins trois régions. À ◀l’▶usage, tous ont vu et admis que ◀la▶ région communiste ◀de▶ Bologne se comportait ◀d’▶une manière exemplaire : ◀les▶ réalités communales et régionales s’étaient montrées beaucoup plus fortes dans ◀le▶ concret que ◀les▶ idéologies.
J’ajouterai ceci, à ◀l’▶éloge ◀d’▶un sens du compromis qui pourrait rendre même un Suisse jaloux : ◀l’▶art. 5 ◀de▶ ◀la▶ constitution italienne est ainsi conçu : « ◀La▶ République une et indivisible reconnaît et favorise ◀les▶ autonomies locales. » Autrement dit : ◀les▶ jacobins centralistes et uniformisants reconnaissent et même favorisent ◀la▶ tendance des girondins… fédéralistes !…
Autriche. Dans cette République fédérale composée ◀de▶ provinces, ◀la▶ tendance générale est à ◀la▶ régionalisation ◀de▶ ses provinces.
Suisse. ◀Les▶ cantons ne sont qu’une première approximation ◀de▶ régions qui se dessinent aujourd’hui par-dessus ◀les▶ frontières non seulement cantonales, mais fédérales : ◀les▶ régions alpestres — ◀de▶ Nice à Trieste — sont en train de chercher des formules neuves répondant à leurs besoins spécifiques. Il en va de même depuis une vingtaine ◀d’▶années déjà pour ◀les▶ régions transfrontalières, dont ◀la▶ Regio basiliensis reste ◀le▶ modèle (elle inclut Bâle, ◀l’▶Alsace, et une partie du land Bade-Wurtemberg). ◀Les▶ cantons ◀de▶ Genève, du Tessin et ◀de▶ Schaffhouse ont pris des initiatives plus ou moins analogues avec leurs voisins français, italiens ou allemands.
(Au total, 45 régions transfrontalières ◀de▶ formules très variées s’organisent aujourd’hui en Europe de l’Ouest.)
RFA. ◀Les▶ vingt länder, formule fédéraliste prévue par ◀les▶ Alliés pour « punir » ◀l’▶Allemagne après ◀la▶ guerre ◀d’▶Hitler, ont abouti au « miracle économique » que ◀l’▶on sait. Mais tous leurs problèmes ne sont pas encore résolus. Plusieurs länder, notamment, sont trop grands pour rendre justice aux besoins régionaux.
Belgique. ◀La▶ création ◀de▶ régions fédérées est ◀la▶ condition même ◀de▶ ◀la▶ survie ◀d’▶une nation belge. ◀Les▶ projets proposés se fondent notamment sur des sous-régions formées ◀de▶ communes regroupées, qu’on a parfois voulu nommer des « fédérations ◀de▶ pays ».
Pays-Bas. ◀Les▶ 13 provinces traditionnelles se sont dotées ◀d’▶organes ◀de▶ décentralisation administrative.
Grande-Bretagne. ◀Le▶ grand problème est celui ◀de▶ ◀la▶ « dévolution » progressive des pouvoirs centralisés par Londres à des provinces telles que ◀l’▶Écosse, ◀le▶ pays de Galles, ◀les▶ Cornouailles, voire à des régions à constituer en Angleterre même. ◀Les▶ communes fusionnées y joueraient un rôle croissant.
Espagne. ◀La▶ constitution adoptée au lendemain ◀de▶ ◀l’▶ère franquiste présente des caractères fédéralistes très remarquables. Elle définit ◀l’▶État espagnol comme une union ◀de▶ « Communidades autonomas » déjà existantes (telles ◀la▶ Catalogne, ◀le▶ Pays basque) ou « à créer » : c’est ainsi que ◀l’▶Andalousie et ◀la▶ Galice ont été dotées par un vote des Cortès, ◀d’▶un statut ◀de▶ communauté autonome, correspondant aux plus anciennes traditions ibériques. Et ce n’est qu’un début.
Enfin, ◀la▶ France. Dans ◀la▶ patrie même des jacobins, en 1964, ◀le▶ gouvernement décrétait onze « régions ◀de▶ programme », premier pas vers une régionalisation plus poussée ◀de▶ ◀la▶ République « une et indivisible », régionalisation en laquelle ◀le▶ général de Gaulle disait voir « ◀la▶ réforme ◀la▶ plus importante ◀de▶ cette fin du xxe siècle ». En 1981, ◀le▶ gouvernement socialiste comporte un ministre ◀d’▶État chargé ◀de▶ ◀la▶ régionalisation. Des conseils régionaux sont élus, leurs compétences définies, mais leur statut financier demeure encore problématique…
VII. Pour conclure
Rien n’est encore gagné, bien sûr ; mais on ◀le▶ voit : tout est en marche.
Maintenant, il dépend ◀de▶ chacun ◀de▶ nous que cette évolution, qui va vers ◀la▶ paix par ◀la▶ liberté et ◀la▶ responsabilité des citoyens, gagne sur celle qui va vers ◀la▶ guerre par ◀la▶ volonté ◀de▶ puissance des États-nations. Vers ◀la▶ guerre signifiant au concret : vers ◀la▶ vitrification définitive du continent européen.
J’ajouterai que cela dépend ◀de▶ vous plus que ◀de▶ quiconque, animateurs ◀de▶ ◀l’▶action sociale dans nos communes, là où se forme ◀le▶ tissu ◀de▶ ◀la▶ société, à ◀l’▶échelle ◀de▶ cette région qui formera ◀l’▶unité ◀de▶ base ◀d’▶une Europe fédérée, gage ◀de▶ paix.
Cessons donc ◀de▶ nous demander si cela suffira, si cela réussira : car ce n’est pas ◀la▶ bonne question. « On suit ceux qui marchent ! » disait Charles Péguy — et non pas ceux qui se retournent pour voir si on ◀les▶ suit. Tout dépendra ◀de▶ nous tous, ◀de▶ notre liberté gagée par notre prise ◀de▶ responsabilités.
Il y a longtemps que je ◀l’▶ai écrit, et c’est ici ◀la▶ meilleure occasion ◀de▶ ◀le▶ répéter : ◀la▶ décadence ◀d’▶une société commence quand ◀l’▶homme se demande : que va-t-il arriver ? au lieu de se demander : que puis-je faire ?