Occidentj
1. Quelques caractéristiques du génie occidental
24 avril 1970
Dès l’▶aube ◀de▶ ◀la▶ philosophie occidentale, dans l’une ◀de▶ ces cités ◀d’▶Ionie où prit naissance ◀la▶ dialectique ◀de▶ notre histoire, Héraclite écrivait cette phrase décisive, qu’il faut tenir pour ◀la▶ formule même ◀de▶ ◀l’▶unité européenne : « Ce qui s’oppose coopère, et ◀de▶ ◀la▶ lutte des contraires procède ◀la▶ plus belle harmonie. »
◀De▶ ce temps jusqu’au nôtre, tout concourt à nourrir ce paradoxe qui paraît bien être ◀la▶ loi constitutive ◀de▶ notre histoire et ◀le▶ ressort ◀de▶ notre pensée : ◀l’▶antinomie ◀de▶ l’Un et du Divers, ◀l’▶unité dans ◀la▶ diversité, et ◀la▶ coexistence féconde des contraires.
18 février 1966
◀L’▶Occident, dans ◀les▶ meilleurs moments ◀de▶ sa tradition intellectuelle, ne cesse ◀d’▶en appeler à ce qu’on a appelé ◀les▶ « droits imprescriptibles ◀de▶ ◀la▶ personne humaine » ; c’est une phrase qui revient dans tous ◀les▶ grands discours et dans toutes ◀les▶ déclarations philosophiques ou politiques ◀de▶ base. Comme si, en tout cas en théorie, idéalement, ◀la▶ personne était ◀l’▶absolu, ◀la▶ société n’étant que son instrument, ◀la▶ société étant là pour ◀le▶ service des personnes, ◀le▶ moyen ◀de▶ ◀la▶ réalisation des personnes. ◀La▶ personne est donc ◀le▶ but ◀de▶ ◀la▶ société, pour cette tradition constante européenne qui vient de ◀la▶ théologie et qui aboutit à des réalités civiques et politiques.
Or, tous ces caractères ◀de▶ ◀la▶ personne, ce caractère paradoxal, vous ◀le▶ retrouvez terme à terme dans ◀les▶ définitions du système fédéraliste. En effet, ◀le▶ fédéralisme se définit comme un paradoxe continuel. Il est à la fois ◀l’▶autonomie des communautés et leur union ; il suppose quelque chose qui distingue ces communautés, et quelque chose qui ◀les▶ relie ; quelque chose qui assure ◀les▶ libertés locales, et en même temps qui engage des responsabilités à un niveau plus élevé ; il suppose une vocation des communautés, des ethnies, des groupes locaux, des États, des cantons, et puis en même temps leur fonction collective. Donc nous avons exactement ◀le▶ même type ◀de▶ paradoxe, ◀d’▶union ◀de▶ deux choses que ◀la▶ logique juge incompatibles. Il y a donc une espèce ◀de▶ rencontre, ◀de▶ convenance essentielle, entre personne et fédéralisme ; il semble que ◀la▶ définition ◀de▶ ◀l’▶homme comme personne soit précisément ◀la▶ définition ◀de▶ ◀l’▶homme qu’il faut à un système fédéraliste.
7 novembre 1969
Quand ◀l’▶homme s’est mis à calculer, à prévoir, à avoir sa politique à lui, est née ◀l’▶idée ◀de▶ recherche à tout prix et ◀de▶ progrès. Voilà qui distingue complètement, dès ◀les▶ origines ◀de▶ notre culture, ◀l’▶Occident ◀de▶ ◀l’▶Orient.
◀L’▶esprit oriental est, avant tout, un esprit qui accepte ◀les▶ commandements des dieux, des lois cosmiques, qui cherche simplement à s’inscrire dans ◀l’▶ordre ◀de▶ ces lois, et qui n’imagine pas qu’on puisse s’opposer à un ordre prescrit ◀de▶ toute éternité : il faut s’incliner sans discussion devant ◀les▶ commandements divins.
Avec ◀la▶ Grèce, on voit se manifester quelque chose ◀de▶ tout à fait nouveau. ◀La▶ révolution grecque consiste, au début, à mettre à ◀la▶ place des mages, des prêtres ◀de▶ Sumer, ◀de▶ ◀l’▶Égypte et ◀de▶ toutes ◀les▶ civilisations asiatiques, une espèce ◀d’▶homme nouvelle qu’on appellera plus tard ◀le▶ savant, qu’on appelait en Grèce ◀le▶ philosophe.
2. ◀La▶ naissance ◀de▶ ◀l’▶individu
14 novembre 1969
On peut dire que « conscience » et « individu » sont presque des synonymes, et que leur condition commune est précisément ce passage du sacré au profane, qu’on appelle « sécularisation » : apprendre à juger des choses en soi et non pas selon ce que ◀la▶ tradition religieuse voulait qu’on en pense. C’est dans ce passage qu’est né ◀l’▶individu au sens occidental du terme.
21 novembre 1969
Imaginons qu’un membre ◀d’▶une tribu se mette à raisonner : il se met à douter, il se demande s’il n’y a pas ◀de▶ possibilité que ◀les▶ choses soient autrement, il ne comprend plus ce qu’on lui a toujours dit. Il réfléchit, puis bientôt agit pour son compte. Du simple fait qu’il réfléchit pour lui-même, il devient un rebelle. Généralement, quand un homme réfléchit et se met à vouloir vivre pour lui-même, c’est une façon ◀d’▶échapper à ◀la▶ terreur primitive et sacrée. Il voudrait échapper aux liens du groupe, au principe ◀de▶ tyrannie qui est très fort dans ◀la▶ tribu. Mais il a aussitôt besoin ◀d’▶une nouvelle protection. Et voilà par quoi on rejoint ◀la▶ nécessité ◀de▶ ◀la▶ cité.
◀L’▶homme qui a fui sa tribu doit se regrouper avec d’autres, pour qu’il ait ◀le▶ courage ◀de▶ continuer à courir son aventure. ◀La▶ Grèce naît donc ◀de▶ cet arrachement au sacré sombre, elle se détache sur ce fond indistinct ◀de▶ tribus qui recouvraient toute ◀l’▶Asie, ◀le▶ Proche-Orient et une bonne partie ◀de▶ ce qui deviendra plus tard ◀l’▶Europe. ◀L’▶Europe — par ◀la▶ Grèce — sera la première à s’en détacher, après que ◀la▶ civilisation minoenne — ◀de▶ Crète — ait été transmise à Mycènes, dans ◀le▶ Péloponnèse.
◀Le▶ mythe ◀de▶ ◀l’▶enlèvement ◀d’▶Europe représente très exactement cette transmission des valeurs ◀de▶ ◀la▶ culture syrienne et égyptienne, qui se concrétise par ◀le▶ développement ◀de▶ ◀l’▶alphabet à Sidon et Tyr. Europe est enlevée à Tyr. Elle est emmenée en Crète, où se fait la première grande civilisation, à mi-chemin entre ◀l’▶Orient et ce qui sera ◀l’▶Occident. ◀De▶ Crète, ◀la▶ civilisation se transmet à Mycènes.
Sociologiquement, ce passage du Proche-Orient à ◀l’▶Occident est un passage du sacral primitif au légal, au régime des contrats librement consentis qui vont être ◀la▶ cité. Cela se passe souvent sous une forme violente, non seulement sous ◀la▶ forme psychologique du doute, ◀de▶ ◀la▶ réflexion, mais souvent sous ◀la▶ forme ◀d’▶un crime ou ◀d’▶un accident qui font qu’un homme est chassé ◀de▶ ◀la▶ tribu et devient une espèce ◀de▶ paria. Il se réunit alors avec d’autres pour former des sociétés qui, ensuite, s’agrègent à des familles dans des villages et forment les premières cités.
14 novembre 1969
◀L’▶invention majeure des Grecs est celle ◀de▶ ◀l’▶individu, qui va être ◀le▶ support des valeurs et en même temps ◀la▶ mesure ◀de▶ ces valeurs, comme si on ◀le▶ prenait comme unité ◀de▶ base des nouvelles communautés. Il sera, comme ◀le▶ dit Protagoras, considéré comme ◀la▶ mesure ◀de▶ toute chose, donc ◀la▶ base même ◀de▶ toutes ◀les▶ valeurs occidentales.
7 novembre 1969
Il semble que ◀le▶ mythe ◀de▶ Prométhée soit digne ◀d’▶être ◀le▶ grand mythe à ◀l’▶origine ◀de▶ ◀la▶ civilisation occidentale et européenne au sens étroit du terme, car Prométhée est ◀le▶ héros ◀de▶ ◀la▶ révolte : c’est ◀l’▶homme en révolte contre tous ◀les▶ tabous et tous ◀les▶ interdits qu’on attribuait aux dieux jaloux ◀de▶ leurs pouvoirs, qui symbolisaient ◀les▶ craintes ◀de▶ ◀l’▶humanité primitive devant ◀les▶ forces aveugles ◀de▶ ◀la▶ nature, qu’elle n’avait pas pu interpréter ni calculer. Prométhée, c’est ◀le▶ héros ◀de▶ ◀l’▶esprit ◀de▶ curiosité et ◀de▶ ◀l’▶esprit ◀d’▶aventure qui vont être si caractéristiques des débuts ◀de▶ ◀la▶ Grèce, que ◀l’▶on retrouve si bien décrits dans ◀les▶ œuvres ◀d’▶Homère, par exemple, avec surtout ◀les▶ aventures ◀d’▶Ulysse, héros ◀de▶ ◀la▶ curiosité : il préfère ◀l’▶enquête, ◀les▶ aventures ◀de▶ son voyage, au repos final et au bonheur dans Ithaque. Ulysse est le deuxième mythe ◀de▶ ◀la▶ tradition occidentale.
3. ◀L’▶apport chrétien
16 janvier 1969
◀La▶ théologie des conciles qui se sont passés pendant ◀les▶ ive , ve et vie siècles, a consisté à fixer ◀les▶ grandes catégories ◀de▶ ◀la▶ personne, ◀de▶ ◀la▶ communauté des personnes, ◀de▶ ◀l’▶universalité et ◀de▶ ◀la▶ diversité des fonctions. Et non seulement elle a défini ces grandes catégories, mais par rapport à elles se sont définies ◀les▶ principales hérésies, c’est-à-dire des interprétations différentes, des formes ◀de▶ pensée différentes, caractéristiques, et que nous allons retrouver désormais tout au long ◀de▶ ◀l’▶histoire sociale et politique ◀de▶ ◀l’▶Occident. Ainsi, ces grandes catégories sont définies théologiquement, mais plus tard, au Moyen Âge, par ◀le▶ détour ◀de▶ ◀la▶ philosophie scolastique, elles vont pénétrer ◀les▶ formes sociales, ◀le▶ rapport social entre ◀les▶ hommes.
11 février 1966
Dans ce que ◀l’▶on appelle ◀l’▶ère moderne, qui commence avec ◀la▶ Renaissance et qui va jusqu’au xixe ou xxe siècle, ◀les▶ diverses conceptions ◀de▶ ◀l’▶homme chrétien vont développer peu à peu leurs conséquences politiques ; ◀l’▶ère moderne sera de plus en plus ◀l’▶ère des idéologies politiques, et ces idéologies sont bien souvent des théologies laïcisées ; elles reproduisent ◀les▶ mêmes structures que ◀les▶ grands débats théologiques, mais dans d’autres termes.
11 février 1966
À partir de ◀l’▶édit ◀de▶ Milan en 313, ◀le▶ facteur spirituel est devenu décisif pour ◀la▶ société occidentale. Très concrètement, à partir de ce moment-là, ◀la▶ formule ◀de▶ ◀la▶ nouvelle communauté humaine va être donnée non plus par ◀les▶ cadres administratifs ou par ◀les▶ fonctions sociales, mais par une réalité ◀d’▶ordre religieux qui est ◀la▶ personne, ◀la▶ nouvelle définition ◀de▶ ◀l’▶homme, ◀de▶ ◀l’▶homme en relation.
C’est donc ici ce que j’appellerai ◀le▶ moment théologique dans ◀l’▶évolution occidentale, ◀le▶ moment ◀de▶ ◀l’▶histoire où réellement tout a dépendu ◀de▶ quelques définitions théologiques énoncées sous ◀la▶ forme ◀de▶ dogmes.
16 janvier 1969
Ces mises au point tout à fait cruciales, ces grandes définitions métaphysiques — et on pourrait dire symphoniques — du divin par ◀l’▶homme et ◀de▶ ◀l’▶homme par ◀le▶ divin, ce prodigieux remue-ménage ◀de▶ concepts qui s’est produit dans ◀l’▶Église pendant ses premiers siècles, tout cela va se révéler littéralement fondamental, fondateur pas seulement du point de vue religieux pour ◀le▶ salut des hommes, mais pour ◀la▶ conduite quotidienne, politique et civique ◀de▶ tous ◀les▶ Occidentaux, croyants ou non, pendant ◀les▶ deux millénaires qui suivent.