(1985) Tapuscrits divers (1980-1985) « Membre d’honneur de la Fondation européenne de la culture (6 juin 1985) » pp. 1-5

Membre d’honneur de la Fondation européenne de la culture (6 juin 1985)t

Madame,

C’est une expérience redoutable à laquelle je nous vois exposés, Henri Brugmans et moi, par les paroles si justes et généreuses que vous venez de prononcer : vous avez évoqué les débuts de la campagne entreprise par une partie de notre génération exigeant de « faire l’Europe » comme nous le disions alors pour aller vite — mais il y aura bientôt quarante ans de cela, ce n’est pas rien, c’est la moitié de notre vie pour l’un et l’autre, et cette moitié, précisément, dont nous sommes le plus responsables… Qu’avons-nous réussi, de nos projets d’alors ?

Cruelle question, si nous pensons à l’état présent de l’Europe ! Pourtant, ne pleurons pas : rien n’est encore joué ! Essayons plutôt d’évoquer en quelques touches l’état d’esprit qui était alors le nôtre, ce mélange d’enthousiasme et de naïveté, ont dit certains ? Non, ce fut en réalité un mélange beaucoup plus complexe de lucidité quant aux dangers présents et aux finalités qui commandaient de les surmonter, mais aussi de manque d’expérience quant aux moyens requis face aux « vested interests » et plus encore aux inerties de l’Histoire.

L’Europe, certes, n’est pas encore « faite », c’est-à-dire fédérée comme nous le voulions, mais quelques-uns des moyens de la faire ont été mis en place par nous : parmi eux, le Centre européen de la culture et la Fondation européenne de la culture.

On s’étonnera peut-être que j’en parle avant de mentionner même le Conseil de l’Europe, puis, plus tard, les communautés économiques de Bruxelles.

Mais les communautés économiques ont eu pour fondateur Jean Monnet, lequel est très souvent cité pour avoir dit, dans les dernières années de sa vie : « Si c’était à recommencer (c’est-à-dire “faire l’Europe” !), je commencerais par la culture ! » Je parle ici au nom de ceux qui ont commencé par la culture, — et qui entendent bien finir par là !

Permettez-moi, Madame, de dire ici, très vite, les étapes de ces « commencements », jusqu’au point où elles rejoignent la naissance de la Fondation que vous présidez.

En 1946, aux États-Unis, où m’avaient expédié mes activités trop ouvertement anti-hitlériennes comme officier suisse, je reçois après six ans d’exil, une invitation à parler sur l’Europe aux premières Rencontres internationales de Genève. J’y vole, bien sûr, et j’y donnerai ma première conférence sur l’Europe le soir même de mes 40 ans. Mon approche est purement philosophique, morale et culturelle, ce soir-là.

Un an plus tard, août 1947, rentrant définitivement des États-Unis, je suis invité par l’Union européenne des fédéralistes que préside Henri Brugmans, et dont mon vieux compagnon de combat personnaliste, Alexandre Marc, est le délégué général, à prononcer le « keynote speech » du premier congrès des fédéralistes, à Montreux.

Et c’est là que je découvre que notre génération dispose de deux atouts majeurs : un enthousiasme capable à lui seul d’amener en un an plus de 100 000 cotisants à la seule UEF (l’une des six associations qui allaient convoquer le congrès de La Haye et fonder le Mouvement européen) — et l’appui de quelques aînés vraiment expérimentés, je veux dire : qui savent mieux que les pseudo-réalistes de la gauche et de la droite des partis, où réside et dans quelles personnes, le vrai pouvoir. Parmi eux, et surtout, le Polonais Joseph Retinger, sans l’aide duquel je n’aurais rien pu faire, ni le Centre européen de la culture, ni la Fondation, née du Centre.

C’est à l’occasion de mon premier engagement en tant que militant fédéraliste, lors de ce congrès de Montreux, que j’ai rencontré Retinger. Je venais de prononcer mon discours sur « l’attitude fédéraliste ». À peine descendu de la tribune, je suis abordé par Retinger, appuyé sur sa canne légendaire, qui me dit : « Vous avez donné la doctrine. Maintenant au travail ! Allons prendre une fine à l’eau au Montreux Palace. »

Dès cet instant, j’ai été engagé au service de l’Europe fédérée, gage de paix pour cette fin du xx e siècle.

De Montreux allait naître le premier Congrès de l’Europe à La Haye, un an plus tard. Retinger, encore, et Duncan Sandys, le gendre de Churchill, vinrent me demander de constituer une commission culturelle du congrès, s’ajoutant aux deux commissions politique et économique. Je leur dis : — Bon, j’accepte, à une seule condition : c’est que vous me donniez la preuve que la culture, pour vous, n’est pas seulement l’ornement rhétorique d’un discours de fin de banquet. Je demande donc que ma commission soit chargée de rédiger le Message final du congrès. Condition aussitôt acceptée ! Trois mois de travail en commission, à Paris, à Londres, à Genève. Le congrès s’ouvre à La Haye le 8 mai 1948. Le 10 mai, la résolution de la commission culturelle est adoptée : elle propose la création d’un Centre européen de la culture.

Deux ans de travail préparatoire, dans toute l’Europe, nous permettront d’inaugurer le Centre à Genève, en octobre 1950.

Au cours des années qui suivent, il va lancer l’idée du CERN, créer l’Association des instituts d’études européennes dans 32 universités, l’Association des festivals de musique, la Communauté européenne des guildes et clubs du livre, la Campagne d’éducation civique européenne, le Dialogue des cultures, une revue, des colloques, et j’en passe. Mais vers la fin de 1952, malgré cet essor inespéré, les difficultés financières deviennent graves. Nous comptons sur une importante subvention promise par un comité américain qui dispose d’un million de dollars pour l’Europe, dont une large partie a été promise au Centre. Au jour annoncé pour la décision, j’attends chez moi. Raymond Silva, mon secrétaire général, entre dans mon bureau et me crie dès l’entrée : « Ils nous refusent tout ! Il paraît que nous nous occupons de trop de choses !… » J’étais en train de fermer mes grands rideaux jaunes. Pris de colère, je les arrache presque, et je dis à Silva : « J’ai compris. On ne nous donnera de l’argent que lorsqu’on pensera que nous sommes en mesure d’en distribuer nous-même… ! » Et Silva de conclure ma phrase : « Et cela signifie : fondation ! »

Telle a été, Madame, l’occasion de la naissance de la Fondation européenne de la culture.

Après cela, les choses vont se précipiter.

L’année 1953 est occupée par des contacts — pour beaucoup organisés par Retinger — avec une quarantaine de personnalités européennes des affaires, de la politique ou de la culture dans sept pays d’Europe, le tout culminant dans la première réunion d’un groupe que nous baptisons « Les Amis du CEC » et qui prendra bientôt le nom de « Club européen ». La réunion se tient les 14 et 15 novembre 1953 au Pavillon Henry IV, à Saint-Germain-en-Laye, dans la salle où naquit Louis XIV. Une vingtaine de personnalités y représentent les milieux internationaux les plus variés, des grandes affaires à la vie politique et même quelques intellectuels !

En 1954, deux autres réunions encore à Saint-Germain-en-Laye, une à Bruxelles, où l’on craint un moment que tout soit compromis, comme il arrive, une autre à Bâle, qui prépare les statuts, et l’on en vient, après deux ans, le 16 décembre 1954, à Genève, au siège du Centre, à la cérémonie de signature des statuts. Il y a là 8 sur 12 des premiers membres du conseil des gouverneurs, par ordre alphabétique : H. Brugmans, président de l’UEF, F. Marinotti, PDG de la Snia-Viscosa, J. Retinger, délégué général du Mouvement européen, D. de Rougemont, directeur du CEC, R. Silva, secrétaire général du CEC, R. Schuman, ancien président du Conseil, Georges Villiers, président du patronat français, Marcel van Zeeland, président de la BRI. Trois excusés : Louis Camu, président de la Banque de Belgique, H. Reusch, président d’une grande compagnie industrielle de la Ruhr, et Paul Rykens, président de Unilever-Hollande.

Le notaire nous demande de signer : « Qui est le président ? » Stupeur : nous avons oublié, tout simplement, d’en nommer un ! J’entraîne Robert Schuman dans une pièce voisine et le supplie de signer comme président. — Oui, me dit-il, à une seule condition : c’est que vous me remplaciez à la première occasion ! Cette occasion sera aménagée, une fois de plus, par Retinger : ce sera S. A. R. le prince Bernhard des Pays-Bas qui acceptera la présidence de la Fondation dès la deuxième séance du conseil des gouverneurs à Genève.

Deux ans plus tard, la FEC transfère son siège à Amsterdam, où nous voici.

Vous l’avez dit très justement, Madame, le Centre a été, dès 1948, « the main focus of my struggle », et les circonstances mêmes de la création de la Fondation en 1954 se rattachent étroitement aux vicissitudes du Centre. Mais, depuis lors, les deux institutions sont toujours restées inséparables dans mon esprit, et ne cesseront pas de l’être tant qu’il me restera assez d’énergie pour poursuivre mon grand dessein final — qui doit marquer ma retraite du CEC l’an prochain : celui d’une Relance de la construction européenne sur la base de la culture, c’est-à-dire sur la base des valeurs et des finalités communes des Européens.

Il s’agirait de rechercher et de formuler, dans les domaines clés de la vie moderne, les sciences, la technologie, l’économie qui en dépend, la politique et l’éducation (médias compris), quelles sont les vraies fins à poursuivre et quels critères éthiques doivent être respectés si l’on veut aller vraiment vers ces fins, comme la paix, la liberté, le mieux-être des peuples, et non pas vers leurs contraires souvent secrètement préférés, parce qu’ils « rapportent » davantage dans l’immédiat — comme la guerre, la puissance ou le pillage des ressources naturelles.

Cela supposerait une analyse nouvelle des buts réels de notre société, analyse qui devrait être conduite par les meilleures têtes dans chaque domaine, et qui pourrait aboutir à la création de conseils d’évaluation, multidisciplinaires, dotés des moyens requis pour prévenir les catastrophes majeures menaçant aujourd’hui l’humanité et même toute vie sur la Terre.

Tel serait le Programme culturel que l’Europe pourrait instituer en modèle pour le reste du Monde. Pour l’établir, il faudrait provoquer le concours enthousiaste et raisonné des grandes institutions de Strasbourg et de Bruxelles, des fondations, des instituts et des associations spécialisées dans tel domaine de la culture en vue de l’union européenne — on en compte près de 70 — qui, chose étrange, n’ont jamais été réunies jusqu’ici, alors qu’ensemble elles peuvent créer demain une force incalculable pour fédérer l’Europe.

Vous le voyez, Madame, la Fondation qui m’honore aujourd’hui en guise d’adieu et le Centre dont il faudra bien que je prenne congé l’an prochain ont encore de grandes tâches à entreprendre, et s’ils le font ensemble, je serai le plus heureux des militants de cette fédération européenne, « suprême chance de la paix et gage d’un grand avenir pour cette génération et celles qui la suivront » — ainsi que la qualifiait la phrase finale du Message aux Européens que je lus en clôture du congrès de La Haye.