(1961) La Nouvelle Revue française, articles (1931–1961) « Éloge de l’imprudence, par Marcel Jouhandeau (septembre 1932) » pp. 442-444

Éloge de l’imprudence, par Marcel Jouhandeau (septembre 1932)g

Si dans tous les écrits de notre temps il est question de bien, de mal, de vice et de vertu, de péché même, parfois, quels sont les écrivains capables de déclarer leurs références, leurs poids et leurs mesures, enfin leur choix ? L’Occident cultive l’anarchie nominaliste la plus grave : il ne sait ou n’ose plus définir et assumer son bien ni son mal, — et sans cesse il en parle, car la Société vit sous le règne des jugements.

Mais d’autre part, peut-on parler réellement du mal, quand presque plus personne n’y croit avec sérieux, ni à l’enfer ? Quand personne ne déclare un Bien si haut qu’on se fasse tuer pour ce Bien ?

Ceci pour indiquer à la fois l’importance et les limites du petit livre si justement paradoxal de Jouhandeau, — de cette espèce de « dialectique » formelle du bien et du mal qu’il publie en marge de son œuvre romanesque.

Un Kierkegaard critique ses mesures morales, en donne la référence : ce Dieu terrible. Et sa vertu est choix. L’absolu d’un Nietzsche, c’est le Grand Midi ; et sa vertu : dépassement. Jouhandeau à son tour se place dans ces marches extrêmes du bien et du mal où l’apologie de l’un équivaut presque à celle de l’autre. C’est là qu’éclate la violence des contraires. Pour tous ceux qui ont l’audace de se maintenir dans une telle dialectique, il n’existe pas un choix préalable à la tentation, un choix universel et abstrait, mais des choix qui s’imposent avec une violence égale à celle de la tentation — c’est la même violence — dans chaque situation existentielle. En sorte qu’il n’est pas de préférence définitive, c’est-à-dire facile, accordée au Bien par exemple, mais que dans chaque instant de l’existence le mal et le bien conservent toutes leurs chances d’être préférés, et toutes leurs tentations. En sorte que l’apologie de l’un évoque la grandeur de l’autre, et peut-être le secret désir de l’éveiller à la conscience.

Le but de ce débat, celui de Kierkegaard, celui de Nietzsche, celui présentement de Jouhandeau, c’est de transcender la morale et ses canons donnés d’avance. L’audace du « choix » ou du « dépassement », cette vertu qui « supprime la morale », Jouhandeau l’appelle imprudence ou générosité. Et ces mots ne désignent pas autre chose qu’une intensité ou une pureté toujours plus folle dans le bien comme dans le mal. « Je mettrais volontiers dans le même sac honnêtes et malhonnêtes gens, mais non pas le généreux avec le pleutre, une âme triste avec une âme joyeuse. » Voilà bien le leitmotiv de l’œuvre entière de Jouhandeau. Et soudain il nous apparaît que cette œuvre est une illustration, non dépourvue de complaisance, du « pecca fortiter » de Luther.

Pour qui n’aurait pas lu d’autres ouvrages de Jouhandeau, les aphorismes qui composent l’Éloge de l’imprudence paraîtront plus abstraits qu’ils ne le méritent. C’est qu’ils supposent l’existence d’un bien et d’un mal concrets dont les Binche ou M. Godeau ou plus récemment les héros de l’Amateur d’imprudence incarnèrent ailleurs toutes les complexités. Il s’agit, on le sait, du bien et du mal selon l’Église.

Mais l’émouvante et ironique dialectique de Jouhandeau est-elle très catholique, ou même très chrétienne ? La dialectique paulinienne postule que bien et mal appartiennent au règne de la loi (de la morale). Et c’est la foi qui en libère, non pas cette « générosité » malgré tout équivoque. La foi révèle une réalité essentiellement différente et qui enveloppe tout ensemble les catégories du bien et du mal : le péché. Le contraire d’un péché, c’est-à-dire ce qui le supprime, ce n’est pas une vertu, mais le pardon. La vertu comme le vice naît de la loi et s’y réfère. Mais le péché naît où meurt la foi, et meurt là où vit la foi. Au bien vulgaire des moralistes, Jouhandeau oppose le mal ; à celui-ci le Bien ; d’où naissent le désir et la nécessité du Mal absolu ; sur quoi il reste béant. Mais la réalité de la foi est inverse. Elle fait voir le mal comme donnée immédiate ; puis le bien ; puis le péché et le pardon. Et la grâce est déjà dans l’œil qui sait voir le péché au sein du mal et du bien à la fois. « Mal » ou « péché » — le débat se ramène sur cette page, à une question de vocabulaire. Une simple question de vocabulaire comme on dit, — lorsqu’on se soucie peu de savoir ce qu’on dit.