Politiquem
1. Définitions
15 novembre 1968
La▶ grande nouveauté, c’est que ◀la▶ politique est considérée par Rousseau comme ◀l’▶affaire ◀de▶ tous et ◀de▶ chacun, alors que chez ◀les▶ auteurs précédents, il s’agissait toujours ◀de▶ prendre ◀les▶ choses publiques par en haut, du point de vue du gouvernement, et non pas par en bas, du point de vue des citoyens en tant qu’ils participent réellement à ◀la▶ vie ◀de▶ ◀la▶ cité et en tant que ◀la▶ politique est soumise à une certaine morale civique et n’est pas seulement, comme chez Machiavel et jusqu’à Montesquieu, ◀l’▶art ◀de▶ gouverner.
19 juin 1969
◀La▶ personne, c’est ◀l’▶individu à la fois libre et responsable, librement engagé dans une communauté qui doit servir à ◀l’▶épanouissement des personnes, non pas à ◀la▶ puissance ◀de▶ ◀l’▶État-nation. Voilà ◀le▶ principe fondamental ◀de▶ toute théorie du fédéralisme. Il s’ensuit que ◀le▶ problème politique revient à imaginer, décrire, puis faire accepter des institutions correspondant aux exigences du développement ◀de▶ ◀la▶ personne.
29 octobre 1971
◀La▶ politique, c’est ◀la▶ prévision des moyens en fonction des fins souhaitées, c’est traduire ◀les▶ finalités ◀d’▶une société en mesures politiques bien calculées. Si ◀l’▶on ignore ◀les▶ finalités, ou si ◀l’▶on n’ose plus ◀les▶ avouer et ◀les▶ enseigner dans ◀les▶ écoles, on se trouve hors ◀d’▶état ◀d’▶établir une politique, des plans ◀d’▶avenir, un système ◀de▶ prévision, une prospective. On se met hors ◀d’▶état ◀de▶ gouverner, puisque « gouverner c’est prévoir ».
12 novembre 1971
◀Les▶ grands problèmes écologiques posés à ◀la▶ société occidentale — et posés par son action — nous ramènent, ◀de▶ tous côtés, à des choix politiques au sens propre et originel du terme : à ◀la▶ nécessité ◀de▶ décider librement notre avenir commun dans ◀la▶ cité, ◀de▶ ◀le▶ prévoir en fonction de finalités déclarées, dont il s’agit maintenant ◀d’▶assumer ◀les▶ moyens.
21 janvier 1966
◀Les▶ deux termes, « politique » et « civique », sont absolument équivalents, l’un étant tiré ◀de▶ ◀la▶ racine grecque du mot qui désigne « ville », l’autre ◀de▶ ◀la▶ racine latine.
8 novembre 1968
◀La▶ définition ◀la▶ plus simple ◀de▶ ◀la▶ souveraineté chez Hobbes, c’est ◀l’▶usage par un seul homme ◀de▶ ◀la▶ force du Léviathan. ◀Le▶ roi, dit Hobbes, revêt ◀la▶ personne du Léviathan, et dès ce moment-là, il est souverain et tous ◀les▶ hommes deviennent ses sujets. Il ne s’agit donc pas pour eux ◀d’▶être des citoyens.
21 novembre 1969
Civisme et politique désignent ◀les▶ mêmes réalités, ◀les▶ termes sont tirés l’un du latin et l’autre du grec. « ◀L’▶homme est un animal politique », cela signifie qu’il est fait essentiellement pour vivre dans une cité. Pendant les premiers siècles classiques ◀de▶ ◀la▶ Grèce, c’est en effet ◀la▶ polis, ◀la▶ cité, qui détermine — qui délimite aussi — ◀les▶ libertés ◀d’▶un homme. Au début donc, ◀la▶ politique est simplement ◀l’▶art ◀d’▶aménager ◀les▶ rapports entre ◀les▶ hommes dans ◀la▶ cité.
2. Formes
3 décembre 1976
◀La▶ majesté des institutions, c’est un ◀de▶ ces termes qui reviendra très souvent, tout au long ◀de▶ ◀l’▶histoire politique ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀le▶ règne ◀de▶ ◀la▶ loi, rule of law, et ◀la▶ majesté, majestas, des institutions, qui ensuite est transférée à n’importe quelle administration ◀d’▶État, c’est-à-dire ◀l’▶ensemble des structures et des mécanismes, qui constituent ◀l’▶État, ou plus exactement ◀l’▶appareil ◀de▶ ◀l’▶État, donc ◀le▶ concret ◀de▶ ◀l’▶État. Quand on dit « ◀l’▶État », c’est encore un terme assez mythologique pourvu ◀d’▶une sorte ◀d’▶aura qu’il a prise avec ◀le▶ temps. Alors qu’en réalité, ◀l’▶État, c’est des gens, des fonctionnaires, il n’y a pas ◀de▶ mystère, ce sont des fonctionnaires qui sont désignés par ◀les▶ plus forts.
1er novembre 1968
Au xve siècle, ◀l’▶État n’est pas très développé, c’est un appareil rudimentaire, et froid. Tandis que ◀la▶ nation est un phénomène affectif, presque sentimental et mystique selon ◀les▶ cas, en attendant ◀de▶ devenir, avec ◀la▶ Révolution française, un phénomène idéologique et passionnel.
25 octobre 1968
◀Les▶ empires ont été au nombre ◀d’▶une quinzaine. On peut mettre au rang des empires, aujourd’hui, ◀l’▶URSS, qui répond exactement à ◀la▶ définition ◀d’▶un empire, dont ◀les▶ deux traits principaux sont : ◀la▶ pluralité des éléments constitutifs et ◀le▶ caractère ◀d’▶universalité.
11 novembre 1966
◀L’▶homme que nous connaissons en réalité en Occident est ordinairement un mélange impur, non seulement ◀de▶ revendication ◀de▶ libertés, ◀de▶ responsabilités individuelles, mais aussi ◀de▶ fuite devant ◀la▶ liberté, ◀la▶ vocation et ◀les▶ responsabilités. Cet homme est un peu libre, dans ◀la▶ mesure où il est un peu responsable. Cela donne des régimes qui sont un peu anarchiques dans certains domaines, et un peu tyranniques dans d’autres, ce qui est une assez bonne définition ◀de▶ nos démocraties ◀de▶ ◀l’▶Europe de l’Ouest, un mélange tolérable et variable ◀d’▶anarchie et ◀de▶ tyrannie.
10 juin 1966
◀La▶ volonté générale est interprétée par ◀les▶ jacobins uniquement dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶unanimité, ◀de▶ ◀l’▶unanimité exigée ◀de▶ tous ◀les▶ patriotes ; ◀les▶ sociétés partielles ou ◀les▶ sectes politiques sont impitoyablement liquidées et accusées ◀de▶ trahison ; ◀les▶ jacobins n’admettent absolument pas ◀le▶ droit à ◀la▶ variété, que Rousseau acceptait à condition que ce ne soit pas une variété fanatique qui veuille s’imposer aux autres.
15 novembre 1968
Il faut se demander si Rousseau a voulu qu’on tire ◀de▶ sa théorie ◀la▶ pratique qu’en ont tirée ◀les▶ jacobins. Est-ce qu’on peut considérer Rousseau à juste titre — comme ◀l’▶ont fait beaucoup ◀d’▶auteurs modernes — comme ◀le▶ véritable ancêtre ◀de▶ ◀l’▶État totalitaire ? Je réponds absolument non. Car Rousseau n’a pas cessé, dans tous ses ouvrages ◀de▶ doctrine politique, ◀de▶ mettre en garde précisément contre cette interprétation, et ◀de▶ rappeler que la première condition ◀d’▶application ◀de▶ ses théories, c’est ◀la▶ petitesse ◀d’▶un pays.
3. Idéologie et religion
8 novembre 1968
◀La▶ doctrine ◀de▶ ◀la▶ souveraineté est ce qui sépare ◀le▶ plus nettement deux groupes ◀de▶ pays européens : ◀les▶ pays du Centre et ◀de▶ ◀l’▶Est, et ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Ouest : des cités-États, des principautés, des royaumes et ◀le▶ Saint-Empire au centre et à ◀l’▶est, qui vivent sans doctrine politique bien définie ◀de▶ ◀la▶ souveraineté. ◀Le▶ type même ◀de▶ ◀l’▶écrivain politique qui y correspond est Machiavel, qui donne des descriptions des vertus et des vices qui contribuent au succès ◀d’▶un prince. Dans cette partie ◀de▶ ◀l’▶Europe, une sorte ◀d’▶empirisme dominera avec insistance. Tandis que dans ◀l’▶Europe de l’Ouest (France, Espagne, Grande-Bretagne), il fallait une théorie, puisqu’on voulait imposer ◀l’▶unification ◀de▶ réalités diverses par nature. Dans ces trois nations, on observera ◀le▶ même passage ◀de▶ « ◀l’▶anarchie féodale » à ◀l’▶absolutisme monarchique qui s’établit dès ◀le▶ xvie siècle et se renforce au xviie , surtout en France et en Espagne (beaucoup moins en Angleterre où certains organes, comme ◀le▶ parlement, faisaient échec à ◀l’▶extension du pouvoir royal).
16 janvier 1969
◀L’▶ère moderne a été de plus en plus ◀l’▶ère des idéologies politiques, et nous verrons que ces idéologies sont bien souvent des théologies laïcisées ; qu’elles reproduisent ◀les▶ mêmes structures que ◀les▶ grands débats théologiques, mais dans d’autres termes. Au xxe siècle, nous retrouverons des transpositions imprévues ◀de▶ ces catégories théologiques dans ◀les▶ catégories ◀de▶ base du fédéralisme.
2 février 1968
◀La▶ Révolution française marque un seuil dans ◀l’▶évolution ◀de▶ ◀la▶ nation, elle marque ce moment ◀de▶ crise où ◀le▶ sacré se déplace d’un seul coup, visiblement. Il n’est plus dans ◀l’▶Église, il est dans ◀la▶ nation. Il n’est plus dans ◀la▶ religion, il est dans ◀l’▶idéologie.
15 novembre 1968
Cette sorte ◀de▶ pulvérisation ◀de▶ ◀la▶ population française nommée nation ne comprend pas ◀l’▶unanimité des Français. Elle ne comprend, dans ◀l’▶esprit des jacobins, que ceux des Français qui sont conformes à ◀l’▶idéologie que ◀l’▶on veut faire aboutir.
Dès ◀le▶ début ◀de▶ ◀la▶ réunion des états généraux à Paris, ◀le▶ tiers état s’était proclamé Assemblée nationale — à ◀l’▶exclusion ◀de▶ ◀l’▶ordre ◀de▶ ◀la▶ noblesse et ◀de▶ ◀l’▶ordre du clergé. ◀Le▶ tiers état seul, dès ce moment-là, représentait ◀la▶ nation, ◀la▶ volonté générale. C’est dans ce sens qu’il pouvait être ◀l’▶État.
C’est à ce moment qu’on voit se préciser ◀la▶ définition ◀de▶ ◀la▶ nation non pas comme communauté naturelle, mais comme communauté idéologique.
13 novembre 1964
À ◀l’▶intérieur du pays, la première tâche du parti qui incarne ◀la▶ nation, ◀l’▶idée ◀de▶ nation, consiste à centraliser tous ◀les▶ éléments du pouvoir, à effacer ◀le▶ plus possible ◀les▶ groupes constitués qui sont des opposants possibles, avec qui on ne peut pas transiger, et à transformer ◀la▶ justice elle-même en instrument ◀de▶ ◀l’▶idéologie. ◀Le▶ tout au nom de cette espèce ◀de▶ religion laïque qu’est ◀la▶ nation. Ce parti au pouvoir confond dans une même répression, d’une part ◀la▶ réaction, ◀les▶ forces réactionnaires qui voudraient ◀le▶ renverser, et d’autre part ◀les▶ groupes locaux, ◀les▶ diversités locales, ou régionales, ou spirituelles, qui voudraient subsister et qui demanderaient des lois plus souples. Donc, son premier procédé pour ◀la▶ prise du pouvoir, c’est ◀l’▶uniformisation. Que personne ne diffère, car ceux qui diffèrent pourraient devenir ◀les▶ juges du nouveau pouvoir.
4. Liberté et puissance
5 novembre 1971
◀D’▶un coup, dans ◀le▶ monde occidental industrialisé (◀l’▶Europe, ◀les▶ États-Unis et ◀le▶ Canada, ◀l’▶URSS, ◀le▶ Japon), non seulement nous nous voyons assurés des moyens ◀de▶ résister aux menaces nationales, ◀de▶ dominer ◀les▶ pénuries et ◀de▶ nous libérer des contraintes extérieures, mais nous nous voyons dotés ◀de▶ moyens ◀de▶ produire cent et mille fois plus que nos pères, et en même temps ◀de▶ détruire ◀les▶ équilibres entre ◀les▶ processus physiques et chimiques du monde végétal et animal, entre ◀l’▶homme et son milieu, ◀de▶ polluer, ◀d’▶irradier, ◀de▶ brûler, ◀d’▶épuiser sans retour…
Alors, devant ◀l’▶évidence ◀de▶ ce double pouvoir, pour ◀le▶ meilleur et pour ◀le▶ pire, nous nous découvrons soudain obligés ◀de▶ choisir, c’est-à-dire nous nous voyons acculés à ◀la▶ nécessité ◀d’▶une politique.
Nous nous sommes libérés ◀de▶ ◀la▶ nature, mais nous sommes condamnés désormais à assumer, en toute conscience, nos responsabilités.
11 novembre 1966
Si on apporte un peu plus ◀d’▶exigence dans ◀la▶ recherche des buts réels que suit une politique, qui ne sont pas nécessairement, qui ne sont presque jamais ses buts déclarés facilement, alors il faut savoir ce qu’est une bonne politique ou une politique efficace, et cela se ramène à deux critères, deux grands critères qui me paraissent, après examen ◀de▶ tous ◀les▶ autres possibles et réduction ◀de▶ nombreuses autres possibilités, être simplement ◀la▶ puissance, ou bien ◀la▶ liberté. Ce sont au fond ◀les▶ deux passions fondamentales ◀de▶ ◀l’▶homme occidental. Il veut, ou bien être puissant, ou bien être libre ; quelquefois, il veut ◀les▶ deux choses à la fois, mais cela devient très difficile.
J’entends par puissance, ◀la▶ puissance collective, exercée par un monarque, par un État, par une nation, un dictateur ou un parti ; et par liberté, essentiellement ◀les▶ libertés individuelles, exercées par un citoyen ou un groupe ◀de▶ citoyens, une cité ; on peut aller jusqu’à parler ◀de▶ libertés exercées par une région ou par un groupe ◀de▶ régions ou ◀de▶ cités, dans ◀le▶ cas ◀d’▶une fédération.
4 mars 1977
Il faut bien s’entendre sur ◀le▶ sens ◀de▶ « politique » : si on désigne par politique, par activité politique ou pensée politique, ◀l’▶art ou ◀la▶ science ◀de▶ ◀l’▶aménagement des relations humaines dans ◀la▶ cité, conformément à une certaine idée ◀de▶ ◀la▶ vie humaine et ◀de▶ ◀la▶ destination ◀de▶ ◀l’▶homme, on voit qu’il y a eu, qu’il y a encore et probablement qu’il y aura toujours en Occident, deux grandes écoles politiques. Pour l’une que j’appelle ◀l’▶école unitaire, ◀l’▶idée dominante, ◀le▶ but dernier qui prime tout quand il y a à choisir, c’est ◀la▶ puissance collective, obtenue par ◀l’▶unité forcée et uniformisée ; pour l’autre que j’appelle fédéralisme, ◀la▶ vraie finalité ◀de▶ ◀la▶ société, c’est ◀l’▶homme, c’est ◀la▶ liberté des personnes, obtenue par ◀l’▶union (que j’oppose toujours à ◀l’▶unité) volontaire dans ◀le▶ respect des diversités. Or, on peut constater que toutes ◀les▶ expériences réalisées ◀de▶ fédération ont correspondu à une politique ◀de▶ liberté par ◀l’▶union, tandis que toutes ◀les▶ réalisations étatiques, nationales, royaumes nationaux, États-nations et États totalitaires, obéissent à une politique ◀de▶ puissance, par unification forcée, ce qu’on appelle depuis Hitler par « mise au pas ». Chacune ◀de▶ ces deux politiques ou ◀de▶ ces passions (on pourrait dire passions fondamentales) correspond à un certain nombre ◀de▶ traits ◀de▶ caractère, ◀de▶ formes ◀de▶ pensée, ◀de▶ structures mentales et sociales, qui se trouvent être à la fois ◀les▶ conditions ◀de▶ réalisation et ◀les▶ résultats ◀de▶ ◀l’▶application ◀de▶ cette politique, soit ◀de▶ puissance, soit ◀de▶ liberté. Par exemple, chez tous ◀les▶ penseurs ◀de▶ ◀la▶ tradition unitaire, on retrouvera exactement ◀les▶ mêmes principes : ◀l’▶exaltation ◀de▶ ◀l’▶unité obtenue par un pouvoir fort et uniformisant, donc centralisé, ◀la▶ réduction des diversités considérées comme des gênes, ◀l’▶exaltation ◀de▶ ◀la▶ grandeur, ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀la▶ souveraineté absolue ◀de▶ ◀l’▶État à l’intérieur de ses frontières, et enfin ◀le▶ culte (car c’est une véritable religion) du prestige national. En revanche, chez tous ◀les▶ penseurs ◀de▶ ◀la▶ tradition fédéraliste, on retrouvera ◀les▶ principes exactement inverses, c’est-à-dire ◀l’▶union obtenue par ◀l’▶association libre et jurée des diversités reconnues et admises comme valables en tant que diversités, ◀le▶ pouvoir non pas fort et centralisé, mais au contraire réparti aux différents niveaux communautaires, toujours en partant du bas vers ◀le▶ haut, selon ◀la▶ dimension des tâches qui correspondent aux dimensions des communautés qui peuvent s’en charger ; ◀l’▶autonomie des groupes fédérés, comme valeur fondamentale au lieu de ◀la▶ souveraineté absolue, ◀la▶ justice, ◀l’▶équité, au lieu de ◀la▶ grandeur du prince, ◀le▶ fait que ◀l’▶administration ou ◀l’▶État est au service des citoyens au lieu que ceux-ci soient au service ◀de▶ ◀l’▶État.
9 février 1968
◀La▶ puissance et ◀la▶ liberté sont évidemment antinomiques, mais n’en sont pas moins inséparables. Ce sont des maxima contradictoires dont ◀la▶ politique consiste à rechercher ◀l’▶optimum ◀de▶ combinaisons en tension. ◀La▶ recherche des conditions optimales entre des finalités antinomiques, voilà, à mon sens, ◀la▶ politique par excellence.
29 avril 1967
Il y a ainsi un certain nombre ◀de▶ familles ◀d’▶esprit qui sont réfractaires congénitalement à une bonne compréhension du fédéralisme. Ce sont ◀les▶ familles ◀d’▶esprit nationalistes, traditionalistes et communistes.
22 mai 1969
On peut dresser un tableau sur deux colonnes des penseurs politiques illustrant deux tendances antinomiques et contradictoires ◀de▶ ◀la▶ mentalité occidentale : celle qui privilégie ◀la▶ cité, ◀l’▶État, celle qui privilégie ◀l’▶homme, ◀le▶ citoyen ; celle qui vise d’abord ◀la▶ puissance, celle qui vise ◀la▶ liberté. Ce sont ◀les▶ formes ◀de▶ pensée unitaire et dialectique, insistant sur ◀l’▶unité ou sur ◀la▶ diversité.
Liberté | Puissance | |
Tension
Dialectique Diversité dans ◀l’▶union |
Réduction à ◀l’▶homogène
Statisme Rationalisme Unité des parties égalisées |
|
Contemporains : | ||
— ◀de▶ ◀la▶ fondation ◀de▶ ◀la▶ polis | Héraclite | Parménide |
— ◀de▶ ◀la▶ polis organisée | Aristote | Platon |
— du conflit empereur-pape | Dante | Gilles de Rome, Pierre Dubois |
— des débuts ◀de▶ ◀l’▶absolutisme du prince | Anabaptistes
Calvin |
Machiavel, Hobbes |
— ◀de▶ ◀l’▶absolutisme | Althusius | Bodin |
— ◀de▶ ◀la▶ centralisation monarchique puis révolutionnaire | Rousseau | jacobins, Cloots |
— des États-nations | Tocqueville
Proudhon Bakounine |
Marx |
— ◀de▶ ◀l’▶opposition fédéralisme / totalitarisme | Fédéralistes personnalistes, intégraux et européens | Totalitarismes ◀de▶ toutes couleurs |
5. Autorité et pouvoir
4 février 1966
Il faut toujours maintenir cette différence, cette distinction entre ◀l’▶autorité (force morale) et ◀le▶ pouvoir (force ◀de▶ police) sans oublier que, à certains moments, même ◀le▶ préfet ◀de▶ police, s’il perd ◀l’▶autorité, ou s’il cesse ◀d’▶être ◀le▶ délégué ◀de▶ ◀l’▶autorité, si ◀les▶ agents ne lui obéissent pas, lui ne peut rien faire ; c’est-à-dire que ◀le▶ pouvoir, finalement, dépend ◀de▶ ◀l’▶autorité ; un pouvoir sans autorité ne peut même plus s’exercer.
14 janvier 1977
Ce qui est au fond très beau dans ◀la▶ construction assez spontanée qu’est ◀le▶ Saint-Empire romain ◀de▶ nations germaniques, c’est que cela existe par ◀la▶ force du raisonnement, par ◀la▶ force du désir qu’ont ◀les▶ gens ◀d’▶un empire, par ◀la▶ force du mythe, mais pas autrement. On pourrait dire aussi que ◀l’▶empereur a ◀l’▶autorité, mais qu’il n’a pas ◀de▶ pouvoir et que beaucoup de gens qui sont ses vassaux tirent ◀de▶ lui ◀l’▶autorité nécessaire à ◀l’▶exercice ◀de▶ leur pouvoir. Car il faut bien se dire ◀les▶ deux choses : ◀l’▶autorité sans pouvoir ce n’est pas grand-chose, mais ◀le▶ pouvoir sans autorité, ce n’est rien du tout.
6. Totalitarisme
11 novembre 1966
◀L’▶idéal totalitaire semble avoir été plus près de se réaliser à certains moments, parce que c’est aussi beaucoup plus facile : il joue davantage sur ce qui est ◀le▶ plus bas, ◀le▶ plus lourd, ◀le▶ plus organisable mécaniquement, aussi ◀le▶ plus lâche dans ◀l’▶homme. Pourtant, malgré cela, ◀les▶ expériences totalitaires qui ont été faites en Europe ont été extrêmement courtes. Qu’on se rappelle ◀l’▶hitlérisme, ◀le▶ national-socialisme, qui était parti pour un règne ◀de▶ mille ans, comme ◀le▶ répétait toujours Hitler ; il s’est instauré en 1933 et a été définitivement renversé en 1945. Ce régime a donc duré douze ans et est un des plus courts ◀de▶ ◀l’▶histoire. ◀Le▶ régime fasciste italien a duré un peu plus longtemps : ◀de▶ 1922 à 1945, c’est-à-dire 23 ans. Quant au communisme russe, il est très difficile ◀de▶ dire sa durée, parce qu’il a tellement changé. Il s’est instauré en 1917 ; jusqu’au règne ◀de▶ Staline y compris, il a eu une première période où il devenait de plus en plus totalitaire — ce qu’il n’était pas au départ ; puis, il y a eu un changement, un reflux, un « dégel », un retour à certaines formes plus libérales. Ce régime dure depuis 49 ans, ce qui n’est pas très vieux ; ◀le▶ cinquantième anniversaire sera célébré ◀l’▶année prochaine et on ne saura pas si on célèbre ◀l’▶anniversaire ◀d’▶un même régime, ou s’il n’a pas changé subrepticement.
18 novembre 1966
Nous dirons qu’il y a une double descendance ◀de▶ ◀la▶ Révolution française : ◀d’▶un côté, on a ◀la▶ tradition jacobine qui, à beaucoup ◀d’▶égards, est ◀la▶ suite ◀de▶ ◀l’▶absolutisme centralisateur ; elle représente ◀la▶ même forme ◀d’▶esprit. Dans ◀le▶ courant du xixe siècle, ◀le▶ jacobinisme donnera ◀le▶ nationalisme — je parle naturellement ◀de▶ familles ◀d’▶esprit, ◀de▶ types ◀de▶ pensée — lequel nationalisme aboutira, au xxe siècle, au totalitarisme et au type humain qui y correspond, que ◀l’▶on appelait sous Hitler ◀le▶ soldat politique. ◀Le▶ soldat politique est en quelque sorte une persona romaine ; c’est un être qui, comme ◀le▶ soldat, est entièrement défini par sa tâche, dans une hiérarchie, dans une discipline ; il n’est que ce que ◀le▶ cadre veut qu’il soit : idéal.
L’autre descendance ◀de▶ ◀la▶ Révolution française est ◀la▶ « démocratie », ◀le▶ jacobinisme étant plutôt une forme ◀de▶ despotisme, ◀de▶ tyrannie, même s’il prend souvent ◀l’▶étiquette ◀de▶ démocratie. ◀La▶ démocratie est définie par ◀le▶ pluralisme des partis et leur lutte, ce qui permet ◀la▶ naissance ◀de▶ fédérations, ou ◀de▶ régimes tendant vers ◀le▶ fédéralisme — car pluralisme va, bien entendu, avec fédéralisme, de même que jacobinisme va avec militarisme et totalitarisme. ◀Le▶ type ◀d’▶homme qui correspond à ◀la▶ démocratie pluraliste et aux fédérations est ◀la▶ personne, au sens approfondi par toute ◀la▶ philosophie des mouvements personnalistes et ◀de▶ penseurs très différents, aussi différents que Maritain, du côté catholique, Berdiaev, du côté de ◀l’▶orthodoxie, des théologiens protestants comme Emil Brunner et beaucoup de théologiens complètement agnostiques, mais qui reprennent ces mêmes cadres ◀de▶ pensée pour ◀les▶ appliquer à ◀la▶ personne.
7. Utopie, langage, politique
10 février 1964
◀Le▶ politicien part ◀de▶ ◀l’▶idée que ◀la▶ politique est ◀l’▶art du possible. ◀L’▶utopiste, dans ◀le▶ meilleur sens du terme, part ◀de▶ ◀l’▶idée que ◀la▶ politique, c’est ◀l’▶art ◀de▶ rendre possible ce qui est nécessaire ; ◀les▶ plus grands sont ceux qui ont réussi à susciter ◀les▶ moyens pratiques ◀de▶ leur but idéal, ◀de▶ leur projection lointaine ◀d’▶un idéal cohérent.
29 octobre 1965
Toute parole met en marche quelque chose, parce qu’elle oriente ◀l’▶esprit, donc elle oriente ◀les▶ gestes, ◀les▶ actes ; et finalement, c’est elle qui définit une politique. Cela a toujours été ◀le▶ cas, mais je pense que dans ◀la▶ vie publique et politique ◀d’▶aujourd’hui, c’est plus vrai que jamais. ◀Le▶ rôle ◀de▶ ◀la▶ parole est infiniment plus grand au xxe siècle, et notamment dans la seconde partie du xxe siècle, qu’il ◀l’▶a jamais été dans ◀l’▶histoire auparavant.
Prenons ◀les▶ grands potentats mongols ou asiatiques, ou ◀les▶ grands potentats du Moyen Âge, on n’a pas ◀l’▶impression qu’ils faisaient ◀la▶ politique à coup de discours. Ils étaient des hommes ◀de▶ peu de mots, c’est souvent comme cela qu’on ◀les▶ décrit dans ◀les▶ épopées, des taciturnes, des gens qui faisaient un geste, qui indiquaient une direction, qui prenaient une décision, mais pas des hommes ◀de▶ discours, pas des hommes ◀de▶ doctrines et ◀d’▶idéologies qui n’existaient pas. Plus près de nous, si nous prenons un grand potentat comme Louis XIV, ce n’est certainement pas à coup de discours qu’il a gouverné ◀la▶ France ; je ne me rappelle pas un seul discours ◀de▶ Louis XIV, que ◀l’▶on cite, que ◀l’▶on fasse apprendre aux enfants des écoles en France ; ce que ◀l’▶on sait ◀de▶ Louis XIV et ◀de▶ son règne, ce sont ◀les▶ guerres qu’il a faites, ◀les▶ traités, ◀les▶ constructions, ◀les▶ jardins, Versailles, ◀les▶ palais : des gestes, des actes, mais pas du tout des discours.
29 octobre 1965
Si on examine ◀le▶ vocabulaire du débat européen ◀d’▶aujourd’hui, on s’aperçoit qu’on utilise à peu près au petit bonheur des termes comme fédération, confédération, union, unification, intégration, États-Unis, communauté, supranationalité, coopération, comme si ces termes étaient pratiquement équivalents, synonymes, comme s’il n’y avait pas à se mettre martel en tête pour savoir lequel on a décidé ◀d’▶employer aux dépens des autres. Il est extrêmement rare qu’un homme d’État se préoccupe ◀d’▶opposer nommément, expressément, deux étiquettes ◀de▶ ◀l’▶union, comme supranationalité et fédération ou simplement coopération. Qu’il ◀le▶ fasse ◀d’▶une manière exacte, c’est une autre question, mais en tout cas, il ◀le▶ fait, lui, il y pense au moins ; la plupart des autres n’y pensent pas du tout. Et alors, c’est une aimable anarchie sémantique qui domine ◀la▶ situation, et qui est au fond très grave. Car comment voulez-vous établir, adopter, discuter une politique ◀d’▶union, si vous n’êtes pas capable ◀de▶ lui donner un nom ; un nom qui ◀la▶ distingue d’autres politiques, qui précise du même coup ◀les▶ buts que ◀l’▶on veut atteindre ?
8. Fédéralisme
13 novembre 1964
Je verrais à droite une insistance sur ◀le▶ fédéralisme interne contre ◀l’▶État despotique, mais qui se combine très souvent avec ◀le▶ nationalisme à ◀l’▶extérieur ; illustration ◀de▶ cette combinaison : Charles Maurras et toutes ses théories politiques qui demandent un fédéralisme interne et qui s’opposent avec une farouche violence aux pays étrangers, à tout ◀le▶ reste, au nom d’un nationalisme qui est aussi fort que son fédéralisme interne. À gauche, on voit se développer ◀l’▶idée ◀d’▶un fédéralisme externe contre ◀la▶ souveraineté absolue des États, et on constate que cela se combine très bien avec une conception ◀de▶ ◀l’▶État unitaire, planifié, ◀de▶ ◀la▶ nation même jacobine. Exemple ◀de▶ cette combinaison qui répond point par point, mais qui est ◀l’▶inverse ◀de▶ ◀la▶ précédente : un homme comme Jean Monnet, qui est un socialiste planificateur, qui ne se préoccupe pas du tout ◀de▶ fédéralisme interne en France, mais qui se préoccupe fortement ◀de▶ lutter contre ◀le▶ nationalisme à ◀l’▶extérieur ; il veut donc une nation du type jacobin, dont il a hérité, mais il veut un fédéralisme international ; et ◀l’▶on sait que ces deux écoles vont jouer un rôle extrêmement important au xxe siècle.
26 novembre 1976
Si ◀les▶ Européens ratent leur fédération à cause de ◀la▶ résistance acharnée et ◀de▶ ◀l’▶idolâtrie des États-nations, on ne peut plus imaginer qu’une espèce ◀de▶ lente et inexorable colonisation économique par ◀l’▶Ouest et politico-militaire par ◀l’▶Est, qui sera ◀la▶ rançon fatale ◀de▶ nos attachements maniaques aux fictions ◀de▶ ◀l’▶indépendance nationale absolue, ◀de▶ ◀la▶ souveraineté nationale sans limites, fictions sacrées, qui peuvent encore paralyser tous ◀les▶ élans vers ◀le▶ fédéralisme, ◀la▶ fédération du continent, mais qui ne peuvent plus rien sauver.