Le▶ personnalisme ◀d’▶Emmanuel Mounier [témoignage I] (1985)al
Nous avions entre vingt-cinq et trente ans pour la plupart dans ◀les▶ équipes fondatrices du mouvement personnaliste réunies autour ◀d’▶Esprit et ◀de▶ l’Ordre nouveau à partir de 1931. Sur cette génération, que ◀la▶ thèse bien connue ◀de▶ Jean-Louis Loubet del Bayle a nommée « ◀les▶ non-conformistes des années 1930 », je vais vous apporter moins un « témoignage », bien grand mot, que quelques souvenirs, personnels, bien sûr, mais aussi précis que possible, et qui pourront peut-être servir ◀de▶ mise au point à propos de certaines polémiques récentes.
◀Le▶ caractère spécifique ◀de▶ ◀la▶ « génération des années 1930 » me semble avoir été déterminé par ◀la▶ nature particulière ◀de▶ ◀l’▶affrontement ◀de▶ ◀l’▶Est et ◀de▶ ◀l’▶Ouest en Europe, affrontement si mal compris aujourd’hui.
À ◀l’▶Est, trois dictatures ◀d’▶un type nouveau, qu’on commençait à définir par ◀le▶ terme générique ◀d’▶État totalitaire, c’est-à-dire, par ordre ◀d’▶entrée en scène, ◀le▶ bolchévisme russe, ◀le▶ fascisme italien, ◀le▶ national-socialisme allemand.
À ◀l’▶Ouest, ◀les▶ démocraties parlementaires, altérées ◀de▶ nationalisme, et centralisatrices, à dominance capitaliste.
Et, entre ◀les▶ deux, une zone ◀d’▶États intermédiaires, ◀la▶ Pologne du colonel Beck, ◀la▶ Tchécoslovaquie de Beneš, ◀la▶ Hongrie ◀de▶ ◀l’▶amiral Horthy et ◀les▶ trois royaumes orthodoxes ◀de▶ Roumanie, ◀de▶ Yougoslavie et ◀de▶ Grèce, qui n’étaient plus guère des démocraties, mais qui se réclamaient encore ◀de▶ ◀l’▶Ouest, parce que capitalistes.
Tout nous persuadait que ◀de▶ cet affrontement naîtrait nécessairement une guerre totale, guerre que notre âge nous condamnerait à faire, mais qui ne serait pas notre guerre, car nous sentions déjà — comme Koestler ◀le▶ dira si bien quelques années plus tard — qu’elle ne serait que ◀la▶ guerre entre un mensonge total — à ◀l’▶Est — et une demi-vérité, à ◀l’▶Ouest.
Telle était ◀la▶ situation peu tenable dans laquelle ◀l’▶histoire nous sommait ◀de▶ nous débrouiller.
Nous étions contre beaucoup de choses, dans cette époque. Contre ◀le▶ capitalisme, contre ◀le▶ productivisme, contre ◀la▶ politique des partis et des trusts à ◀l’▶Ouest. Mais aussi contre toutes ◀les▶ formes ◀d’▶État totalitaire, quels que fussent leurs prétextes, prolétarien, nationaliste ou raciste, à ◀l’▶Est.
Mais alors, nous étions pour quoi ?
Un jour, ce devait être en 1931, chez ◀le▶ critique Charles Du Bos, un jeune homme à ◀l’▶accent nettement russe me remit une feuille ◀de▶ papier intitulée Manifeste, au milieu de laquelle je lus, en lettres majuscules, ces quelques mots :
Nous ne sommes ni individualistes ni collectivistes,
nous sommes personnalistes
Ce fut ◀le▶ trait ◀de▶ lumière. J’en serai à tout jamais reconnaissant à mon ami Alexandre Marc, ◀le▶ même qui allait me mettre en relations — dans un groupe ◀de▶ discussion œcuménique qui se tenait au premier étage ◀d’▶un café, rue du Moulin-Vert, proche de ◀la▶ porte ◀d’▶Orléans — avec des catholiques tels que Jacques Maritain, Étienne Gilson, ◀le▶ père Congar, mais aussi Mounier et Georges Izard, des orthodoxes tels que Nicolas Berdiaev et ◀le▶ père Gillet, des protestants tels qu’André Philip et des agnostiques tels que Robert Aron. On nous retrouvera pour la plupart dans ◀le▶ fameux numéro 6 ◀d’▶ Esprit ◀de▶ mars 1933, intitulé Rupture entre ◀l’▶ordre chrétien et ◀le▶ désordre établi.
Entre ◀le▶ désordre des démocraties ◀de▶ ◀l’▶Ouest et ◀le▶ faux ordre des totalitaires ◀de▶ ◀l’▶Est ; entre ◀la▶ dissolution individualiste ◀de▶ toute communauté vivante à ◀l’▶Ouest et ◀les▶ ersatz ◀de▶ communauté totalitaire qui triomphaient à ◀l’▶Est, nous refusions tous ◀de▶ choisir. Il nous restait à inventer un ordre humain, et à refaire une vraie communauté.
Ce fut ◀l’▶ordre que catholiques et protestants, juifs, agnostiques et nietzschéens ensemble, nous avons choisi ◀de▶ fonder sur ◀la▶ personne, c’est-à-dire sur cet homme à la fois « libre » et « responsable » — personnel et communautaire —, ◀les▶ deux termes se garantissant réciproquement, qui devait servir ◀de▶ mesure à notre conception ◀de▶ ◀la▶ société.
À cette tentative globale ◀de▶ situer notre projet existentiel — comme on ◀le▶ disait alors, d’après Kierkegaard et Heidegger —, ◀l’▶époque ne fit que peu ◀d’▶écho. Nous n’étions guère que ce que ◀l’▶on appellera plus tard des « groupuscules ». Mais nos idées maîtresses, telles que celle ◀de▶ communauté, ◀de▶ régions et ◀de▶ leurs fédérations jusqu’à ◀l’▶échelle ◀d’▶une fédération européenne — ou encore ◀l’▶idée ◀d’▶un service civil libérant ◀de▶ son esclavage ◀le▶ prolétariat industriel —, ces idées sont devenues aujourd’hui plus fécondantes et plus urgentes encore qu’elles ne pouvaient ◀l’▶être dans ◀les▶ années 1932 à 1939.
Et là-dessus, deux précisions ◀d’▶actualité.
1. On a dit que nous étions « totalement négatifs ». Et c’est un fait que, face à nos « démocraties », nous étions inquiets, agacés, exaspérés parfois et finalement déçus. Mais quand nous répétions « Ni gauche ni droite » cela ne signifiait pas centrisme ou neutralisme, ni que tout était faux des deux côtés. C’était un refus ◀de▶ penser qu’une chose est bonne ou mauvaise parce qu’on lui colle telle ou telle étiquette. Nous voulions affronter ◀les▶ problèmes concrets, c’est-à-dire ◀les▶ problèmes ◀de▶ ◀l’▶homme et non pas des états-majors ◀de▶ partis ou ◀d’▶États ; ◀les▶ problèmes du travail et du chômage, ◀de▶ ◀la▶ centralisation étatique en vue de ◀la▶ guerre et ◀de▶ ◀l’▶État totalitaire dénoncé comme étant ◀l’▶« état ◀de▶ guerre en permanence » — phrase illustrée tout récemment avec une précision cruelle par ◀le▶ général Jaruzelski. Nous voulions une démocratie digne du nom : communautaire, autogérée, régionaliste, fédéraliste… Je ◀le▶ répète : c’était là ◀le▶ seul programme constructif des années 1930. Et il ◀l’▶est encore plus aujourd’hui.
Mais dans ◀le▶ cas des régimes totalitaires, dont nous avions tenté très sérieusement ◀de▶ comprendre ◀les▶ motivations — ce qui nous fut stupidement reproché —, nous ne proposions aucune réforme : nous demandions leur suppression totale, dans ◀la▶ mesure même où ils étaient totalitaires.
2. On a dit que nous étions « fascinés » par ◀les▶ jeunes fascistes, et que nous faisions devant eux — ◀les▶ noirs puis ◀les▶ bruns — un « complexe ◀d’▶infériorité ».
◀La▶ vérité est que nous étions bien convaincus que ◀les▶ régimes dictatoriaux ◀de▶ ◀l’▶Est ne faisaient guère plus, en réalité concrète, que prolonger ◀les▶ vices fondamentaux du capitalisme, ◀de▶ ◀l’▶étatisme centralisé, du nationalisme et ◀de▶ ◀la▶ mystique ◀de▶ ◀l’▶« État-nation » (terme forgé par l’Ordre nouveau et que tout le monde utilise aujourd’hui).
Nous étions typiquement des « jeunes gens en colère » — en colère contre tout ce qui nous paraissait ◀de▶ nature à compromettre ◀la▶ volonté et ◀la▶ capacité ◀de▶ résistance ◀de▶ ◀l’▶Ouest et des libertés qu’il était censé défendre. (C’est ainsi que nous fûmes tous contre Munich.)
Mais il est ridicule ◀de▶ parler à ce propos ◀de▶ complexe ◀d’▶infériorité, au sens journalistique du terme, qui suggère jalousie inconsciente, fascination qui n’ose pas s’avouer. Nous étions au contraire en pleine prise de conscience du péril totalitaire et ◀de▶ ses causes. Pour mieux combattre ◀le▶ mal qui allait atteindre sa pleine stature en Allemagne, après avoir conquis ◀la▶ Russie soviétique et ◀l’▶Italie, nous voulions ◀le▶ dénoncer et ◀le▶ combattre dans ses causes, partout où nous sentions sa menace déjà présente, comme en incubation dans nos propres États-nations.
◀Le▶ fond ◀de▶ ◀l’▶affaire n’était donc pas ◀de▶ choisir entre ◀la▶ gauche et ◀la▶ droite, catégories très spécialement inopérantes dans ◀le▶ cas des trois dictatures : il faut rappeler ici, tout de même ! que ◀l’▶expression ◀d’▶« État totalitaire » a été introduite par Mussolini, qui venait de faire sa carrière politique comme chef ◀de▶ ◀l’▶extrême gauche du parti socialiste italien ; que Hitler venait de créer un mouvement socialiste-national et qu’il ne cesserait pas ◀de▶ se qualifier lui-même ◀de▶ « prolétaire » ennemi des « ploutocrates » et ◀de▶ ◀la▶ « Reaktion » ; que ◀la▶ dictature militaro-policière ◀de▶ Staline est née du marxisme-léninisme, plus encore que du tsarisme ; et, enfin, que ◀la▶ guerre, en 1939, a été déclenchée par ◀le▶ pacte scélérat entre nazis et communistes, sous ◀les▶ acclamations ◀d’▶Aragon.
◀La▶ seule question sérieuse était ◀de▶ choisir non pas entre une gauche et une droite mal discernables et, en fait, complices, mais entre une société fondée sur ◀la▶ personne, sur ses libertés — garanties par ses seules responsabilités — et une anti-société ◀d’▶asservissement total du citoyen à ◀l’▶appareil ◀d’▶un Parti-État.
Je ne voudrais pas affirmer ici un seul instant que nous avions raison sur tout et dans toutes nos diverses options, assez diverses selon ◀les▶ groupes et ◀les▶ individus à ◀l’▶intérieur du « mouvement personnaliste ». Je voudrais seulement rappeler que telles étaient alors nos motivations, qu’ainsi nous avons vécu notre époque, dans ◀les▶ années 1930.
Il me semble que nous étions ◀d’▶à peu près cinquante ans en avance sur ◀l’▶évolution ◀de▶ notre siècle et ◀les▶ vrais contemporains ◀de▶ ce que ce siècle découvre aujourd’hui.
Ce que j’affirme ici, c’est que nous n’avons pas fini ◀de▶ nous battre pour une société des personnes libres et responsables. Nous avons à peine commencé.