(1962) Esprit, articles (1932–1962) « Paul Éluard, L’Évidence poétique (juin 1937) » pp. 480-481

Paul Éluard, L’Évidence poétique (juin 1937)ai

Les surréalistes ont un sens typographique étonnant : pas une de leurs publications que ne marque une invention heureuse et une audace très raisonnable. Ils restaurent depuis quelques années le tract, le libellé, la brochure impondérable, le papillon rose. J’ai toujours pensé que c’étaient là les armes de l’esprit contre le commerce. Deux-mille pages ou un feuillet, mais non pas cet « in-16 » standard.

Le feuillet qui nous apporte la conférence d’Éluard à Londres, sur la poésie surréaliste, résume tout le vrai et tout le faux de ce mouvement. Thème, repris de Lautréamont : « La poésie doit être faite par tous. Non par un. » On a mis le poète sur un sommet. Mais voici : « Au sommet de tout, comme ailleurs, plus qu’ailleurs peut-être, pour celui qui voit, le malheur défait et refait sans cesse un monde banal, vulgaire, insupportable, impossible. » La poésie est chose commune, communautaire. (Éluard dit d’ailleurs : égalitaire, — d’une manière incompréhensible.) La poésie « s’applique… à refuser de servir un ordre qui n’est pas le sien ». C’est donc qu’elle veut instaurer un ordre plus grand et pur. « Toutes les tours d’ivoire seront démolies, toutes les paroles seront sacrées et l’homme, s’étant enfin accordé à la réalité qui est sienne, n’aura plus qu’à fermer les yeux pour que s’ouvrent les portes du merveilleux. » Phrase étonnante à la fois par la grandeur de l’espérance qu’elle proclame et par la confusion de sa proclamation. Que « toutes les paroles soient sacrées », c’est la volonté proprement eschatologique des poètes chrétiens et des romantiques allemands, c’est la volonté de réintégration générale de la création dans son état d’innocence et de grâce, et il n’y aurait pas de poésie — ni de prière — s’il n’y avait pas, consciente ou non, cette espérance ou cette « attente ardente de la créature », comme dit saint Paul. Mais alors, pourquoi fermer les yeux ? (Non pour prier, mais pour rêver…) Pourquoi retomber dans le poncif onirique 1925 ? Ce n’était pas la peine de lire Feuerbach, cité à la page suivante.

Voilà qui est antimarxiste d’une manière plus valable : « C’est l’espoir ou le désespoir qui déterminera pour le rêveur éveillé — pour le poète — l’action de son imagination. Qu’il formule cet espoir ou ce désespoir et ses rapports avec le monde changeront immédiatement. » Ou encore : « Le poète est celui qui inspire bien plus que celui qui est inspiré. » Mais peu après l’on dénonce les « ignobles appétits » des exploiteurs des hommes, tout en louant Sade d’avoir voulu « redonner à l’homme civilisé la force de ses instincts primitifs ». Comme si l’instinct primitif ne poussait pas l’homme à exploiter son semblable, pour peu qu’il en ait la force ! Comme si la civilisation, au vrai sens, ne consistait pas justement à réfréner ou à détourner cet instinct d’exploitation vers d’autres objets, artificiels, créés ! (arts, techniques, mystique).

Éluard parle, comme nous, de « construire un monde à la taille de l’homme » et de « mettre l’homme debout », — mais il précise : « à la taille immense de l’homme ». Immense par rapport à quoi ? Il veut combattre les « idées de propriété, de famille, de religion, de patrie ». Les idées de qui ? Si ce sont celles que les bourgeois et les staliniens se font de ces réalités, nous combattrons ensemble. Mais avec cela nous n’aurons pas liquidé la religion et la patrie, nous n’aurons liquidé que leur « ignoble » exploitation, nous les sauverons ! (De nous-mêmes s’il le faut.)

Et enfin : « Voici que les poètes sont des hommes parmi les hommes, voici qu’ils ont des frères. » Et voici qu’Éluard paraît délivré de l’esthétisme aristocratique des débuts du surréalisme. Mais que penser alors de cette conclusion : « Ils (les poètes) ont leur conscience pour eux. » C’est la maxime de l’individualisme rationalo-bourgeois. Voir Léon Bloy (Exégèse des lieux communs). Je pense que la pureté dont parlent les surréalistes devrait impliquer la rigueur. Et une exigence d’« évidence ».