Régionn
1. Définitions
24 février 1967
La▶ région n’est pas une province (au sens ancien). ◀La▶ région est définie par ◀la▶ densité ◀de▶ population, ◀l’▶accroissement ◀de▶ ◀la▶ production, ◀la▶ vie intellectuelle, ◀l’▶intensité du rayonnement. C’est un foyer, alors que ◀la▶ province était un territoire bien délimité, une unité administrative (disparue) définie par un cadre et des frontières (comme nos États-nations).
◀La▶ région est ◀la▶ vraie unité socioéconomique ◀de▶ ◀l’▶Europe ◀d’▶aujourd’hui ; on ◀l’▶étudie surtout sous ◀l’▶angle économique, mais on peut et on doit aller beaucoup plus loin. ◀La▶ région n’est pas seulement une réalité économique et même culturelle, elle peut devenir une réalité politique ◀de▶ base ◀de▶ ◀l’▶Europe ◀de▶ demain.
24 février 1967
◀Les▶ régions sont, en puissance, ◀les▶ vraies autonomies ◀de▶ ◀la▶ fin du xxe et du xxie siècle.
◀La▶ notion ◀d’▶auto-nomie a subi des modifications profondes au cours de ◀l’▶histoire européenne. ◀Les▶ cités grecques (◀les▶ polis) se nommaient auto-nomies (auto : soi ; nomos : loi ; se donner ses propres lois, se gouverner par soi-même). Mais elles ont dû se liguer en fédérations pour sauver partiellement cette autonomie. Au Moyen Âge, ◀la▶ cité, en tant que commune, est une auto-nomie. Mais ◀les▶ communes n’ont pu subsister autonomes que là où elles étaient liguées (◀la▶ Suisse). Au xixe siècle, ◀l’▶État-nation seul est autonome. (Dans ◀les▶ nations centralisées, ◀les▶ autonomies locales et régionales sont inexistantes : simple délégation ◀de▶ pouvoirs du centre.) Au xxe siècle, on s’aperçoit que ◀les▶ États-nations autonomes, « souverains », en abusent pour ◀les▶ guerres et ◀la▶ fermeture des frontières (autarcie). ◀Les▶ autonomies sont contraires au droit des gens. ◀La▶ nation est une unité trop dure pour ◀la▶ coopération et ◀les▶ échanges. Elle est trop grande pour permettre ◀la▶ participation civique (elle tue ◀le▶ civisme en vidant ◀les▶ communes et ◀les▶ provinces ◀de▶ leur vie propre, autonome). Elle est trop petite pour ◀les▶ tâches internationales.
Alors, où trouver des autonomies ◀d’▶un type nouveau, aptes à coopérer entre elles d’une part, aptes à permettre et animer ◀la▶ vie sociale et culturelle, donc ◀la▶ participation civique d’autre part ? ◀Les▶ régions vont être ces nouvelles unités ◀d’▶autonomie.
6 novembre 1970
◀La▶ participation réelle aux affaires publiques en tant que joueur, et non spectateur, n’étant possible et praticable en général que dans ◀le▶ cadre communal et régional, ◀l’▶avenir ◀de▶ ◀la▶ démocratie se confond avec celui des régions. Toute instruction civique digne du nom commencera donc par définir ◀les▶ conditions concrètes ◀d’▶exercice du civisme, ◀les▶ dimensions variées des tâches publiques et des communautés qui leur correspondent : commune et entreprise, région, groupe ◀de▶ régions (national ou sectoriel), fédération. Et, loin de se borner à décrire ◀les▶ institutions ◀de▶ ◀la▶ capitale, elle fera voir ◀les▶ problèmes concrets ◀de▶ ◀la▶ vie publique et ◀les▶ moyens ◀d’▶y participer à tous ◀les▶ étages décisionnels.
13 novembre 1970
Il est évident que si ◀l’▶on veut que ◀le▶ jeune citoyen s’intéresse aux affaires publiques, cela ne peut se faire qu’à travers sa région, ◀le▶ cadre national étant trop vaste. C’est une vérité que ◀les▶ Grecs connaissaient très bien, avec leurs cités. De même, au milieu du xixe siècle, Tocqueville écrit que ◀l’▶école ◀de▶ ◀la▶ liberté, c’est ◀la▶ commune. On a oublié tout cela jusque très récemment, quand on a redécouvert ◀la▶ réalité des régions, à force de centralisation devenue intolérable.
2. Région, État-nation, fédération
30 octobre 1970
Dans ◀le▶ sujet général de l’Europe des régions, je vois converger tous ◀les▶ thèmes que j’ai traités au cours de ces dernières années. Il est par exemple indispensable que j’aie traité ◀de▶ ◀la▶ genèse, ◀de▶ ◀l’▶essor et ◀de▶ ◀la▶ crise ◀de▶ ◀l’▶État-nation avant de traiter des régions, car ◀les▶ régions se définissent par rapport aux États-nations, et contre ◀les▶ États-nations. De même, ◀la▶ culture européenne, qui est faite ◀de▶ sources très différentes et ◀de▶ valeurs souvent très antinomiques — où, donc, ◀la▶ diversité joue un rôle considérable —, ne peut correspondre qu’à une seule forme politique bien définie : ◀le▶ fédéralisme, union dans ◀la▶ diversité, union pour sauvegarder ◀les▶ diversités des membres qui s’unissent.
◀Le▶ thème des projets ◀d’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe vient également converger avec tous ◀les▶ autres dans ◀le▶ traitement des régions, parce qu’on n’unira jamais ◀l’▶Europe sur ◀la▶ base des États-nations actuels qui sont ◀les▶ obstacles à toute union ; on unira ◀l’▶Europe sur ◀la▶ base des régions telles qu’elles sont en train de se constituer.
24 avril 1970
Il faut défaire et dépasser ◀l’▶État-nation. En instaurant ◀les▶ régions en deçà, et ◀la▶ fédération au-delà.
Il faut distribuer et répartir ◀l’▶État aux différents niveaux ◀de▶ décision où il peut servir une entité vivante, civique, économique ou culturelle, et être contrôlé par ◀l’▶usager, distribuer et répartir ◀l’▶État, ◀de▶ ◀la▶ commune et ◀de▶ ◀l’▶entreprise à ◀la▶ région et aux groupements ◀de▶ régions jusqu’au niveau européen ; là, des agences fédérales, du type ◀de▶ ◀la▶ Communauté ◀de▶ Bruxelles, seront chargées ◀de▶ ◀la▶ concertation des grandes tâches ◀d’▶intérêt public, tâches politiques au sens originel du mot : ◀l’▶économie, ◀l’▶écologie et ◀l’▶habitat, ◀les▶ transports, ◀les▶ relations globales avec d’autres fédérations continentales.
Voilà donc ◀le▶ modèle fédéraliste ◀de▶ ◀la▶ Cité européenne : ◀la▶ complexité des régions rendra justice à ses fécondes diversités, et ◀l’▶ampleur ◀de▶ ◀la▶ fédération exprimera ◀l’▶unité millénaire ◀de▶ sa culture.
27 juin 1969
Pour prévenir des malentendus fréquents, je voudrais encore ajouter qu’il ne faut pas imaginer ◀les▶ régions comme des États-nations miniatures. ◀Les▶ régions nouvelles seront distribuées ◀de▶ toutes sortes ◀de▶ manières, en toutes sortes ◀de▶ réseaux qui se recouvriront ◀de▶ différentes façons dans ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀l’▶Europe. Ce ne seront pas des mini-États-nations enfermant toutes sortes ◀de▶ réalités hétéroclites dans ◀les▶ mêmes frontières. Ce schéma paraît compliqué… En réalité, on peut aujourd’hui ◀l’▶envisager avec sang-froid, grâce à ◀l’▶invention des ordinateurs. Ce qui m’amène, pour définir ◀la▶ fédération possible ◀de▶ ◀l’▶Europe sur ◀la▶ base des régions, à reprendre ◀la▶ formule ◀de▶ Lénine, qui disait que ◀la▶ Russie soviétique, c’était ◀le▶ marxisme plus ◀l’▶électricité ; je dirais volontiers que ◀la▶ fédération future ◀de▶ ◀l’▶Europe, ce sera ◀le▶ fédéralisme plus ◀les▶ ordinateurs.
30 mai 1969
◀Les▶ réalités ethniques et linguistiques sont fluctuantes : il est absurde ◀de▶ vouloir ◀les▶ fixer par des frontières. De plus, il est rare que ces frontières correspondent à des réalités économiques, ce qui conduit à des conflits autour ◀d’▶une ville ou ◀d’▶une région pour des raisons économiques. C’est ainsi que, comme ◀le▶ dira plus tard Coudenhove-Kalergi, ◀les▶ « traités ◀de▶ banlieue » ont créé une bonne douzaine ◀d’▶Alsace-Lorraine en Europe.
On peut donc dire que ◀les▶ gens qui ont fait ◀les▶ « traités ◀de▶ banlieue » n’avaient pas su tirer ◀les▶ leçons ◀de▶ ◀la▶ guerre ◀de▶ 1914. Ils n’avaient pas du tout compris que ◀la▶ guerre ◀de▶ 1914 était ◀l’▶éclatement ◀de▶ ◀l’▶Europe des États-nations, éclatement logique résultant ◀d’▶une longue préparation. Ils n’ont pas vu que ◀le▶ véritable responsable ◀de▶ ◀la▶ guerre était ◀le▶ stato-nationalisme.
30 octobre 1970
Passer aux régions, ce serait passer des mythes ◀de▶ ◀la▶ souveraineté nationale absolue aux réalités que ◀les▶ régions peuvent épouser, étant plus petites, plus complexes et plus variées.
◀L’▶étude des régions en Europe et ◀de▶ toutes leurs formules variées — régions économiques, régions ethniques, régions socioculturelles, régions écologiques, qui n’ont aucune raison ◀d’▶avoir ◀la▶ même extension, toutes ces régions n’étant pas définies par leurs frontières, mais par leurs fonctions — me paraît propre à renouveler très profondément la plupart des disciplines traditionnelles, et cela aux trois degrés ◀de▶ ◀l’▶enseignement.
3. Fédération des régions
30 octobre 1970
Pour une quantité croissante ◀d’▶historiens, ◀de▶ sociologues, ◀d’▶économistes, et surtout ◀de▶ gens qui combinent ces différentes disciplines avec encore bien d’autres, ◀la▶ région est aujourd’hui ◀l’▶unité opérationnelle ◀de▶ base du fédéralisme européen, et à ce titre, elle va devenir ◀le▶ thème politique ◀le▶ plus important des années qui viennent.
6 novembre 1970
◀La▶ région, unité opérationnelle du fédéralisme européen, sera sans doute ◀le▶ thème politique ◀le▶ plus important des prochaines décennies. Mais, en même temps, ◀les▶ études régionales paraissent propres à renouveler non seulement ◀la▶ méthode, mais ◀les▶ conditions concrètes ◀d’▶un grand nombre ◀d’▶activités culturelles en Europe.
En effet, ◀les▶ maladies et dysfonctions ◀de▶ ◀la▶ culture européenne au xxe siècle ont presque toutes pour origine ◀les▶ impératifs du stato-nationalisme tel qu’il s’est constitué ◀de▶ Napoléon à Hitler : régime anémiant des « cultures nationales », obstacles aux échanges ◀de▶ tous ordres, persécution des minorités et conformisme idéologique imposé par ◀l’▶enseignement étatique, budgets culturels dérisoires et mainmise des fonctionnaires sur ◀l’▶université.
Or, un fédéralisme fondé sur ◀les▶ régions paraît propre à fournir ◀la▶ seule alternative, terme à terme, au stato-nationalisme fauteur ◀de▶ cloisonnements moraux ou douaniers qui ne protègent que ◀la▶ médiocrité. Contrairement aux divisions nationales, ◀les▶ régions naissent des vraies diversités et ◀les▶ favorisent. Au-delà des systèmes hypocrites et inefficaces ◀d’▶alliances entre États-nations souverains qui n’admettent aucun droit supérieur à ce qu’ils décrètent leur intérêt, ◀la▶ fédération représente ◀le▶ principe ◀de▶ ◀la▶ vraie communauté, libre association conclue au nom d’un idéal commun qui ◀la▶ garantit, en vue de sauvegarder ◀les▶ autonomies particulières.
30 octobre 1970
◀L’▶université n’est qu’une des malades ◀de▶ ◀la▶ société européenne du xxe siècle. Ces maladies se rapportent toutes au découpage arbitraire et artificiel ◀de▶ ◀l’▶ensemble européen en États-nations : obstacles aux échanges ◀de▶ tous ordres causés par ◀les▶ frontières, par ◀les▶ visas, par ◀les▶ quotas, par ◀les▶ impôts ; persécution des minorités culturelles ; conformisme idéologique imposé par ◀le▶ moyen ◀de▶ ◀l’▶école primaire, ◀de▶ ◀l’▶école secondaire, mais très souvent aussi des universités ; budgets culturels absolument dérisoires, dans ◀la▶ mesure où ◀les▶ efforts se portent sur ◀le▶ PNB ou sur ◀les▶ dépenses militaires ; enfin, mainmise des fonctionnaires sur ◀l’▶université dans beaucoup de pays ◀d’▶Europe.
Un fédéralisme basé sur ◀les▶ régions paraît ◀de▶ nature à fournir ◀l’▶alternative à la plupart de ces maux nés du centralisme, du nationalisme ◀de▶ ◀la▶ culture. Une redistribution des richesses ◀de▶ ◀l’▶Europe autour de foyers, ◀de▶ métropoles rayonnantes, non plus séparées par des frontières, mais définies par leur force ◀de▶ rayonnement, paraît seule propre à surmonter tous ◀les▶ maux nés du cloisonnement arbitraire qui a fait tant de mal à nos échanges culturels. Toute culture est faite ◀d’▶échanges, et tout obstacle à ces échanges est un affaiblissement pour ◀la▶ culture. Donc, ◀la▶ diminution progressive ◀de▶ ◀l’▶emprise nationale sur ◀l’▶enseignement est ◀le▶ remède à proposer à la plupart de ces maux.
30 avril 1971
Sauf révolution à ◀la▶ disparition du général Franco — révolution qui replongerait ◀l’▶Espagne dans un chaos dont on ne peut pas savoir ce qui sortirait du point de vue des régions —, on peut prévoir une autonomie croissante des régions. Tout dépendra alors du gouvernement ◀de▶ Madrid : s’il favorise ◀l’▶autonomie des régions, on arrivera peut-être à cet équilibre fédéral que ◀l’▶Espagne a cherché depuis des siècles ; si cela ne se passe pas ◀de▶ cette manière raisonnable — ce serait une nouveauté complète dans ◀l’▶histoire espagnole que quelque chose s’y passe ◀de▶ manière raisonnable ! — il y aura des mouvements séparatistes de plus en plus prononcés en Catalogne et dans ◀le▶ Pays basque, avec dans ◀les▶ deux cas cet horizon européen qui est très nettement affirmé dans ◀les▶ manifestes régionalistes espagnols.
Quoi qu’il arrive, en Espagne comme dans d’autres pays ◀d’▶Europe, ◀le▶ problème régional va prendre de plus en plus ◀d’▶importance.