(1968) Preuves, articles (1951–1968) « Pour Berlin (septembre 1961) » p. 56

Pour Berlin (septembre 1961)az

Le monde entier se demande pourquoi M. Khrouchtchev estime urgent de signer un traité de paix avec le régime de Pankow, qui n’a jamais été en guerre avec les Russes et qui n’existe que par eux.

Les motifs politiques qui animent M. Khrouchtchev doivent être à ses yeux bien puissants pour justifier le risque qu’il encourt en exigeant ce traité de paix, dont il voit comme chacun que la seule annonce rend la guerre atomique soudain possible. Nous ne discuterons pas ses raisons, ni celles que lui oppose l’Occident. Nous sommes en présence d’un fait qui dépasse les calculs politiques et met en jeu les droits de l’homme.

Le problème de Berlin se ramène à ceci qu’un régime qui se dit populaire veut empêcher son peuple de le fuir.

À travers Berlin, chaque jour et depuis une dizaine d’années, des centaines d’Allemands de l’Est passaient en République fédérale, manifestant ainsi leur libre choix au prix du sacrifice de tous leurs biens. Privés d’élections libres, ils votaient avec les pieds, selon la formule de Lénine. M. Khrouchtchev entend maintenant leur interdire cette dernière forme d’expression. Le traité de paix qu’il exige permettrait d’étouffer Berlin. Il est juste d’ajouter que Berlin recevrait le titre de « ville libre » en échange de sa liberté.

« Pourquoi tuer deux-cents-millions d’hommes pour deux millions de Berlinois ? » s’écriait récemment M. Khrouchtchev. Nous lui demandons en retour, avec tous ceux qui veulent la paix : « Pourquoi tuer deux-cents-millions d’hommes et détruire en passant l’Acropole, à seule fin d’empêcher que M. Walter Ulbricht continue à perdre chaque jour un millier de sujets qui ne l’aiment pas ? »

Nous demandons pour ces sujets le droit de redevenir des citoyens. Nous demandons que leur soient reconnus les droits que définit l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme proclamée par les Nations unies, dont l’URSS est membre : « Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien. »

Dans ses notes aux puissances occidentales, M. Khrouchtchev déclare que « le régime socioéconomique de tout État ne regarde que son peuple et personne d’autre ». Cette déclaration solennelle, tous les peuples du monde l’approuvent. Mais c’est parce que Moscou refuse aux Allemands de l’Est le droit élémentaire de choisir leur régime et d’aller vivre où ils le veulent, et comme ils veulent, qu’il y a un problème de Berlin et que la paix est ébranlée.

Nous demandons à M. Khrouchtchev d’appliquer les principes qu’il proclame, même quand le droit d’un peuple à disposer de lui-même le conduit à opter pour la démocratie. M. Khrouchtchev ne cesse de répéter que la marche fatale de l’Histoire mènera sans guerre au triomphe de Moscou, et que la seule comparaison de la puissance soviétique et de l’Occident « pourri » déterminera le choix des masses mondiales. Qu’il prouve donc qu’il y croit, et laisse Berlin tranquille ! Ces deux millions et demi d’hommes et de femmes sans armes ne menacent pas la paix du peuple russe.

Nous demandons à M. Khrouchtchev de ne pas pousser à bout les Allemands de l’Est en fermant la dernière issue qu’ils voient encore vers un avenir plus libre. Priver un peuple entier de tout espoir n’est pas « consolider la paix ».

Nous demandons à M. Khrouchtchev de ne pas déclencher le massacre universel pour sauver un régime décrié. Et nous lui proposons de faire confiance à l’Histoire, conformément à sa doctrine.

S’il déclarait demain que les Allemands de l’Est ont, eux aussi, le droit de s’autodéterminer, ces Allemands cesseraient aussitôt de fuir à l’Ouest et se mettraient au travail, dans l’espoir. Ceux qui retrouvent l’espoir ne veulent plus que la paix, et cette volonté populaire, mieux que tous les traités indispensables, garantirait l’évolution pacifique du peuple allemand, à laquelle ses voisins de l’Est sont vitalement intéressés. Ce serait la fin de la peur mutuelle qui nourrit la guerre froide, dans les deux camps, la fin de l’angoisse planétaire provoquée par la crise présente.

Mais s’il risque la guerre pour que Pankow maintienne son peuple prisonnier, il fournira l’aveu public que le sort des dictatures et de l’empire communiste ne tient qu’aux barbelés de la porte de Brandebourg, — au chantage qui fait leur seule force, au mépris de l’homme qu’ils symbolisent. C’est alors qu’il perdra la face devant l’Histoire.