Fédéralismef
1. Définitions
22 avril 1966
Pour mériter le▶ qualificatif ◀de▶ fédéraliste, un régime politique doit respecter, prévoir, et articuler ces trois éléments au moins : ◀l’▶unité ◀de▶ fond, ◀les▶ diversités des communautés, ◀le▶ pacte. Avec ◀les▶ trois termes ◀d’▶unité, diversité et pacte, nous avons ◀les▶ trois éléments ◀de▶ base qui sont indispensables à tout système fédéraliste pour qu’il puisse prendre naissance, mais qui sont aussi indispensables pour que ◀le▶ système apparaisse nécessaire. ◀Les▶ deux premiers éléments, unité et diversité, sont logiquement antinomiques, mais cependant, il n’y a fédération possible que s’ils sont là tous ◀les▶ deux, en tension, que si l’un des deux ne parvient pas à éliminer complètement l’autre, est donc obligé ◀de▶ composer avec lui. Pour que cette tension, cette composition, n’aboutisse pas à ce qu’on pourrait appeler un court-circuit, mais pour qu’elle dure et qu’elle donne une résultante positive, il faut un pacte, qui n’est pas une synthèse (au sens hégélien) ◀de▶ ◀l’▶unité et ◀de▶ ◀la▶ diversité.
19 novembre 1976
Pour résoudre ◀l’▶antinomie logique entre unité et diversité, unité forte et pacifiée d’une part, diversité autonome et concrète d’autre part, il faut un commun accord, au sens littéral, engageant des volontés. Ainsi, ◀le▶ pacte fédéral définit et garantit ◀la▶ solidarité des contractants, et en même temps il protège leur liberté, leur autonomie. ◀Le▶ pacte est dit fédéral quand il est un pacte juré (du mot latin fœdus qui veut dire ◀le▶ serment). Donc, ◀le▶ pacte fédéral, c’est ◀le▶ serment sacré.
◀Le▶ fédéralisme, au sens où j’emploierai ◀le▶ mot, à la fois large et très précis, a précédé comme pratique, ◀de▶ beaucoup, sa définition et sa prise de conscience, sa théorie en tout cas. ◀La▶ chose, ◀le▶ fédéralisme, a existé, a fonctionné plus ou moins bien, plutôt mal que bien en général, pendant environ vingt-cinq siècles, avant que ◀le▶ mot ait été conçu et prononcé au xviiie siècle seulement, notamment dans ◀les▶ œuvres ◀de▶ Rousseau et un peu avant dans Montesquieu. ◀Le▶ mot est donc moderne, il n’a existé ni dans ◀les▶ Ligues grecques ni dans ◀les▶ Ligues suisses pendant cinq siècles.
11 novembre 1966
J’appelle problème fédéraliste une situation dans laquelle s’affrontent deux réalités humaines antinomiques, mais également valables et vitales, ◀de▶ telle sorte que ◀la▶ solution du problème ne puisse pas être trouvée dans ◀la▶ suppression ◀d’▶un des deux termes, ni dans ◀la▶ neutralisation ◀d’▶un des deux pôles, mais seulement dans une création qui englobe, à un niveau supérieur, ◀les▶ exigences ◀de▶ l’un et ◀de▶ l’autre, en leur rendant justice au maximum.
J’appelle ensuite solution fédéraliste toute solution qui cherche à respecter ◀les▶ deux termes antinomiques, dans leur intégrité si possible, tout en assurant leur rapport, ◀de▶ telle manière que ◀la▶ résultante ◀de▶ leur tension soit positive.
◀L’▶ensemble des problèmes et des solutions ainsi défini, étant donc ◀de▶ ce type bipolaire, constitue ce que j’appellerai maintenant ◀la▶ politique fédéraliste, au sens ◀le▶ plus large.
18 février 1966
Il y a, dit-on en termes philosophiques, une homologie essentielle entre ◀la▶ philosophie personnaliste et ◀la▶ politique fédéraliste. Dans ◀les▶ deux cas, ◀le▶ problème est toujours ◀de▶ définir ce qui distingue et unit à la fois, qu’il s’agisse, comme au concile ◀de▶ Nicée, des deux natures du Christ, dans ◀l’▶anthropologie, ◀de▶ ◀l’▶âme et du corps ◀de▶ ◀l’▶homme, ou bien, en politique, ◀de▶ ◀l’▶autonomie ◀d’▶un groupe et ◀de▶ ◀l’▶union nécessaire pour sauver cette autonomie, ◀de▶ ◀la▶ liberté et ◀de▶ ◀la▶ participation, l’une étant formellement contradictoire avec l’autre, mais pratiquement ◀la▶ condition ◀de▶ l’autre.
28 octobre 1966
Aux yeux de la plupart des auteurs contemporains, soit qu’ils ◀le▶ décrivent en purs savants, soit qu’ils s’en déclarent ◀les▶ adeptes et ◀les▶ militants, ◀le▶ fédéralisme est une attitude ◀de▶ pensée et une méthode ◀de▶ conduite plus qu’une doctrine politique ou notion juridique, une expérience multiforme et non pas une construction dogmatique aux lignes simples et aux structures géométriques. Tenter ◀de▶ ◀le▶ définir ◀d’▶entrée ◀de▶ jeu et une fois pour toutes serait donc s’exposer à trahir méthodiquement sa nature même.
Voilà sans doute pourquoi ce sont des adversaires qui éprouvent ◀le▶ moins ◀de▶ scrupules à en donner des caractéristiques brèves et simples. Et pourquoi ◀les▶ dictionnaires échouent à ◀la▶ définition en tant que méthode et pas seulement système politique.
28 octobre 1966
Cette espèce ◀de▶ répugnance à se laisser définir que montre ◀le▶ fédéralisme est très normale, puisqu’il n’est justement pas un système simple, décrété par un dictateur, ou par un parti, ou par ◀la▶ raison abstraite, et imposé comme un carcan aux réalités humaines qui sont toujours récalcitrantes, insuffisantes et illogiques (qui ne se laissent pas faire à coups ◀de▶ définitions). ◀Le▶ fédéralisme, bien au contraire, est une manière ◀d’▶arranger ◀les▶ relations entre ◀les▶ groupes, ◀les▶ cités, ◀les▶ régions et ◀les▶ nations, sans faire violence à leurs complexités vivantes et à leurs singularités. Il ne peut donc y avoir une définition du fédéralisme qui serait ◀la▶ seule vraie. Il y a d’une part, des expériences déjà réalisées dans certaines conditions historiques, et que ◀l’▶on peut décrire ; et il y a d’autre part, des formules nouvelles qu’on peut imaginer pour faire face à des problèmes nouveaux.
2. Expériences historiques et significations
19 novembre 1976
Trois motifs me paraissent fondamentaux pour amener des cités, des petits États ou des communautés quelconques à se grouper selon une formule fédérative. C’est d’abord ◀le▶ besoin ◀de▶ sécurité, que ◀l’▶on retrouvera toujours dans tous ◀les▶ exemples réussis ou non, besoin qui ne peut être assuré que collectivement, parce que chacun est trop faible pour se défendre seul. Deuxième motif : ◀le▶ besoin ◀d’▶assurer ◀l’▶autonomie ; ◀le▶ seul moyen ◀d’▶éviter ◀l’▶annexion par son voisin et ◀de▶ continuer à vivre à sa manière, c’est ◀de▶ mettre en commun certaines fonctions vitales, non seulement ◀la▶ défense contre ◀l’▶étranger, mais ◀la▶ défense de chaque cité autonome contre un parti qui voudrait s’en emparer ou contre un homme qui voudrait ◀la▶ régir comme un tyran. ◀La▶ fédération a cette utilité première ◀d’▶assurer ◀la▶ sécurité ◀de▶ ses membres, et cette utilité seconde ◀d’▶assurer ◀la▶ forme ◀de▶ gouvernement libre, ◀l’▶autonomie ◀de▶ chaque cité, contre tout essai ◀de▶ prise ◀de▶ pouvoir par un dictateur, chose qui serait impossible dans ◀l’▶Europe du xxe siècle, qui a pu arriver quelquefois en Grèce, mais surtout reste un besoin très profond ◀de▶ ◀la▶ vie politique et civique des Occidentaux. Le troisième motif, qu’on trouve aujourd’hui jusque dans ◀le▶ Marché commun, mais malheureusement, je dirais, c’est ◀le▶ seul motif ancien qu’on retrouve dans ◀le▶ Marché commun : ◀la▶ prospérité matérielle. Car ◀le▶ Marché commun a laissé ◀de▶ côté ◀les▶ deux autres motifs, sécurité et autonomie. Il est important ◀de▶ voir qu’aucun ◀de▶ ces motifs ne peut vraiment exister si ◀les▶ deux autres n’y sont pas, simultanément. Chacun peut faire cette analyse : s’il y a sécurité, mais pas autonomie ou prospérité matérielle, ça ne marche pas… et ainsi ◀de▶ suite avec chacune ◀de▶ ces trois composantes : si elles ne sont pas là simultanément, ◀l’▶ensemble ne fonctionne pas.
17 juin 1966
Il a fallu passer tout un cycle ◀d’▶épreuves où s’est manifestée ◀la▶ dialectique individu-collectivité, puis personne-communauté, et puis ensuite État-nation, choc des nations, ◀les▶ nations voulant chacune prendre sur elle ◀les▶ caractères absolus ◀de▶ ◀l’▶empire, alors qu’elles étaient plusieurs et qu’un empire, pour être valable, doit être unique, ◀les▶ nations voulant aussi avoir ◀les▶ caractères ◀d’▶une Église, c’est-à-dire être sacrées et avoir ◀le▶ droit ◀de▶ condamner ◀les▶ hérétiques. Il a fallu traverser toute cette longue et sanglante histoire qu’est ◀l’▶histoire des Européens jusqu’au xxe siècle pour qu’on arrive à ◀la▶ possibilité du fédéralisme au sens absolument moderne du terme.
◀Le▶ fédéralisme ne pouvait naître réellement, malgré ce qu’on croit, qu’au xxe siècle, parce qu’il fallait que toute cette dialectique se développe. En outre, il peut naître au xxe siècle parce que nous disposons, aujourd’hui, des moyens techniques qui nous permettent ◀d’▶envisager des solutions fédéralistes dans toutes sortes ◀de▶ domaines, pas seulement celui des relations entre États, mais celui des relations entre n’importe quelles communautés humaines, ou même entités économiques.
20 mai 1966
Si nous considérons, dans leur ensemble, deux exemples ◀d’▶évolution ◀de▶ type fédératif, celui des Ligues suisses des environs ◀de▶ 1300 jusqu’à 1798, et celui des Provinces-Unies ◀de▶ ◀la▶ fin du xvie siècle jusqu’à 1795, nous voyons dans ◀les▶ deux cas réunies ◀les▶ principales conditions nécessaires à ◀la▶ formation ◀d’▶un régime ◀de▶ type fédéral : ◀la▶ volonté ◀d’▶union, des diversités réelles à sauvegarder, et un pacte juré librement.
Mais ces trois éléments sont très inégalement représentés dans ces deux expériences, ils sont mal équilibrés. À tel point qu’il est difficile ◀de▶ parler vraiment ◀de▶ fédération dans ◀le▶ cas des Ligues suisses, comme dans ◀le▶ cas des Provinces-Unies. Il s’agit plutôt ◀d’▶efforts vers une fédération, ◀d’▶une évolution tendant à une forme fédérative. Ce qui a ◀le▶ plus manqué aux Provinces-Unies de Hollande pour réaliser une vraie fédération, c’était une véritable diversité. Et ce qui a ◀le▶ plus manqué aux Ligues suisses, c’était un pouvoir central organisé, qui aurait été ◀la▶ traduction institutionnelle du pacte juré.
Je proposerais, ◀de▶ ces trois éléments et ◀de▶ leur dialectique, une sorte ◀de▶ représentation graphique, en prenant comme ligne horizontale ◀la▶ base ◀d’▶unité et comme verticale, ◀les▶ diversités, et nous aurions à peu près ceci : dans ◀le▶ cas des Provinces-Unies de Hollande, une base ◀d’▶unité extrêmement large et un très petit axe ◀de▶ diversité ; dans ce cas, ◀les▶ diversités sont très solidement reliées à ◀la▶ base unitaire. Cas ◀de▶ ◀la▶ Suisse : une base ◀d’▶unité assez faible et un axe ◀de▶ diversité très haut ; ◀le▶ pacte ou des réseaux ◀de▶ pactes inégaux tenaient ensemble ◀les▶ différentes pièces ◀de▶ ce mât, mais ◀le▶ mât lui-même n’était pas arrimé, il n’y avait pas ◀de▶ cordages représentant ◀les▶ liens institutionnels ◀de▶ ◀l’▶État (c’est ainsi que cela a été renversé assez facilement par ◀le▶ choc des armées françaises ◀de▶ ◀la▶ Révolution).
On pourrait dire, pour continuer ce même schéma, que ◀la▶ forme idéale ◀d’▶une fédération serait un triangle équilatéral, base ◀d’▶unité, axe ◀de▶ diversité solidement tenu par des institutions.
6 février 1969
◀La▶ fédération est le dernier régime apparu dans ◀l’▶histoire des régimes en Europe. Elle ne pouvait apparaître qu’après que ◀les▶ nations se soient constituées, que ◀l’▶État se soit constitué et qu’il ait déployé tous ses effets, conduisant à ◀la▶ crise actuelle, qui est, en somme, un appel à ◀la▶ fédération. Mais, cette fédération, comment ◀la▶ réaliser si ◀l’▶idée même en est confuse ? Si ◀la▶ doctrine reste ambiguë au point que pour certains, fédération = séparatisme, et que pour d’autres, fédération = unitarisme ?
17 juin 1966
Il y a eu, pour ◀la▶ Révolution française, deux étapes différentes, deux sens différents du fédéralisme. La première étape va ◀de▶ 1789 à 1792. Durant celle-ci, ◀le▶ mot ◀de▶ fédération, ◀de▶ mouvement fédératif, est employé pour désigner ◀le▶ grand mouvement unitaire qui se fait sentir à travers toute ◀la▶ France, au moment où ◀l’▶Assemblée constituante vient de détruire ◀les▶ vieilles institutions provinciales ◀de▶ ◀l’▶Ancien Régime, mais ne ◀les▶ a pas encore remplacées par ◀de▶ nouvelles. Donc, à ce moment-là, ◀les▶ provinces auraient peut-être pu résister, se séparer, mais ne ◀l’▶ont pas fait ; et ce qu’on a appelé « fédération », c’était ◀le▶ rassemblement nouveau ◀de▶ toutes ◀les▶ parties ◀de▶ ◀la▶ France. ◀D’▶où ◀les▶ grandes fêtes qui se sont appelées « Fêtes ◀de▶ ◀la▶ Fédération ». C’était donc ◀le▶ sens unitaire, qu’il y a toujours dans ◀le▶ mot ◀de▶ fédéralisme. ◀La▶ célèbre Fête ◀de▶ ◀la▶ Fédération au Champ-de-Mars, près de ◀l’▶actuelle tour Eiffel, ◀le▶ 14 juillet 1790, qui réunit ◀les▶ délégués des gardes nationales ◀de▶ toutes ◀les▶ provinces françaises, est une fête exactement ◀de▶ ◀l’▶unité, plus même que ◀de▶ ◀l’▶union. C’est ◀la▶ fête du mouvement unitaire français. À ce moment-là, « fédéralisme » est pris dans un sens favorable, mais erroné.
Et puis, cela change deux ans plus tard, en 1792, au moment où des conflits se multiplient entre ◀la▶ commune ◀de▶ Paris (où règne ◀le▶ Club des jacobins) et ◀les▶ provinces. ◀La▶ résistance des provinces à ◀la▶ commune ◀de▶ Paris, aux extrémistes jacobins, prend ◀le▶ nom ◀de▶ « fédéralisme ». C’est-à-dire que ce sont ◀les▶ jacobins qui accusent ◀les▶ girondins, défenseurs des libertés provinciales, ◀d’▶être des fédéralistes dans ◀le▶ sens séparatiste ; donc, il y a eu un changement ◀de▶ signe. Et cela devient une accusation insultante.
Voilà donc ◀les▶ deux sens du mot « fédéralisme », cette ambiguïté que nous retrouvons toujours avec ◀le▶ fédéralisme, ◀les▶ uns ◀le▶ voyant comme quelque chose qui veut uniquement unir des éléments divers, et ◀les▶ autres comme quelque chose qui veut sauver ◀les▶ autonomies locales, provinciales, ou des États.
27 octobre 1966
Toute ◀l’▶heureuse et créatrice première période ◀de▶ ◀la▶ Révolution est dominée par ◀l’▶éloge ◀de▶ ◀l’▶union fédérale, ◀les▶ projets ◀d’▶organisation fédérative ◀de▶ ◀la▶ France et même du genre humain, et ◀les▶ Fêtes ◀de▶ ◀la▶ Fédération. Mais dans la deuxième partie, ce sont ◀les▶ jacobins unitaires qui triomphent. ◀Les▶ girondins sont décapités à cause de leur fédéralisme, et dès lors, ◀le▶ terme sera affecté, en France, ◀d’▶un arrière-goût ◀de▶ trahison nationale.
20 janvier 1967
En Suisse, ◀le▶ mot « fédéralisme » a pris ◀le▶ sens presque exclusif ◀d’▶autonomie locale, alors qu’en France — ou plus généralement en Europe — si on parle ◀de▶ fédération, on voit tout de suite un mouvement ◀de▶ convergence, bien entendu sur le plan européen, mais pas à l’intérieur de ◀la▶ France, où on verrait plutôt un mouvement ◀de▶ dissociation, ◀de▶ décentralisation.
3. Fédéralisme et diversités
20 octobre 1965
Je ne saurais trop insister sur cette observation que c’est ◀la▶ volonté ◀d’▶unifier par ◀la▶ force qui crée ◀les▶ divisions et ◀les▶ passions séparatistes, bien loin de créer des fédérations ou ◀d’▶être un élément fédérateur. Non seulement ◀l’▶État hégémonique échoue dans sa volonté ◀d’▶unifier, mais encore il s’oppose toujours et nécessairement à toute volonté ◀d’▶unir. Je distingue bien unifier et unir, unifier étant ◀l’▶acte impérialiste, unir étant ◀l’▶acte fédéraliste.
22 avril 1966
◀L’▶unité, c’est ◀l’▶objet ◀de▶ ◀la▶ vision, ◀de▶ ◀l’▶idéal, et c’est ◀le▶ fondement du sens commun ; ◀la▶ diversité, c’est ◀l’▶objet ◀de▶ ◀la▶ prise directe, du réalisme, et c’est ◀le▶ fondement ◀de▶ ◀la▶ passion, ◀de▶ ◀l’▶amour créateur, irrationnel.
Mais ◀l’▶unité n’est pas vraiment réelle, et ◀la▶ diversité n’est pas saine, si on ◀les▶ dissocie entièrement, ou bien si une des deux absorbe l’autre complètement.
11 février 1977
Il y a complémentarité parfaite des notions ◀de▶ fédéralisme et ◀de▶ tolérance. ◀Le▶ principe ◀de▶ tolérance s’est trouvé ouvrir ◀la▶ voie aux premiers théoriciens du fédéralisme, c’est-à-dire précisément ◀de▶ ◀l’▶union dans ◀la▶ diversité, je dirais presque ◀de▶ ◀l’▶union pour ◀la▶ diversité. On dit trop facilement ◀l’▶union dans ◀la▶ diversité ; c’est devenu une formule qu’on emploie sans bien se rendre compte ◀de▶ ce qu’elle entraîne, et il me semble que si on dit ◀l’▶union pour ◀la▶ diversité, on cerne ◀la▶ question ◀de▶ beaucoup plus près.
17 février 1964
◀La▶ fédération est faite ◀de▶ tensions, entre des diversités qui sont supposées maintenues, protégées. C’est aussi ◀l’▶ambition, sur le plan religieux, ◀de▶ ◀l’▶œcuménisme moderne : non pas fusionner toutes ◀les▶ diversités, mais réussir à ◀les▶ unir tout en ◀les▶ conservant dans leurs diversités originelles.
28 janvier 1977
◀Le▶ problème ◀de▶ toute fédération est ◀le▶ suivant : comment sauvegarder ◀les▶ autonomies locales, ◀les▶ diversités réelles, qu’elles soient ◀de▶ régimes, ◀de▶ langues, ◀d’▶ethnies, ◀de▶ coutumes ou ◀de▶ conditions économiques et comment, pour sauver ces autonomies, est-il nécessaire ◀de▶ s’unir et ◀d’▶arriver à une unité supérieure qui puisse intervenir dans ◀le▶ cas où une ◀de▶ ces autonomies est menacée ?
4. ◀Les▶ finalités : puissance ou liberté ?
11 février 1977
◀Le▶ but ◀de▶ ◀la▶ fédération n’est pas ◀la▶ puissance, mais ◀l’▶autonomie des groupes fédérés, c’est-à-dire ◀la▶ possibilité pour eux ◀de▶ s’autogouverner, ◀de▶ s’autogérer, et pour y parvenir (et c’est bien ◀le▶ moyen ◀d’▶un but, simplement), ils forment tous ensemble une ligue, une fédération, une confédération, qui aura juste ◀la▶ puissance nécessaire pour ◀les▶ protéger tous et chacun. Donc, ◀le▶ but n’est pas ◀la▶ puissance, ◀la▶ puissance est simplement ◀le▶ moyen ◀de▶ garantir ◀l’▶autonomie ◀de▶ chacun des composants ◀de▶ ◀la▶ fédération. ◀Le▶ principe qui forme cette fédération, c’est ◀le▶ serment ◀de▶ confiance réciproque, qui est seul capable ◀d’▶assurer ◀les▶ libertés qu’on appelle aussi ◀les▶ privilèges qu’il faut maintenir, ◀les▶ privilèges et ◀les▶ libertés des composants qui sont fédérés.
24 avril 1970
◀D’▶une façon plus précise, en Europe, il nous faut décider si notre union aura pour but ◀la▶ puissance collective ou ◀la▶ liberté des personnes.
Si nous attribuons pour finalité à ◀la▶ Cité européenne ◀de▶ demain ◀la▶ puissance, c’est-à-dire ◀la▶ puissance industrielle et militaire massive ◀d’▶une sorte ◀de▶ troisième Grand préoccupé principalement ◀de▶ tenir tête aux deux autres, alors il faut créer un super-État-nation continental, uniformisé, centralisé et agressif, comme ◀la▶ France de Napoléon, et faire ◀de▶ nos États autant ◀de▶ départements. Il faut tout unifier par des lois inflexibles, sans égard aux diversités ethniques et régionales, et soumettre ◀la▶ production industrielle au seul impératif ◀de▶ ◀l’▶élévation perpétuelle du PNB — cette tour ◀de▶ Babel du xxe siècle !
Au contraire, si nous donnons pour finalité à ◀la▶ Cité européenne ◀la▶ liberté, c’est-à-dire ◀les▶ plus grandes possibilités ◀d’▶épanouissement des personnes, ◀de▶ participation des citoyens et ◀d’▶autonomie des communautés (◀la▶ production industrielle n’étant qu’un des moyens ◀de▶ ces libertés), alors il faut reconnaître que ◀l’▶État-nation n’est pas seulement un modèle périmé, mais qu’il est en fait, aujourd’hui, radicalement incompatible avec ◀les▶ fins ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀de▶ ◀la▶ liberté. Il faut adopter sans délai ◀les▶ méthodes ◀les▶ plus propres à réduire ◀l’▶obstruction des stato-nationalismes, et se consacrer sérieusement à ◀la▶ tâche ◀de▶ construire des modèles neufs, pour une cité rendue à ◀l’▶usage ◀de▶ ◀l’▶homme. Il faut mettre en commun, à ◀l’▶échelle fédérale continentale, tout ce qui est nécessaire pour garantir ◀les▶ autonomies ◀de▶ tous ordres, régionales, communales et personnelles, mais rien de plus.
4 février 1977
Une fédération n’est pas née pour une puissance collective, mais pour des libertés locales, elle n’est pas faite pour ◀la▶ puissance, mais pour ◀la▶ liberté. Est-elle un pouvoir ? Oui : mais à ◀la▶ limite, ◀l’▶État-nation est ◀le▶ pouvoir sur autrui ; dans ◀le▶ fédéralisme, il s’agit ◀de▶ pouvoir sur soi-même, ◀d’▶où liberté. Dans ◀la▶ mesure où ◀le▶ fédéralisme est authentique, c’est-à-dire liant par pacte des communes diverses, ◀la▶ fédération est condamnée à ◀la▶ neutralité, donc à ◀la▶ paix ou à ◀l’▶éclatement. ◀L’▶État-nation, au contraire, du fait ◀de▶ ◀la▶ loi formulée par Hegel « ◀L’▶État-nation cherche au-dehors par ◀la▶ guerre ◀la▶ tranquillité (stabilité) qui lui manque au-dedans », est condamné à ◀la▶ guerre ou à ◀l’▶éclatement.
5. Moyens et stratégies ◀d’▶une fédération
3 février 1972
◀Le▶ lieu où ◀la▶ personne se forme en s’actualisant est ◀le▶ groupe ◀le▶ plus proche réunissant librement ◀les▶ individus : ◀la▶ commune, ◀l’▶entreprise (pas ◀la▶ famille, car celle-ci s’identifie au clan, et ◀l’▶individu occidental est apparu au moment où il s’arrachait au clan). Mais beaucoup ◀d’▶entreprises, ◀de▶ projets, ◀de▶ tâches, dépassent par leurs dimensions ◀la▶ commune et ◀la▶ petite entreprise. Alors, il faut passer aux régions (définies par leurs fonctions) puis aux associations ◀de▶ régions vers des fédérations continentales ouvertes sur ◀le▶ monde.
Cette construction ◀de▶ bas en haut est proudhonienne certes, mais pas en vue de détruire ◀l’▶État. Seulement ◀de▶ ◀le▶ répartir.
20 janvier 1967
◀La▶ dimension ◀d’▶une tâche indique à quel niveau ◀de▶ compétence cette tâche doit être attribuée : soit à ◀la▶ petite unité ◀de▶ base, soit au groupement ◀d’▶unités, soit encore à des groupements ◀de▶ groupes ◀d’▶unités, à ◀l’▶échelle ◀de▶ ◀l’▶État national ◀d’▶aujourd’hui, puis, en continuant à monter, à des organismes fédéraux, c’est-à-dire des organismes supranationaux à ◀l’▶échelle européenne, puis mondiale.
13 mai 1977
◀Le▶ véritable sens du fédéralisme, c’est ◀le▶ régime politique où ◀les▶ provinces, ◀les▶ régions, ◀les▶ cantons, ◀les▶ communes autonomes forment entre elles librement un pouvoir commun, doté ◀de▶ certaines compétences parfaitement délimitées, qui correspondent à ◀la▶ plus grande dimension. En dehors de ses compétences, ◀l’▶État fédéral n’a rien à voir dans ◀les▶ affaires des régions ou des communes autonomes ; il est au contraire là pour assurer cette autonomie, pour créer une force ◀d’▶ensemble, juste suffisante à assurer ces autonomies.
10 juin 1977
Une fédération, c’est un régime qui cherche à assurer, à la fois, ces deux maxima contradictoires que sont ◀l’▶autonomie des parties et ◀l’▶unité ◀de▶ ◀l’▶ensemble. Voilà ce qui est fondamental pour toute fédération digne du nom ; et son but n’est pas ◀de▶ créer une nouvelle puissance qui, finalement, s’exercerait aux dépens de ses constituants en ◀les▶ uniformisant, c’est au contraire ◀d’▶assurer ◀l’▶autonomie ◀de▶ chacune des parties qui entrent en fédération, en ne donnant pour ce faire au pouvoir fédéral que ce qui est nécessaire et indispensable pour assurer ◀la▶ sécurité ◀de▶ chacun.
17 juin 1966
Nous disposons aujourd’hui ◀de▶ moyens assez subtils, assez complexes, pour résoudre des problèmes à multiples variables comme en posent ◀les▶ relations fédérales, ce qu’on ne pouvait pas concevoir du tout au xixe siècle, ni même au début du siècle.
Lénine avait coutume ◀de▶ dire : « ◀le▶ communisme, ce sont ◀les▶ soviets plus ◀l’▶électricité », moi je dirais volontiers : « ◀le▶ fédéralisme, ce sont ◀les▶ pouvoirs locaux plus ◀les▶ machines électroniques ». Et voilà pourquoi, à mon sens, ◀le▶ fédéralisme ne fait que commencer, sous nos yeux, et a finalement beaucoup moins ◀de▶ passé que ◀d’▶avenir.
29 octobre 1965
Qu’est-ce que nous voyons dans ce monde moderne ? Qu’il est toujours plus complexe, mais qu’il devient tellement complexe que c’est précisément ◀le▶ centralisme simplificateur qui perd ses prises sur ◀la▶ complexité ◀de▶ ◀la▶ vie moderne ! Tandis que ◀le▶ fédéralisme, avec son respect des diversités, je dirai plus, son goût des diversités et des complexités, se trouve être beaucoup mieux adapté ou adaptable aux conditions nouvelles ◀de▶ ◀la▶ société ; tandis que, d’autre part, ◀les▶ techniques modernes, techniques ◀d’▶information, ◀de▶ transport accéléré, ou ◀de▶ calcul électronique, qui permettent ◀de▶ tenir compte ◀d’▶une foule ◀de▶ variables en même temps, c’est-à-dire ◀de▶ maîtriser des situations ◀d’▶une folle complexité, qui auraient été simplement impensables il y a seulement trente ou cinquante ans et encore plus au xixe siècle, toutes ces conquêtes techniques vont dans ◀le▶ sens ◀d’▶un fédéralisme moderne, c’est-à-dire ◀d’▶un régime politique qui, loin de vouloir effacer toutes ces complexités, voudrait au contraire leur rendre justice, compter avec elles, informer ◀les▶ ordinateurs électroniques ◀de▶ toutes ces conditions locales, infiniment enchevêtrées, dont il faut tenir compte et dont, enfin, on arrive à pouvoir tenir compte grâce à ◀la▶ technique moderne.
19 novembre 1976
Si on ne réussit pas dans ◀la▶ voie ◀de▶ ◀la▶ fédération, on retombe facilement dans ◀le▶ système ◀de▶ ◀l’▶hégémonie, ◀de▶ ◀l’▶impérialisme. C’est à mon sens ◀l’▶opposition ◀de▶ base fondamentale, qui permet ◀d’▶expliquer ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶Occident. Mais si ◀l’▶on réussit ◀la▶ fédération, alors se pose ◀le▶ problème : on ne peut pas ◀la▶ garder fermée. Il est très difficile ◀de▶ ◀l’▶arrêter à un certain moment, sinon on devient une espèce ◀d’▶hégémonie (aujourd’hui, on dirait État-nation) par rapport aux autres.
24 avril 1970
On me dira peut-être que je radicalise indûment ◀l’▶antithèse État-nation / fédération, ramenée au dilemme puissance ou liberté comme finalités ◀de▶ ◀l’▶union. Mais je ne crois pas qu’il y ait un tiers parti tenable. Je ne crois pas à cette « imposante Confédération » qu’évoquait ◀le▶ général de Gaulle, et qui serait formée ◀d’▶États-nations conservant jalousement leurs prétentions à ◀la▶ souveraineté absolue. Je ne crois pas à cette amicale des misanthropes. Je crois à ◀la▶ nécessité ◀de▶ défaire nos États-nations. Ou plutôt, ◀de▶ ◀les▶ dépasser, ◀de▶ démystifier leur sacré, ◀de▶ percer leurs frontières comme des écumoires.